Dragons
Avant de parcourir ce recueil superbe, deux remarques d’emblée. Il n’y a pas de nom d’anthologiste, donc personne ne sait qui a rassemblé ces dix-huit textes autour d’un seul thème. A lire la liste des auteurs, l’on s’aperçoit qu’ils sont tous Français et, sans doute pour la plupart, jeunes. J’avoue que bon nombre m’étaient même inconnus. Il est donc d’autant plus grave que nulle introduction ou préface ne les annonce. Ce n’est pas comme cela que l’on promeut de nouveaux talents. Une simple petite présentation en dix lignes eut suffi pour situer chacun. Cette absence est désolante et entache une parution dont, heureusement, la richesse de fond est remarquable, comme nous allons le voir.
Une fois n’est pas coutume, je vous conseillerais d’aborder ce fort volume par le texte placé en dernière place, Tératologie des confins de François Fierobe. La tératologie est l’étude des monstres. En treize pages, l’auteur dresse un catalogue des dragons hantant les confins de la Terre, de l’alérion à l’envergure immense au sciaphile dépourvu de queue. Tous, des plus grands aux minuscules, sont terrifiants, dangereux, souvent beaux aussi. Un bestiaire imaginaire digne de Jack Vance.
Après ce bref éblouissement, le lecteur est prêt à aborder les nouvelles proprement dites. Sept d’entre elles me paraissent briller au-dessus du lot, certaines touchant au chef-d’oeuvre. Ainsi Soldats de plomb, de Frédéric Jaccaud. Dans un style direct et évocateur fait de petites phrases courtes et percutantes, l’auteur nous décrit une guerre souterraine à laquelle le lecteur ne comprend rien. La narration passe du père au fils, et tous vivent dans la terreur d’un ’dragon’ qu’on ne verra jamais. Très fort. Les années d’orichalque d’Ugo Bellagamba, écrivain plus connu lui, est un exemple parfait d’une écriture de fantasy totalement accomplie. C’est histoire d’Ymirgal, qui devint ’yggdrakhsil’, celui qui vole à dos de dragon. Il relate à un petit garçon son apprentissage, ses premiers vols, ses quêtes, sa mission ultime enfin : trouver le dernier dragon, le Drakh-Machine, celui qui sauvera le monde. La fin, à la chute poétique, participe en plein de ce ’sense of wonder’ tant aimé des amateurs. Francis Berthelot n’est pas un inconnu non plus, loin de là. Il nous touche par le récit tout simple, Au seuil de Loïkermaa, d’un petit d’homme élevé par accident avec un petit dragon. L’avenir les éloignera mais ils ne s’oublieront jamais, pour mourir réunis. Fin triste, d’une infinie mélancolie, mais d’une grande beauté.
Changeons de genre avec Au plus haut des cieux de Robin Tecon, histoire bien enlevée d’un vieux dragon... chrétien obligé de faire le pitre à la cour d’un duc sanguinaire. Très amusant. Plus douloureux se révèlera le Draco Luna de David Camus, autre joyau d’écriture. Dans une ambiance orientale (nous sommes au temps des croisades, en 1185), Baudouin, roi de Jérusalem, est lépreux et rêve de draconoctes, les chasseurs de dragons d’antan. Victime d’un complot, il s’enfuit dans le désert avec quelques fidèles et découvrira Irem, la mythique Cité des Piliers. Texte magnifiquement évocateur et perle du recueil. Autre nouvelle historique, Quelques bêtes de feu et d’effroi de Philippe Guillaut, se situe à l’époque des Diadoques (les généraux héritiers d’Alexandre le Grand) et plus particulièrement celle d’Antigone le Borgne. Lequel diadoque exige la capture de dragons pour contrer les éléphants de son ennemi Seleucos. Il envoie un poète et un militaire à la recherche du monstre mythique. Dans un style plutôt sophistiqué, mais parfaitement adapté, Guillaut décrit la longue quête puis la découverte d’une vallée perdue où paissent de nombreux dragons, paisibles et pacifiques. Hélas, le militaire l’emportera...
Terminons cette liste des meilleurs récits par celui de Johan Heliot, L’huile et le feu. Un incendie criminel ravage Silena, village marécageux dans un Texas soumis à la terreur du KKK. Geoff, le sheriff, parviendra-t-il à démêler les magouilles de Charlie Ho, l’abject patron du bordel, et à démasquer le Grand Dragon ? Il sera aidé par Nuage Puant, indien au grand coeur. Et qui est donc vraiment la ravissante petite Zang-Zi ? Vous ne le saurez qu’à la fin de cette aventure, ami lecteur, rappelant un peu ce cher Bob Morane, dont Heliot est un fervent admirateur.
D’autres textes, bien sûr, sont intéressants, mais moins intégralement réussis que ceux que je viens d’évoquer. Celui, par exemple, de Thomas Day, La contrée du dragon, un peu vancien lui aussi, celui, curieux, de Jean-Claude Bologne, au titre prometteur : Le dragonneau anorexique, celui de Jérôme Noirez, D’un dragon l’autre évoquant Céline bien sûr, et l’exil du Maréchal Pétain à Sigmaringen en 1945, celui, très sensible, de Mélanie Fazi, Dragon caché, qui se penche sur un enfant-arbre, à mettre en relation avec Coeur de pierre de Virginie Bétruger, qui décrit la douloureuse métamorphose d’un enfant en dragon. C’est absolument fou de constater comment les auteurs d’aujourd’hui parviennent à renouveler un thème aussi ancien et usagé que celui du dragon ! La fantasy fait du dragon ce que le fantastique fait du vampire : un mythe éternel.
Dragons, anthologie, illustrations d’Alain Brion, 444 p., Calmann-Lévy