Autonome
Nous sommes dans un futur daté trop loin, 2144, parce que les changements techniques, scientifiques, politiques et sociologiques nécessaires au cadre ne demanderaient pas vraiment aussi longtemps et qu’il n’est fait aucune allusion au dérèglement climatique, pas même pour prétendre qu’il aurait été résolu. Mais ce n’est pas vraiment important.
Ce qui est beaucoup plus important, c’est la description du monde, proposée par petites touches et, éventuellement, des flashbacks. Politiquement, le monde se partage en un petit nombre d’entités politiques continentales, la Zone de Libre Échange couvrant l’Amérique (sans qu’il soit dit si ce n’est que celle du Nord), la Fédération Africaine, l’Eurozone, l’Union Asiatique,... et le pouvoir réel est détenu par les grandes sociétés, en particulier les sociétés de médicaments brevetés qui se vendent très cher à la faible partie de la population qui peut les acheter, le reste de la population mondiale ne survivant que grâce aux copies piratées. L’héroïne, Jack Chen, autrefois chercheuse en biologie, est une de ces pirates. Alors qu’elle vient de diffuser la copie d’un de ces médicaments brevetés, le Zacuity, supposé augmenter l’attention au travail des employés, elle découvre que le dit médicament est en fait une drogue terriblement addictive et mortelle et veut en dénoncer le producteur, la très puissante société Zaxy, qui a lancé ses policiers, l’IPC, à sa poursuite.
S’entremêlent à ce combat les problèmes des différents robots, esclaves de leurs propriétaires, et des esclaves humains, car l’esclavage des employés, sur le modèle de celui des robots, a remplacé une grande partie du salariat. Comme l’indique le titre, la recherche de la liberté, appelée autonomie, par robots et esclaves humains est le thème principal du livre et le roman alterne donc les chapitres sur Jack et les deux esclaves, l’un humain, Troized, l’autre robote chercheuse, Medea dite Med, et ceux sur le robot (ou la robote ? Paladin a été créé autour du cerveau d’une soldate morte) que l’IPC a lancé à la recherche de Jack.
La découverte progressive de cette dystopie et les luttes de certains pour s’en libérer est l’intérêt majeur de ce livre. Mais il y a deux luttes, celle de Jack contre Big Pharma et celle, répétée trois fois, individuelle, des trois esclaves (les robots Paladin et Medea et l’esclave humain Troiszed) pour atteindre à la libération, appelée autonomie.
J’ai personnellement été dérangé par le premier degré des réflexions des différents personnages, joueurs d’une partie d’échecs qui, à aucun moment, ne projettent leur réflexion au-delà de l’analyse de la situation présente. Aucune tentative de préparer la riposte de l’adversaire, ni chez l’héroïne, ni chez les policiers de l’IPC, un humain et un robot à cerveau humain, Paladin, qui la traquent ; l’un et l’autre ne considèrent que l’état présent de la situation, ne tendent pas de piège à leurs adversaires. Et surtout pas la moindre allusion au piège qu’aurait dû préparer Zaxy dès le départ : faire copier par les pirates un faux médicament empoisonné tout en vendant un médicament non addictif, non mortel, ce qui leur aurait permis de dénoncer les pirates comme terroristes assassins. Dès le chapitre 3 – celui où Jack découvre le caractère mortel de l’échantillon qu’elle a copié – , je me suis dit que le roman aurait dû proposer cette possibilité d’un piège dans lequel elle serait tombée et qui aboutirait à la destruction des résistances au pouvoir des sociétés. Parce que le lecteur sait déjà que Zaxy a lancé les policiers de l’IPC à sa poursuite, sait parfaitement que son échantillon de « bétatest » a été copié. Alors comment ne pas imaginer que cet échantillon était en fait un piège tendu aux pirates ? Comment accepter le fait que les personnages, l’héroïne et ses amis, mais aussi ses adversaires, ne raisonnent que de façon immédiate, ne traitent que les réalités présentes et passées, pas les prévisions et tactiques sur l’avenir ? Ce défaut m’a d’autant plus irrité que je viens de le rencontrer dans plusieurs romans, tous apparemment des premières œuvres. Mais dans un titre déjà présenté comme un Hugo potentiel, il ne me serait pas supportable si le sujet du livre était la lutte de Jack.
Mais ce n’est pas le cas, comme nous le rappelle le titre. Derrière cette histoire de thriller dystopique, il y a les évolutions et les recherches d’autonomie des trois esclaves, qui sont en fin de compte les vrais héros du roman. Et dont l’évolution psychologique est, finalement, plus documentée que celle de Jack, malgré les flash-backs qui ne concernent qu’elle.
Alors ne nous laissons pas abuser par le trompe-l’œil qu’est l’aventure de Jack. Pas tout à fait un simple trompe-l’œil puisque c’est grâce à cette aventure que nos trois héros vont atteindre, chacun de son côté, l’autonomie. Sans doute même en soignant le thriller, Annalee Newitz aurait-elle pu insister sur ses vrais héros, mais leur importance serait moins visible. C’est en regardant bien Troized, Medéa et, surtout, Paladin, qu’il faut relire le roman...
Autonome d’Annalee Newitz. Traduit par Gilles Goullet, Denoël, Lunes d’encre, 2018, 325 p., couverture dAurélien Police, 21€, ISBN 978-2-207-14078-9