Tout sur le zéro
Le dernier roman de Pierre Bordage, Tout sur le zéro, publié par les éditions Au Diable Vauvert, représente une rupture assez radicale avec ce qu’il avait écrit auparavant, tant sur le fond que sur la forme. A priori, cette histoire avait tout pour me rebuter : succession de monologues intérieurs (mais sans être vraiment une polyphonie, avec l’entremêlement des pensées des protagonistes), technique d’écriture particulière (une phrase par chapitre), sujet traité (les affres des joueurs de roulette, les pauvres chéris). Moi qui adore les épopées portées par un vent puissant philosophique et mystique (genre dans lequel Pierre Bordage excelle), rédigées dans un style classique, je risquais d’être déçu.
Et pourtant… Voilà une démonstration que si le talent d’un acteur est de pouvoir tout jouer, le talent d’un écrivain est de pouvoir tout écrire. Pierre Bordage avait démontré qu’il pouvait tout écrire dans le domaine de la littérature de l’Imaginaire. Manifestement, il peut tout écrire, point. Dommage que le plafond de verre tendu au-dessus de ceux qui sont marqués du sceau « écrivains SF » l’empêche de recevoir une considération à la hauteur de ses mérites.
La citation de Nietzsche qui figure dans un des chapitres éclaire le propos du roman : « Le mental vit, je meurs, le mental meurt, je vis ». L’histoire nous incite à réfléchir sur le couple mental-âme. Ceux qui s’intéressent au sujet savent que le lâcher-prise est l’objectif de toute personne qui veut cheminer sur le chemin de l’accomplissement. Lâcher prise, c’est se libérer du carcan du mental, permettre à l’âme de s’envoler vers des sommets. Sauf qu’un carcan peut aussi être quelque chose qui vous tient debout. Les personnages du roman ont tous accompli un lâcher-prise, pour diverses raisons, et leur âme, libérée du mental, au lieu de s’élever, plonge. Vers le gouffre, vers le néant, vers le zéro. Le titre est parfait.
La technique d’écriture, qui m’a un peu perturbé au début, colle parfaitement au sujet, à l’engloutissement des êtres par le truchement des billets insérés dans les machines des casinos. La perte de l’âme-sœur, la prise de conscience brutale de la vacuité de l’existence et même la misère matérielle (un SDF accro à la roulette !) conduisent les personnages de Pierre Bordage à s’extirper de la prison du mental, tels des insectes qui abandonnent leur statut de chrysalide pour déployer leurs ailes. Au lieu d’être libérés, ils foncent vers la première lumière qu’ils voient, le fanal trompeur des jeux d’argent, s’y brûlent, s’y consument, y reviennent encore et encore. Le mental, donc la raison, la logique, le poids de la réalité (comment dépenser ce qu’on ne possède pas ?) a été abandonné comme une dépouille inerte. Cette folie est disséquée avec maestria, jusque dans la jouissance qu’elle procure, au point que s’il est difficile de plaindre Paul, Blaise, Charlène et les autres, il est possible de parvenir, au fil des pages, à les envier.
En fin de compte, ce roman suscite l’admiration. Admiration pour un auteur capable de laisser de côté les recettes qui ont fait son succès pour se risquer sur des chemins qu’il n’avait jamais empruntés, avec, au bout du compte, une vraie réussite. Admiration pour un éditeur (on n’en parle pas souvent, mais les éditeurs font partie de l’aventure d’un livre) qui a joué le jeu (c’est le cas de dire). Pierre Bordage 2017 écrivant Tout sur le zéro me fait penser à Bob Dylan 1965 au festival Folk de Newport. Il faut avoir du culot pour jouer « Maggie’s farm » avec le groupe Electric Flag devant un parterre qui ne jure que par la guitare acoustique, et déclencher une nouvelle bataille d’Hernani. Il faut avoir du culot pour proposer à des lecteurs habitués à savourer de longues sagas de SF et de Fantasy un roman tel que Tout sur le zéro. Du culot, et du talent ; beaucoup de talent.
Jean-Christophe Chaumette
Tout sur le zéro par Pierre Bordage, Au diable vauvert
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