Fortunes de l’espace (les)

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On ne présente pas Norman Spinrad, dont l’œuvre parfois controversée aux États-Unis a été reçu en 2003 le prix Utopia de ce côté-ci de l’Atlantique. Il se trouve néanmoins que je n’avais encore rien lu de lui, et c’est donc avec beaucoup d’attente et d’impatience que je me suis plongée dans Les fortunes de l’espace.

En fait de roman, il y en a deux : La dernière croisière du Dragon Zéphyr, et L’enfant de la fortune. Chacun rapporte la « stria » de deux protagonistes sans que l’une recoupe forcément l’autre – en réalité, elles n’ont de commun que le fait de se dérouler dans le même univers, celui du Second Âge stellaire.

En ces temps fort éloignés dans l’avenir de l’Humanité, la technologie du « saut » a permis aux hommes d’essaimer vers les étoiles. Le « saut », sorte de bond dans l’hyperespace qui consiste en une translation instantanée d’un point à l’autre de l’univers, a été découvert grâce aux vestiges d’une civilisation alien désormais disparue. Où sont passés ces mystérieux prédécesseurs ? Nul ne le sait, hormis peut-être les Pilotes, ces femmes hâves et décharnées qui vivent enchaînées (psychologiquement parlant) à leur « circuit de saut », et grâce à l’orgasme transcendantal desquelles les vaisseaux cosmiques parviennent à traverser les parsecs en un clin d’œil. Leur regard, tourné vers cet au-delà, a abandonné depuis longtemps les plaisirs et les contingences humaines. Mais peut-être pas Dominique Alia Wu, la Pilote du Dragon Zéphyr. Cette femme hors du commun causera-t-elle la perte du capitaine et narrateur, Genro Kane Gupta ?

Cette première histoire nous fait découvrir les us et coutumes de la « culture flottante », cette société hautement privilégiée qui a développé, dans le luxe absolu des ponts réservés aux passagers d’honneur, une esthétique sophistiquée de l’existence. Au milieu des soies et des illusions, entre libertinage tantrique et vapeurs toxifiantes, le héros, pris dans le carcan de son rôle social, lutte avec l’énergie du désespoir contre la passion fatale qui le consume. Une tragédie classique, en somme, transposée dans un cadre interstellaire.

Malgré sa forme parfaitement aboutie, je dois avouer que je n’ai pas été vraiment séduite par cette première partie, et c’est un peu à reculons que je me suis engagée dans la lecture du deuxième (et plus long) roman, L’enfant de la fortune. Mais ce fut pour le meilleur, car cette fois la surprise fut complète, et le plaisir, total. « Magistral » est le mot qui m’est venu en refermant le livre, c’est pour dire !

Je ne saurais bien décrire ce roman (la deuxième histoire, donc) tant il est riche, foisonnant, complexe, à la fois drôle, burlesque et profond. J’ai ri, c’est certain, en bien des passages. Mais j’ai aussi été stupéfaite par la vision imaginée par l’auteur de ce que pourrait être l’humain, un jour, s’il arrivait à s’affranchir de bien des réflexes régressifs qui nous affligent aujourd’hui. Une utopie qui fait rêver…

L’enfant de la fortune est donc l’histoire du « Wanderjahr » de la narratrice, Wendi Shasta Leonardo (le « Wanderjahr » est une période de la vie, passée l’enfance, où les jeunes quittent le domicile familial en quête de leur identité). Avec elle, nous voyageons de la belle et tempérée planète Glade à la folle et extravagante Doku, puis jusqu’au fin fond des forêts psychédéliques du Bloomenwald sur Belshazaar. Ce parcours initiatique est bien entendu semé d’embûches plus rocambolesques les unes que les autres, mais c’est aussi le prétexte à bien des mises en abyme et à des considérations philosophiques qu’il serait impossible de résumer ici. Mais tout cela, si cela peut rassurer, est amené avec légèreté, sous les couleurs d’une imagination débordante, avec moult rebondissements, et la verve d’une héroïne qui ne manque pas d’autodérision.

Pour conclure, je suis tentée de citer ce petit passage qui m’a beaucoup réjouie :

Ça alors, m’exclamai-je, ébaubie ! Je ne me soupçonnais pas des profondeurs d’érudition pareilles ! Hélas, il doit être impossible, en ce Second Âge stellaire, de raconter une simple storia sans faire surgir involontairement tout un panthéon d’esprits cachés ! Comment vais-je faire pour devenir une maestria du Verbe, si chaque mot du lingo que j’emploie a un milliard de sens secrets ?

— Il vous faudra des années d’études diligentes, of course, me dit Dalata […].

—  Continuez d’étudier vos squelettes poussiéreux, si ça vous chante, lui dit Wendi. […] Mais ne prenez pas ces recherches trop au sérieux. Les mots nous servent à fabriquer une sorte de magie, et il ne convient pas que nous ayons le sentiment d’être liées à des contraintes d’exactitude trop rigoureuses si nous ne voulons pas risquer la constipation créative !

Sur ces sages et malicieuses paroles, je vous laisse savourer par vous-mêmes la magie de ce space opera au verbe fécond.

 

Les fortunes de l’espace de Norman Spinrad, traduction de Jacques Guiod et Guy Abadia, Milady

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