Bêtes (Les)

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Si la grande majorité des romanciers, d’hier ou d’aujourd’hui, officie clairement sous l’influence d’Apolon, privilégiant les forces de l’ordre sur celles du chaos, ce n’est certainement pas le cas de Serge Brussolo. L’ensemble de son œuvre, on ne peut plus boulimique, est placée sous le signe de Dionysos, le Dieu de l’excès et de l’ivresse. Boursouflures, dérèglements, mutations et chaos l’emportent de loin sous sa plume sur toute espèce de contenance, de modération bienséante. La majorité des auteurs écrivent avec leur « moi », voire avec leur « surmoi ». Brussolo, pour sa part - à l’instar d’un Clive Barker par exemple - s’abandonne franchement à son « ça ».

« Les Bêtes » ne fait pas exception à la règle. Voici de nouveau une histoire de retour du refoulé telle qu’il les affectionne. Mais il ne s’agit pas ici d’un refoulé individuel. C’est du refoulé d’une société aseptisée à l’extrême, rétive à tout contact avec sa part animale, associée à de la souillure, qu’il s’agit ici.

Dans cet univers, qui pourrait être notre futur proche, une vaste chasse hygiéniste aux sorcières a été lancée afin de débarrasser le monde de la « pollution » animale. L’obsession de la propreté - pour ne pas dire de la pureté - qui se manifestait déjà dans la répulsion ressentie par les humains envers leurs propres attributs bestiaux (poils, odeurs corporelles) s’est étendue à l’ensemble du règne animal. L’extermination systématique de ce dernier (le « Grand Nettoyage ») est alors devenue l’obsession d’une génération complète, qui s’abandonne corps et âme aux relents nauséabonds du « spécisme » le plus sanguinaire. Sus aux pigeons, aux chats de gouttière et autres sacs à puces ! Vive le plastique et les cosmétiques expurgés de leurs ingrédients naturels. L’heure de la solution finale animale a sonné.

Peu après, une fois la vague de folie meurtrière retombée, les relations avec les membres des autres espèces vivantes se normalisent à nouveau. Cahin-caha. Sauf que les rares survivants n’ont conservé aucun trait bestial authentique, aucune agressivité, aucun instinct de prédateur. Ils se sont métamorphosés en véritables peluches vivantes, nettoyés de cette énergie vitale qui les caractérisait auparavant, apeurés au moindre geste vif esquissé par un humain. Emasculés.

C’est dans ce contexte qu’une « épidémie », à l’origine mystérieuse, frappe sournoisement la population. D’abord indécelable, car évolutive, elle se répand rapidement et fait craindre le pire aux autorités responsables. La réaction de ces dernières consiste à éliminer, purement et simplement, les individus porteurs du mal. A juguler le chaos à sa source, avant qu’il ne soit trop tard.

De quoi s’agit-il en vérité ? Quelle est cette étrange pandémie qui terrifie tant le pouvoir en place ?

Le dénommé Zigfeld Hortz l’expérimente dans sa chair même. Lui dont la mère a terminé ses jours dans un hôpital psychiatrique, l’esprit complètement ravagé par les slogans hygiénistes de la génération précédente, lui qui a participé, enfant, contre son gré, à la chasse aux volatiles posés sur les toits de la ville, se laisse un beau jour envoûter par une belle inconnue qui ne tarde pas à le mordre à la cuisse. Dès lors, sa vie bascule. Il se transforme progressivement, avec de longues périodes de rémission, en bête sauvage. Littéralement. Ses membres se remodèlent selon les schémas hérités du monde animal. Tantôt il devient taureau et encorne les voitures placées sur son chemin. Tantôt il se transforme en araignée, et ressent le besoin de tisser sa toile. Zigfeld, prédateur né, semble devoir incorporer l’ensemble du code génétique originaire de l’autre côté de la barrière des espèces. Il se métamorphose graduellement en « bête primordiale ».

Comment Zigfeld va-t-il parvenir à cacher ce secret qui peut lui coûter la vie ? Ses pulsions vont-elles le mener à dévorer d’autres individus ? Au premier chef duquel Marianne, sa compagne ? Pourra-t-il sauver ses compagnons d’infortune du sort terrible qu’on leur réserve ? Et ses plongées dans l’animalité ne vont-elles pas lui faire oublier, à terme, son identité première d’être humain ?


« Les Bêtes » répond à cette batterie de questions avec une imagination débordante, une profusion d’idées qui pourraient chacune constituer la base d’un nouveau livre. Ce roman n’est peut-être pas le meilleur de Brussolo, tant d’un point de vue stylistique que narratif, mais il condense en peu de pages quantité d’obsessions récurrentes de ce conteur hors-pair dont les visions dionysiaques n’ont de cesse de nous enchanter.

Les Bêtes, Serge Brussolo, 313 p., Editions Vauvenargues

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