Kafka sur le rivage
Haruki Murakami est le plus singulier des écrivains japonais. Essentiellement, parce qu’il est libre et épris de liberté. Il suffit pour le comprendre de considérer ses influences littéraires : Raymond Chandler, Kurt Vonnegut, Richard Brautigan, les auteurs les plus affranchis qui soient de toute la littérature américaine, des créateurs qui ont ouvert la voie à de nouveaux genres. Murakami révère ces auteurs, tout en leur reconnaissant une certaine facilité : ils ont développé leur style dans un espace culturel, les Etats-Unis, qui accepte les choix personnels, voire qui les promeut. Or, être libre au Japon est toujours une épreuve ; il faut en effet accepter de tenir un comportement individuel dans une société de masse, très codifiée et très autocontrôlée. Ceci explique donc la propension de Murakami à fuir son Japon natal, pour résider dans d’autres endroits, comme si le voyage lui permettait de dépasser ses propres bornes culturelles. Dépasser et non pas oublier, c’est-à-dire ouvrir une perspective différente sur le quotidien et le réel.
On parle beaucoup à propos de Murakami de surréalisme, mais il semble plutôt appartenir à la grande tribu universelle (et inclassable) des princes de l’imaginaire. Pour lui, le monde est fait d’improbable, et les écrivains sont ceux qui sont susceptibles d’organiser le sens de cette histoire ouverte. Cette conviction généreuse oublie le fait bien connu des lecteurs de Phenixweb de la grande médiocrité moyenne des ouvrages de science-fiction. Dans toute production en série, les faiseurs sont statistiquement plus nombreux que les inventeurs. Selon leurs possibilités, ils dévoilent un espace plus ou moins grand de la grande énigme. Ou bien, et c’est la majorité, ils suivent les modes et ressassent les clichés.
Heureusement, lorsque les auteurs sont doués du rare talent de conteur, alors les événements anodins deviennent sous leurs doigts agiles une tragi-comédie universelle.
Il en est ainsi de Kafka sur le rivage, réédité en format poche pour le plaisir économique des jeunes fans (au Japon, Murakami est l’équivalent, bien malgré lui d’ailleurs, d’une idole de la modernité). Ce livre fait partie des trouvailles exceptionnelles qui donnent tout leur sens à la quête inlassable des lecteurs. Il concrétise la rencontre d’une écriture du merveilleux, entre Marcel Aymé et Didier Van Cauwelaert, et d’un récit initiatique, profond, empli de poésie, comme un dessin animé du génial Miyasaki.
Kafka Tamura, dit également le corbeau (traduction littérale de Kafka en tchèque) prépare depuis son enfance son exil vers la vérité. Il veut retrouver la femme, sa mère, et la petite fille, sa sœur, qui ont disparu alors qu’il n’avait que quatre ans, et dont il ne reste que le souvenir flou d’une photo prise à la plage. Une plage oubliée, oui, mais sur quel rivage du Japon ? La question l’obsède et lui permet de se construire une discipline. A l’âge de quinze ans à peine, Kafka a endurci son corps par de longs exercices physiques et son âme par une véritable leçon de solitude. Il abandonne sans un mot son père, un sculpteur célèbre, épris d’esthétique et tout entier adonné à son œuvre. Kafka fuit celui qui l’a toujours délaissé, cet homme qui l’a au mieux considéré comme une sculpture de plus, comme une matière à travailler. Il prend un bus pour Takamatsu, vers l’île de Shikoku, au sud de l’archipel, et commence alors son apprentissage de la vie et de l’amour. Haruki Murakami a voulu apporter à ce personnage attachant une sorte de double mythique, Satoru Nakata, un autre enfant qui bien qu’âgé de 70 ans n’a jamais grandi : Nakata ne sait plus lire, mais il parle avec les chats et les pierres. Les deux destins étranges se suivent et se croisent, sans jamais se rencontrer vraiment, unis par une trajectoire magique.
Dans ce livre étrange et accompli, destiné à ceux qui veulent rêver en couleurs, Murakami unit avec une rare maestria la tragédie antique et la mythologie japonaise. Kafka, en un remake fou d’Œdipe, a fui la maison paternelle car son ami -réel/virtuel/autre lui-même-, le Corbeau, lui a révélé sa destinée de tuer son père et de coucher avec sa mère. La question de la mort est traduite par une réflexion sur l’amour-propre : un homme qui préfère son art à son enfant est-il réellement vivant ? A sa manière, symbolique et sentimentale, Murakami met en garde contre les méfaits de la société de la spécialisation, la société de l’ultra-consommation dans laquelle les existences ne sont disséquées qu’en termes de secteurs de marché. Le monde est un tout, un rêve complexe et lié, et l’on ne peut admettre l’humain que si l’on accepte l’errance de l’imagination, vers des contrées insoupçonnables…
Tout cela produit un résultat stupéfiant, dans le sens le plus narcotique et hallucinogène du terme, un véritable voyage aux confins de l’âme japonaise. Une expérience à recommander.
Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, traduction : Corinne Atlan, 640 p., 10/18