Septentrion par Christophe Maggi

Sing your death song and die like a hero going home.

Tecumseh (1768 – 1813)

Chef de la tribu des Shawnees

Le vent soufflait et giflait violemment les visages rouges, éprouvés et meurtris des marins qui luttaient depuis plusieurs jours contre les affres de la tempête. Certains se demandaient s’ils n’avaient pas vexé les dieux en approchant de leurs terres. Valmar maintenait la barre sur le bon cap. Vigmar, armé d’une lance, se tenait à la proue et veillait qu’aucun bloc de glace ne percute la coque ; il consultait régulièrement sa pierre de soleil[1] laissant filer le knörr[2] plein nord, poussé par les vents qui remontaient la côte. La voile rouge et blanche claquait et, au pied du mât de la cale ouverte, emmitouflés sous des peaux de phoques, trois femmes et sept enfants se serraient les uns contre les autres. Ils étaient entassés comme ils le pouvaient, tantôt coincés entre des cordages, des rouleaux de toile, des fourrures, des colis de marchandises diverses, des barriques d’eau douce et des tonneaux d’huile de mammifères marins, tantôt abrités sous de larges épaisseurs de fourrures, mimant une tente. Il y avait aussi des ballots de provisions essentiellement constituées de poissons et de viande de phoque séchée. Un nouveau-né s’abritait dans le giron de sa mère Solvor, tétant entre deux ressacs. Les garçons plus âgés écopaient régulièrement et bravaient le froid en admirant leurs pères, fiers et valeureux vikings que rien n’arrêterait, pas même le territoire des dieux.

Olafson était à la poupe, prêt à seconder Valmar. Il scrutait les arrières, inquiets.

— Valmar. Il faut ralentir, on ne voit plus du tout le knörr de mon frère.

— Impossible, nous sommes trop chargés. Si nous ralentissons, nous risquons de chavirer. Il faut passer à travers la tempête le plus vite possible.

Olafson approcha la grande voile carrée et voulut réduire la toile, ignorant les injonctions du marin, mais Vigmar, de la proue, le rejoignit et retint sa main. Au cœur d’une terrible tempête, les hommes devaient crier pour se faire entendre et il en résultait un incessant dialogue entre la proue et la poupe dont la moitié des phrases étaient emportées au large.

— Arrête, Olafson ! Il a raison. Il faut laisser la tempête derrière nous le plus vite possible.

— Je ne vois plus le knörr de mon frère, répéta-t-il sur un ton ferme. On ne sait même pas s’il est toujours derrière nous ou s’il nous a dépassés. La brume et la neige ne permettent pas de voir assez loin. Les creux des vagues sont énormes. Ils vont se perdre.

— Ils ne se perdront pas ! Utilise le cor, ils te répondront.

 

Olafson était en désaccord, mais n’osa pas insister. Vigmar était son chef, le chef de toutes les familles. Ensemble, ils avaient longuement voyagé depuis des semaines et Vigmar avait décidé qu’il était temps d’atterrir. Son instinct le guidait vers la péninsule inconnue, embouquant le défilé d’îlots vers celui qui serait le lieu de leur campement idéal.

Olafson fit un signe à son fils Jafet qui tenait le cor. Un son lourd et puissant résonna dans l’océan agité. Le garçon recommença et s’époumona plusieurs fois en soufflant dans l’olifant, mais il n’y eut aucune réponse. Les voiles cotonneux de brume atténuaient les sons.

— Il faut les retrouver ! Si on est séparés…

La grasse voix d’Olafson était emportée par le souffle des rafales de vent et sa phrase se perdit dans le brouillard.

La tempête redoublait d’intensité. La neige était de plus en plus lourde et épaisse, le vent fouettait l’embarcation et la mer la malmenait tant qu’elle craquait de toutes parts. Vigmar prit la place de Valmar à la barre et, à contrecœur, barra pour effectuer un grand arc de cercle. Vigmar était partagé entre le devoir de mettre les siens à l’abri et le besoin de secourir un autre knörr en difficulté. La manœuvre était habile, mais les conditions climatiques et la nuit rendaient la navigation bien trop périlleuse. L’embarcation allait à la catastrophe. Vigmar donna de grands coups de gouvernail et se démena avec d’énormes creux qui faisaient se déverser des quantités d’eau glacée dans l’embarcation. Les passagers, transis de froid, étaient ballotés d’un bord à l’autre et certains manquèrent de tomber à l’eau. Chacun s’accrochait comme il le pouvait et ils scrutaient la mer dans toutes les directions en espérant y apercevoir une autre voile rouge et blanche qui aurait pu adoucir leur solitude et leur inquiétude. Finalement, tous comprirent que cela ne servait à rien : la visibilité était trop faible, la mer trop démontée, les creux des vagues trop hauts et les risques insensés.

Alors, Vigmar reprit sa route vers le nord et cria à Olafson :

— Ton frère est un bon marin, il saura nous rejoindre.

— Je ne doute pas des qualités de mon frère, mais il ne répond pas au cor, dit le géant blond en fixant la mer grise derrière lui. Et je t’ai demandé de réduire l’allure, pas d’aller à sa rencontre.

À peine eut-il terminé sa phrase que sa fille Olga aperçut une voile à bâbord qui s’éloignait ; elle était déchiquetée par la tempête et la coque était brisée en plusieurs morceaux qui erraient çà et là. Entre deux creux, Olga aperçut le mât se coucher et frapper la surface de l’eau.

— Épave à bâbord ! Le knörr est disloqué !

— Gamalíel, Gamalíel, mon frère…, cria Olafson aussi puissamment qu’il le pouvait.

Frappés de stupeur, les navigateurs virent, entre d’énormes vagues lourdes et épaisses à la couronne blanche, à moins de deux encablures, une carcasse de bois, des ballots éventrés et d’autres débris qui flottèrent encore quelques secondes puis furent engloutis dans les eaux froides de la mer polaire. Les plus gros débris étaient aussi longs que le bras. Il ne restait rien.

Les aboiements d’un chien parvinrent aux oreilles de Jafet. Il reconnut son chien. Alors Vigmar effectua de nouveau une habile manœuvre pour rejoindre le lieu du naufrage, mais, refoulés par les vagues, ils constatèrent impuissants qu’il n’y avait aucun espoir de retrouver leurs amis. Les aboiements se noyèrent.

Et tous de crier les noms de leurs compagnons pendant une éternité.

 

C’est la voix pleine d’amertume et de sel marin que Vigmar constata :

— Nous venons de perdre nos amis.

— Je viens de perdre mon frère et sa famille ! insista avec mépris Olafson.

— Et notre seul attelage de chiens de traîneau, ajouta Valmar. 

Jafet se leva et abattit son poing en plein visage de l’homme. Ce dernier resta au sol par politesse.

Olafson n’arrivait pas à détacher ses yeux de la mer. Sa femme Solvor se mit à pleurer et leurs enfants firent de même. Une chape de tristesse envahit les flots et le ciel s’obscurcit davantage. Le ciel du septentrion s’abattit sur les nomades voyageurs et, avec force, rappela que nul n’entre impunément dans le domaine des dieux. 

 

*

Trempés, malmenés et effrayés à l’idée de sombrer dans une mer froide si loin de leur terre natale, les compagnons d’infortune étaient maintenant livrés à eux-mêmes. Ils confiaient leurs âmes à la sagesse de leur chef et leurs corps à la robustesse de leur knörr qui les avait accompagnés si loin depuis qu’ils avaient quitté les colonies d’Erik le Rouge[3].

Avides de territoires inexplorés, mais aussi parce qu’ils n’acceptaient pas de se convertir au christianisme, six familles à bord de deux knörrs avaient décidé de bifurquer vers le nord, d’abandonner leurs amis qui rejoignaient le Vinland[4] et de partir à la quête de territoires inconnus. Malheureusement, une embarcation était perdue, corps et biens, laissant les trois dernières téméraires familles livrées à elles-mêmes sur les mers glacées qui entouraient le Groenland.

Les derniers jours de navigation avaient été épuisants. Affrontant tempête après tempête, perdant le cap, évitant de peu les récifs, les blocs de glace qui descendaient à leur rencontre, les Vikings espéraient maintenant un repos bien mérité sur une île de la péninsule ou sur le continent de glace.

 

*

L’île devait faire une demi vika[5] de long. De la mer s’élevait une colline mordorée qui offrait un magnifique point de vue sur la côte et le continent glacé. L’île, toute rocailleuse, au pauvre sol de gneiss, était parsemée de lichen en cette fin de printemps. Vigmar avait repéré une crique sur la côte ouest. Elle permettrait d’abriter l’embarcation des courants marins et serait un excellent lieu de départ pour les parties de pêche en haute mer.

La coque du knörr racla la grève et Valmar sauta à terre. Il embrassa le sol gelé puis ses compagnons firent de même.

La nuit était déjà bien avancée, il ne neigeait plus et l’épais brouillard était au large. Fourbus d’avoir tant lutté contre les éléments, ils amarrèrent solidement le knörr et s’endormirent à son bord, sous l’œil bienveillant de leur nouvelle terre.

 

*

La nuit polaire, qui dans ces régions dure six mois, faisait place à un ensoleillement quotidien qui laissait présager la venue du soleil de minuit pendant la période estivale. Le sommeil des aventuriers fut bref et la matinée s’annonçait ensoleillée, bien que très froide, mais tant de clarté revigorait les esprits. Tandis que les trois jeunes hommes adultes, Leif, Jafet et Vagn, les fils ainés, déchargeaient le knörr avec leurs pères et montaient le campement, les plus petits découvraient leur îlot absolument désolé et triste. Mais n’ayant jamais connu d’autres paysages, ils s’en accommodaient. Les femmes, Sigdis, Solvor et Segur, préparaient le kiviak[6] pour fêter leur arrivée à terre.

Après une éprouvante mais agréable journée de labeur, les trois familles se réunirent autour de petits feux d’huile de mammifère marin et partagèrent le repas de fête. Chacun se servait avec les mains dans les entrailles du veau marin tout en discutant, mais aucun ne parlait de leurs compagnons naufragés. Et pourtant tous y pensaient.

Vigmar regardait sa femme Sigdis. Elle était très belle vêtue de sa robe bleue molletonnée qui rappelait la couleur de ses yeux. Son manteau en peau de phoque lui seyait à merveille ; le lourd collier d’ambre qu’elle portait autour du cou et ses épaules couvertes d’une fourrure de renard rappelaient qu’elle était issue d’une famille noble et la femme d’un chef.

Sigdis avait le regard perdu vers les flots. Sa main caressait son ventre rond. Son troisième enfant ne tarderait pas à naître et elle se rappela que si la Mort avait pris ses compagnons, la Vie peut aussi donner, même en ces lieux hostiles.

Olafson mangeait sans faim. Il avait l’œil noir et le teint pâle, mais restait silencieux. Il maudissait le dieu de la mer et peut-être aussi son chef. Il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu rester avec le groupe et rejoindre bien plus au sud le Vinland. Pourquoi aller se perdre au septentrion ? Si Vigmar et sa famille avaient envie de défier les dieux, ce n’était pas son problème. Sa femme, Solvor, allaitait le petit dernier sous l’œil avisé de sa fille Olga qui s’empiffrait de mergules. Elle savait que son mari maugréait. Jafet se tenait à l’écart et mangeait d’un air désintéressé en discutant avec le fils du chef.

Valmar, l’œil poché, Selma et leurs deux garçons restaient discrets : ils ne voulaient pas envenimer l’ambiance.

À la fin du repas, Vigmar se leva et prit la parole :

— Demain nous partirons explorer la côte du continent de glace et ramènerons de la viande fraîche et des peaux. Nous devons profiter de la bonne saison.

— J’aimerais bien une peau de renard pour le petit à naître, demanda sa femme.

— Mes enfants ont besoin de peaux d’ours, renchérit Solvor.

— On peut vous accompagner à la chasse à l’ours ? demandèrent enfin Vagn et Vestar.

— Non ! Je ne veux pas que les femmes et les enfants restent seuls. Les trois grands, vous restez ici. Demain matin, Olafson et Valmar m’accompagneront explorer les rivages. Nous ne partirons que deux jours.

 

*

À l’aube, les trois hommes quittaient leur îlot à bord du knörr et, profitant du temps calme et ensoleillé, s’adonnèrent à une abondante pêche au filet. Puis, découvrant la péninsule et ses multiples îlets, îles et rochers à fleur d’eau, ils atteignirent un îlot dont le promontoire s’élevait plus haut que les autres. C’était un excellent poste d’observation et le temps était magnifique.

Du sommet de la colline balayée par les vents froids, ils contemplèrent le continent qui s’étendait à perte de vue vers l’Est. Vigmar était fasciné par le spectacle et restait songeur face aux immensités du Groenland. Une masse blanche de glace formait un début de banquise et du nord descendaient de nombreux icebergs. Les hommes étaient arrivés le plus au nord que n’importe quel autre Viking avant eux. Et Vigmar en était très fier.

Ils étaient au royaume des Dieux.

 

*

Sous les ordres de leur chef, Olafson et Valmar commencèrent à ramasser de grosses pierres qu’ils entassèrent en cône. 

Valmar fit de grandes enjambées dans une direction et compta :

— Un, deux, trois, quatre… seize. Seize pas !

Et il déposa une pierre, la première d’un tas. Olafson imita son compagnon et compta seize pas dans une autre direction puis posa à son tour une pierre au sol. De leurs deux repères, les compagnons comptèrent de nouveaux seize pas en se croisant.

— Seize, jusqu’ici.

Ils terminaient la base du triangle équilatéral formé par les trois cairns. Ils ajustèrent les repères pour correspondre au mieux aux mesures puis terminèrent d’empiler des pierres aux trois sommets du triangle.

Vigmar était au centre du triangle formé de trois cairns et regardait dans toutes les directions puis il pointa son doigt vers le continent et dit :

— Admirez ces territoires inexplorés. Personne n’a jamais osé s’aventurer aussi loin que nous. Admirez votre nouveau territoire de chasse. Si les dieux existaient, nous serions aux portes de leur Domaine, mais ici il n’y a qu’un seul dieu…

— Le dieu des chrétiens ?

— Nanuq ! Le Grand Ours, le maître de tous les ours, le Seigneur des Glaces. Celui qui prodigue force, sagesse et courage et qui conduit les chasseurs dans l’au-delà. Celui que vous voyez dans le ciel et qui tourne incessamment au-dessus de vos têtes.

Vigmar pointa une constellation dans le ciel et dit :

— La Grande Ourse et la Petite Ourse se sont échappées dans le ciel pour fuir trois chasseurs, telle est l’histoire racontée par les Inuits. Nous sommes dans le Domaine de Nanuq et nous lui devons le respect.

— Nous avons quitté les colonies pour fuir le christianisme et j’ai été élevé dans le respect des dieux de l’Ásgard. Je ne crois pas qu’un ours puisse être un dieu, ajouta Valmar  perplexe.

— Si je vois un ours, je prendrai sa peau pour mes enfants – le ton d’Olafson était cassant.

—Tu ne prendras rien du tout, Olafson. Tu respecteras le Grand Ours sur son territoire. Et tu respecteras la décision de ton chef !

— Aurais-tu peur d’une partie de chasse à l’ours, Vigmar ?

— Non, mais je crains de déchaîner la colère d’un dieu que je ne connais pas.

Vigmar resta songeur. Il s’assit, ramassa une longue pierre plate et y grava des runes.

— Pour la postérité ?

— Pour nos enfants, les enfants de nos enfants et tous les Vikings qui un jour se perdront dans le septentrion du Groenland.

— Que graves-tu ?

— Je laisse une trace de notre présence et nos noms : Vigmar fils de… et Valmar fils de… et Olafson fils de… ont gravi cette montagne ce…

Fiers de leur cairn, ils redescendirent les parois gelées, en silence, et reprirent la mer, en direction de l’est cette fois, vers le continent.

Il était temps de trouver de la viande fraîche pour les enfants.

 

*

Les garçons de Valmar, plus âgés que Leif, le fils du chef, terminaient d’établir le campement. Depuis qu’ils avaient quitté les colonies d’Erik le Rouge, ils avaient l’habitude de monter les tentes. Le choix de l’îlot était stratégique et Leif reconnaissait les grandes qualités d’explorateur de son père. À quelques brasses du continent, les familles étaient à l’abri des attaques d’ours ou de loups, la crique permettait de protéger l’embarcation des assauts de la mer et des blocs de glace et facilitait le chargement et déchargement. Le petit promontoire offrait une place de choix comme poste d’observation et un dernier lieu de retranchement.

La petite Eindis, dernière née des époux Sigdis et Vigmar, traînait sur la grève, surveillait le travail des plus grands et le montage des tentes de toile. Elle errait emmitouflée sous une lourde peau de mouton retourné et ses petites mains étaient enfouies dans des moufles. La température restait proche du gel, mais quelques herbes montraient leurs jeunes pousses entre les rochers et le sol volcanique. S’il y eut des arbres et des fleurs sur cette île, nul doute qu’ils auraient commencé à bourgeonner et à fleurir.

Alors qu’elle lançait des cailloux dans la mer, la petite, dans la joie de la découverte de son nouveau lieu de vie demanda à sa mère :

— Comment s’appelle ce pays ?

— Je ne sais pas. Il s’appellera du nom que ton père voudra lui donner.

— On pourrait l’appeler l’île du printemps[7].Qu’en penses-tu ?

— C’est un bon nom.

Les garçons avaient terminé de fixer les tentes. À défaut de pouvoir construire des abris en bois, comme les arbres étaient inexistants dans cette région du monde, les nomades vivaient dans des tentes attachées à quatre mats enchevêtrés, portant les armoiries de la famille. La toile, blanche la plupart du temps, était tissée dans cette étoffe de laine et de lin entrelacés, appelée le vadmal, la même que celle utilisée pour les voiles des dreki[8], et il se trouve que le knörr en emportait une grande quantité. Ainsi, trois à quatre tentes par famille étaient disposées en cercle, souvent autour d’un grand feu et d’ustensiles de pelleterie. Plus tard, des maisons en pierres recouvertes de terre seraient certainement construites.

 

*

La chasse aux phoques sur la plage relevait du massacre. Les pauvres mammifères, surpris pendant leur repos au soleil, voyaient toute retraite vers la mer coupée. Ils étaient refoulés vers les terres où Olafson se défoulait en donnant de grands coups de skeggöx[9] sur le crâne des pauvres bêtes qui ne pouvaient pas se défendre.

Valmar les ouvrait, retirait les organes et arrachait les peaux ; les femmes les traiteraient plus tard. Il attendait avec impatience d’apercevoir un morse pour lui voler ses défenses, mais il n’en avait pas encore rencontré. Des goélands tournaient autour des carcasses et de temps à autre, une flèche sifflait dans le ciel pour améliorer l’ordinaire.

Olafson était déchaîné. Il libérait son corps de toute la rancœur et la tristesse qu’il avait accumulées. Vigmar se demanda si son ami ne souffrait pas de la folie des glaces, celle qui vous envahit quand vous vivez une nuit de six longs mois d’hiver dans le noir et le froid. Il avait déjà vu plusieurs de ses compagnons en souffrir.

Tandis qu’Olafson massacrait encore et encore des phoques à tour de bras sur la banquise, Valmar et Vigmar décidèrent de s’éloigner dans les terres. Ils gravirent le petit promontoire qui séparait la plage d’une immense plaine glacée balayée par les vents froids. En regardant attentivement, dans la clarté des journées qui s’allongeaient, ils virent des masses de dunes blanches se profiler au loin.

— Là-bas, nous trouverons sans aucun doute des lièvres des glaces, dit le chef en montrant les dunes.

— Et s’il y a des lièvres, il y a des renards.

— Quelques bonnes peaux de renard nous seront très utiles et elles se vendent très bien au sud.

— Je ne vois aucune forêt, nous sommes beaucoup trop au nord. S’il n’y a pas de forêt, nous n’aurons pas de bois pour construire un autre knörr et surtout il n’y aura pas de caribous ni de bœufs musqués.  

— Aie confiance Valmar. À la fin de l’été, nous redescendrons vers le sud pour commercer nos peaux et nous pourrons acheter tout ce dont nous aurons besoin, y compris un knörr.

 

Les deux hommes, équipés de bottes en cuir de phoque, marchèrent en direction des dunes et ne tardèrent pas à rencontrer des lièvres qui gambadaient paisiblement au vent.

 

*

Valmar pointa sa lance de fer qui était un peu plus grande que sa taille et l’envoya avec habilité. La lance fendit le ciel et s’abattit d’un coup sec dans le dos du lièvre qui crut que le ciel s’écrasait sur lui.

— Tu es toujours aussi barbare que jadis ! Que vas-tu faire d’un lambeau de peau ? Ton lièvre est presque coupé en deux !

— J’ai froid aux doigts quand je tire à l’arc.

Vigmar et Valmar se perdirent quelques heures dans le dédale glacé des dunes puis chargés de trois lièvres et de deux renards de belle taille, ils revinrent sur leur pas vers la plage.

— J’aimerais bien une peau d’ours pour mes fils, ils n’en n’ont pas.

— Ils attendront.

Le knörr était chargé. Olafson brûlait de la graisse de phoque sur la plage pour se réchauffer et attendait ses compagnons. Autour de lui, sur des centaines de pas, la neige était rouge.

— Vous en avez mis du temps !

— Il y a de grandes dunes enneigées par là et la chasse a été bonne.

Et les trois hommes vidèrent le lièvre que Valmar avait tué en premier. Sa peau était fortement abimée. Le chasseur riait de bon cœur dans sa barbe rousse en pensant au désarroi de sa femme Selma qui devrait se résoudre à en faire des étoffes pour fourrer des chausses.

Au crépuscule, ils mangèrent la viande du lièvre qui était succulente et regardèrent les étoiles. Vigmar désigna La Grande Ourse qui, sous ces latitudes, ne disparaissait jamais du ciel. Demain, ils repartiraient dans le labyrinthe de glace et chasseraient tous les trois.

 

*

La première nuit dans les tentes et sur la terre ferme depuis des semaines ne fut pas si reposante qu’elle aurait dû l’être. Les hommes manquaient ; des pans de toiles mal fixés se soulevaient au gré du vent ; Sigdis sentait l’agitation de son enfant dans son ventre et rêva de déesses, Jafet pensait à son chien ; Olga et sa mère n’arrivaient pas à dormir à cause des pleurs du nouveau-né et Leif se demandait comment il pouvait mieux attacher les toiles et espérait que la tempête ne se lèverait point cette nuit.

Il commença à neiger.

 

*

Au petit matin, alors que Vigmar dépiautait encore quelques phoques et qu’Olafson s’éloignait avec son arc et son carquois rempli de flèches vers sa partie de chasse, Valmar demanda :

— Nous allons chasser comme hier dans le labyrinthe de dunes ?

— Apparemment Olafson ne t’a pas attendu. Je termine avec ces trois phoques et je vous rejoins.

— Nous marcherons plein Est.

— Je suivrai vos traces.

 

*

Le chasseur s’agenouilla. Il poussa ses doigts dans la neige et regarda son comparse, l’œil malicieux.

— Regarde les traces de coussinets. Une femelle et deux petits. Les traces sont fraîches, elles ne sont pas recouvertes par la neige qui est tombée cette nuit. 

Valmar posa sa main à côté des empreintes.

— Tu as vu la taille de l’adulte ? C’est quatre fois ma main !

— Les traces vont vers le nord-est, en s’éloignant de la mer. Cette fois, c’est pour nous.  

Olafson entraîna le viking au pas de course et ils trottèrent plusieurs verstes. Ils avaient le labyrinthe de dunes dans le dos, la journée était claire, il ne neigeait plus, le soleil brillait, la neige luisait et, malgré le froid polaire, les deux hommes avaient chaud, excités par la chasse à l’ours qu’ils attendaient avec impatience.

 

*

À quelques centaines de pas, trois silhouettes ivoire se mouvaient sereinement et sans crainte. Valmar fit signe à Olafson de quitter la piste des traces et de couper la trajectoire du gibier par un arc de cercle. Il se rabattit lui-même sur sa gauche et accéléra le pas en se baissant vers le sol. Le vent soufflait de face, ils ne seraient pas flairés par les ours. La technique consistait à les encercler, de telle sorte qu’un archer soit toujours dans le dos de l’animal. Deux flèches bien décochées dans le dos de l’adulte, c’est cela qui importait ; les petits ne poseraient pas de problème.

Arrivé à portée de tir, Olafson retira son gant droit et sortit une flèche de son carquois. La femelle adulte sentit le danger et se retourna. Elle aperçut le chasseur dont la silhouette se découpait sur le décor neigeux. Elle fit demi-tour pour lui faire face et aperçut alors un autre chasseur, armé d’une lance, prêt à tuer.

Olafson banda son arc et visa. Valmar donna le signal de l’assaut en lançant directement sa lance vers la femelle, mais il était à trop grande distance. Il y eut un sifflement suivi d’un couinement. Un des oursons avait été touché dans le dos par la flèche d’Olafson. La lance fendit l’air et s’abattit lourdement, elle manqua de peu la tête du carnassier qui sursauta. L’ours gronda et chargea en direction de Valmar.

Le courageux chasseur, surpris d’avoir manqué sa cible, perdit subitement toute son assurance. Il voyait au premier plan un énorme animal blanc, sa grosse tête, les babines dégoulinantes, qui chargeait de toute sa masse dans sa direction. Il vit en arrière-plan, un ourson éperdu qui suivait sa mère et derrière, un autre ourson qui geignait de douleur alors qu’une deuxième flèche lui transperçait le dos. Il essayait tant bien que mal d’attraper les flèches avec ses pattes, mais la douleur était si intense qu’il tomba au sol sur le flanc.

— Stupide fou ! Il fallait viser la mère !

Olafson arma une nouvelle flèche et la décocha en direction de l’ourse, mais il la manqua et elle se ficha dans le pied de Valmar. Il hurla de douleur.

— Maladroit, qu’est-ce que tu fais ?

Olafson ne broncha pas. Il arma une dernière flèche et visa le ventre du Viking.

Le monstre blanc plongea sur Valmar en grommelant, la gueule ouverte, les crocs blancs et l’œil plissé.

 

*

Vigmar n’en croyait pas ses yeux. Alors qu’il avait suivi les traces de ses amis et s’était étonné qu’elles s’éloignent des dunes, à une centaine de pas devant lui, il vit Valmar, deux flèches plantées dans le corps se débattre avec un ours blanc. Plus loin, il entendait Olafson hurler d’incompréhensibles paroles en faisant de grands gestes désordonnés vers le ciel. Vigmar comprit très vite la situation et se mit à courir en direction des deux hommes.

 

*

Valmar se traînait à reculons en essayant de sortir son coutelas de sa ceinture. Il y eut un nouveau sifflement strident. Le petit ourson, déjà touché par deux fois, ne bougeait plus ; du sang ruisselait dans la neige et faisait une petite flaque rouge fumante qui gelait rapidement. Fièrement, Olafson approcha la pauvre bête et retira la flèche qui lui avait transpercé le cou. Le sang jaillit de plus belle et il vit ses yeux noirs cligner une dernière fois.

 

*

Valmar hurlait et se débattait. Olafson regardait la scène avec désintérêt. Il récupérait ses flèches et pointa le deuxième ourson qui suivait sa mère en geignant. Il lui transperça la patte arrière d’une flèche.  

Olafson ne prêta pas attention à son compagnon et revint vers la carcasse du premier ourson. Il s’agenouilla et lui enfonça un couteau dans la panse. Valmar pleurait et hurlait ; il donnait de nombreux coups de coutelas dans les côtes de l’animal qui saignait abondamment, mais apparemment la fureur de ce dernier était telle qu’il ne lâchait pas prise.

Olafson découpa une partie du foie de l’animal et s’en gava avidement en hurlant.

 

*

Vigmar comprit que ses chasseurs venaient de s’attirer la colère des dieux. Le soleil disparaissait dans les nuages blancs épais, le vent soufflait de plus en plus fort et un front froid descendait du nord. Les hommes de Vigmar ne l’avaient pas écouté. Cupides et invincibles, ils avaient attaqué le seigneur de la banquise comme de vulgaires villageois en pays conquis. L’ours était énorme et semblait en pleine rage. Il grogna puissamment et l’écho se perdit dans les terres. Les Vikings avaient pris un trésor bien plus cher que la vie de cet ourson et maintenant Vigmar devrait affronter une terrible lutte à la vie à la mort.  

 

*

— Je sens qu’il ne tardera pas. Ça pousse très fort entre mes cuisses et j’ai de plus en plus de contractions. J’aimerais bien que Vigmar soit là quand notre fils naîtra.

— Comment sais-tu que ce sera un fils ?

— La déesse Frigg me l’a dit en rêve cette nuit.

— Ça fait deux jours qu’ils sont partis. Ils ne devaient pas revenir avant la tombée de cette nuit ? s’enquit Selma.

— Ne te tracasse pas. Ils savent ce qu’ils font.

Leif se joignit à la conversation.

— Ce qui me préoccupe, c’est que s’ils ne reviennent pas, on n’a plus de knörr et rien pour en construire.

— Alors nous mourrons de faim sur ce malheureux îlot ! renchérit Jafet.

— C’est vrai ça ! Pourquoi, on n’a pas débarqué sur le continent ? reprit le fils de Valmar.

— Pour se protéger des ours et des loups, enchaîna Sigdis.

— Les ours savent nager ! S’ils veulent venir ici, ils viendront !

— Une grosse tempête se lève. C’est étonnant comme le temps change rapidement dans les régions polaires. S’ils sont en route, il faut espérer qu’ils sont bien préparés sinon ils devront rester une nuit de plus à l’abri sur le continent.

— Et s’ils ne reviennent pas ?

— Tais-toi, Leif.

— On aurait dû suivre les autres vers le Vinland.

— Tais-toi, Jafet.

— J’espère au moins qu’ils ramèneront des peaux d’ours.

— Tais-toi, Solvor.

 

*

Olafson se retourna en entendant des pas sourds craquer sur la neige. Il avait les yeux exorbités et le visage en sang, mais ce n’était pas le sien. Vigmar vit le géant sombrer complètement dans la folie de l’hiver boréal. Il avait dévoré le cœur et le foie de l’ourson et mangé sa chair à même la bête. Il avait lancé son arc et son carquois au loin, déchiré ses vêtements et il hurlait et vociférait comme un possédé en brandissant sa hache en direction de son chef, de la bave sanguinolente coulait de son menton.

— Qu’as-tu fait, Olafson ? Tu m’as désobéi ! Sois maudit !

— Vigmar ! Misérable couard ! J’ai mangé la chair de ton dieu des neiges. Sa force et sa vigueur sont en moi et je vais te massacrer !

Et il se rua vers le Viking qui n’avait que sa lance pour se défendre. Il abattit sa hache fortement au pied de son chef et hurla de plus belle :

— Je vais te massacrer et je vais manger ton foie puis je retournerai sur l’île des femmes et je les massacrerai toutes. Je mangerai le foie des enfants de Valmar et celui de ta femme. Tu vas mourir. C’est de ta faute si j’ai perdu les miens. C’était ton idée de venir défier les dieux dans leurs territoires du nord. Tu dois mourir.

Il frappait de grands moulinets de hache qui rencontraient à chaque fois la pointe de la lance de Vigmar. Et ce dernier ne pouvait que reculer face aux assauts inconsidérés de son compagnon devenu complètement fou.

Olafson ramassa la hache de Valmar. Il avait maintenant deux armes redoutables qu’il faisait tournoyer devant lui en vociférant.

 

*

Valmar hurla de plus belle quand le monstre blanc lui arracha une partie du visage et un œil d’un coup de griffes. Il frappait toujours les côtes de son adversaire avec son coutelas, mais il n’avait plus aucune énergie et la lame ne s’enfonçait même plus dans la chair.

Du coin de l’œil, dans le dos d’Olafson, Vigmar vit une dernière ruade de l’ours et un corps désarticulé voler dans les airs tels une poupée remplie de son. Valmar ne hurlait plus. Il retomba lourdement dans la neige qui s’empourprait autour de lui en un immense lac de sang. Il manquait une partie du haut de son corps.

 

*

Olafson continuait d’avancer inexorablement. Il frappait plus l’air que la pointe de la lance, mais Vigmar ne pouvait que reculer. Il n’avait pas de bouclier pour se défendre et le géant blond était un redoutable guerrier. Valmar rendit son dernier souffle en un panache blanc et chaud qui se perdit dans l’atmosphère froide et sèche du septentrion. Le soleil avait disparu et un front nuageux descendait rapidement du nord vers le rivage. Il commença à neiger et l’ourse, malgré ses blessures, trotta et alla flairer son petit qui gisait au sol, les tripes à l’air. Elle lui lécha le museau et huma de loin les deux hommes.

— Vigmar, tu es déjà mort, mais tu ne le sais pas encore. J’ai l’esprit de Nanuq dans mon corps. Je vais te terrasser et massacrer ta famille. Ta vie pour celle de mon frère ! La vie de ta famille pour la sienne.

— Tant qu’il restera un souffle de vie dans mes poumons, je t’empêcherai de rejoindre les miens.

 

*

Malgré toute l’ardeur déployée par le chef viking, son adresse au combat, son courage et sa force, il ne pouvait penser qu’au pire. Le géant était terriblement plus fort que lui et complètement envoûté par la folie des glaces. Il essaya de visualiser le visage de sa femme et de ses enfants, mais il ne voyait que le moulinet des coups de hache qu’il avait de plus en plus de mal à éviter. Les coups d’estoc qu’il tentait ne touchaient même pas le torse du Viking ; il parait tout et semblait invincible. Le bruit des armes qui s’entrechoquaient martelait inlassablement les oreilles du chef viking. Alors, l’ourse décida de poursuivre sa vengeance.

 

*

La course du monstre avait distrait Vigmar. Il ne vit pas arriver le coup de hache qui lui taillada le haut de la cuisse. Il tomba au sol, roula pour éviter un moulinet, mais sentit un coup de lame s’abattre sur son épaule, dans son dos. Il hurla de douleur. Il n’avait pas lâché sa lance. Il y eut un sourd grommellement. Vigmar lança de toutes ses forces la lance qui transperça la poitrine d’Olafson. Une mâchoire claqua puis Vigmar vit l’ours qui se dressait sur ses pattes arrière et balayait l’air devant lui à grands coups de griffes acérées. Le dos d’Olafson s’ouvrit. Un masque de douleur envahit son visage et il se retourna, hébété.  Les deux haches tombèrent au sol. Le quadrupède plongea sa mâchoire dans la gorge du Viking et secoua la tête vigoureusement jusqu’à ce que celle-ci se détache. Vigmar se mit à courir, mais il savait qu’à la course, il n’avait aucune chance contre un ours polaire.

Le corps d’Olafson tomba au sol, inerte ; sa tête roula à plusieurs mètres.

 

*

Vigmar n’en pouvait plus. Le froid glacial crispait ses doigts ; il avait perdu toutes ses forces dans le combat contre son ami. Ses genoux pliaient douloureusement à chacun de ses pas, ses mollets s’enfonçaient dans la neige molle et lever les pieds devenait une torture. Il marchait, penché en avant face au blizzard, les bras croisés sur la poitrine, des lambeaux de son vadmal[10] pendaient dans son dos. Des croûtes de sang gelé s’étaient formées sur ses blessures et à chaque mouvement, les plaies se déchiraient, les croûtes s’arrachaient, ses blessures lui rappelaient combien la vie pouvait être douloureuse. Il pensa à Sigdis et à son enfant à naître. Il essaya de voir les yeux de Leif et d’Eindis, mais sa vision était troublée, il ne voyait qu’un gros flot lumineux blanc. Aussi loin que portait son regard, il voyait du blanc, du blanc et du blanc. Le ciel aussi était blanc. Et la Mort blanche se rapprochait de lui, inexorablement, il la devinait, mais elle ne semblait pas se presser. Se retourner ne servait à rien, c’aurait été bien trop douloureux. Il fit encore quelques pas et rejoignit un petit monticule qu’il peina à franchir ; il savait que la silhouette de l’île où l’attendaient sa femme et ses enfants ne percerait pas la brume, mais elle devait être là au large. 

Il arriva au sommet. Le vent rugissait dans ses oreilles. Il n’entendait plus que le chuchotement de la voix des dieux qui l’avaient abandonné et il sentait l’air chargé de l’affreuse odeur de l’ourse. Elle le poursuivait ou plutôt elle le chassait. Épuisé, terriblement triste, désespéré, il se laissa choir et se retourna. Il voulait voir le ciel, revoir les rayons du disque solaire, entrapercevoir les étoiles et chercher la Grande Ourse pour la maudire. La buée chaude qui sortait de sa bouche montait dans l’éther glacé et lui rappelait qu’il était encore vivant. Il ferma les yeux et, alors que le vent sifflait au sommet du monticule, il entendit les pleurs d’un enfant, mais c’était son instinct de survie...

Il pleurait dans sa tête.

La tempête était descendue du Nord et frappait maintenant la côte.

 

*

La toile de la tente était malmenée par les souffles rageurs du vent et la lampe à huile peinait à illuminer les visages et les cœurs des deux enfants qui souffraient d’impatience et d’impuissance face à leur mère gravide. Solvor et Selma ne pouvaient rien pour elle. Elles psalmodiaient des prières à Frigg, la déesse de la fertilité, pour que l’enfant à venir naisse sans heurts. Sigdis se tordait de douleur. Son visage était moite et tendu, elle soufflait puissamment et endurait les contractions, les doigts crispés sur la pelisse d’ours blanc. Une bourrasque, plus forte que les autres, ouvrit d’un coup les pans de la tente et les femmes virent que les autres abris étaient très malmenés au dehors.

 

*

Vigmar se concentra sur les pleurs qui résonnaient dans sa tête. Il savait que s’il s’abandonnait, il ne se réveillerait plus jamais et ne verrait pas son enfant à naître.

Il y eut un craquement dans la neige. Une énorme gifle de vent glacé lui frappa le visage et lui apporta une odeur trop familière. L’odeur du sang et de la Mort. Il se redressa lentement sur son séant en serrant les dents de douleur, il regarda ses jambes, ses pieds, les traces de ses pieds qui disparaissaient rapidement sous la neige qui tombait en force et, à quelques pas, l’immense masse blanche au museau noir et aux petits yeux méchants.

L’ourse lui faisait face.

Ils se toisèrent.

L’animal se dressa sur ses pattes et gronda puissamment, si puissamment que le son couvrit le bruit du vent, puis se laissa retomber lourdement, surplombant Vigmar en un terrible face à face.

 

*

La toile de la tente dans laquelle les enfants d’Olafson et Solvor s’étaient abrités se déchira soudainement, monta dans le ciel, résista au piton le temps de cligner de l’œil puis s’envola définitivement au large. Les enfants apeurés hurlaient et couraient dans la neige ne sachant où s’abriter. Solvor rattrapa Olga qui s’égarait et ils se blottirent à l’intérieur de la tente du chef pour se protéger des assauts de la tempête. Le sifflement du vent et le claquement de la toile perturbaient l’esprit et ne rassuraient personne.

 

*

Le brave Viking était en position d’infériorité. Il comprit que la mère qu’il avait en face de lui jouirait du temps présent. Elle le ferait souffrir comme ses compagnons avaient fait souffrir ses oursons. La force de son cou, la largeur de son encolure, son énorme tête, le souffle chaud de son museau et le regard puissant de la bête lui rappelèrent comment la tête d’Olafson avait disparu, et comment Valmar avait péri écrasé sous ses assauts.

Vigmar recula lentement en s’aidant des mains, il laissa trois pas entre la bête et lui puis se leva.

L’ourse en fit de même et grommela puissamment.

Un cri déchira la nuit et le ciel vibra.

 

*

Le cri de la Vie explosa dans l’immensité de ce lieu qui était la fin du monde des hommes et le domaine des dieux du nord. Le vagissement d’un petit Viking apaisa un coin du ciel.

La déesse Frigg était heureuse. Le cotonneux tissu céleste s’effila lentement et un faible rayon solaire pointa à l’horizon. 

 

*

Vigmar hurla aussi. Il hurla son cri de guerrier viking, celui qui retentissait quand, jadis, il sautait hors des dreki à l’assaut des territoires ennemis. L’ourse resta debout, ses pattes avant tendues devant elle, le cou bien droit, elle surplombait largement l’homme.

Vigmar n’avait plus peur maintenant. Il attendait la mort justement.

Une tendre mélopée sortit du fond de ses entrailles et siffla doucement dans l’air froid. Il fredonnait intérieurement et attendait dignement l’assaut final. Il savait que son heure était arrivée et ne regrettait pas sa vie passée. Sans arme, il serra les poings, prêt à bondir. Il entrerait au royaume du Walhalla fier et serein. Il cheminerait vers la Mort comme s’il retrouvait sa femme et ses enfants, heureux et apaisé qu’ils soient en vie.

Le vent se tut.

Un rayon de soleil chaud descendit du ciel et se posa délicatement sur la mer. En touchant l’écume, un reflet luminescent irradia la mer.

 

*

Sigdis souriait. Elle porta l’enfant à son sein et l’enveloppa chaudement d’une moelleuse couverture de laine de brebis. Il avait les yeux bleus, grands ouverts et regardait sa mère en triturant son mamelon.

— Tu seras Gymir, fils de la mer, né sous la tempête.

Eindis, du haut de ses sept ans, avait assisté sa mère et commenta :

— La tempête a cessé.

Selma écarta les pans de la toile de la tente. La glace brillait de mille feux et le soleil accueillait le nouveau-né dans la chaleur, la lumière et l’allégresse. Solvor et ses enfants se relevèrent et tous vinrent admirer la petite tête qui jouissait du délicieux nectar maternel. 

 

*

Une éternité s’écoula tandis que le disque solaire chassait les derniers flocons de neige qui persistaient dans le ciel indigo de l’Arctique. Lentement et majestueusement, l’ourse posa délicatement ses pattes avant au sol, renifla une dernière fois dans la direction de Vigmar en pointant son museau et s’éloigna lentement en lui tournant le dos.

Vigmar desserra les poings et regarda en contrebas derrière lui. Il vit la plage et le knörr qui l’attendait paisiblement affalé sur la grève.

 

*

Les rayons dardaient le pelage ivoire de l’imposant plantigrade qui s’éloignait vers le nord. Les hommes avaient pris sa progéniture, mais elle s’était vengée justement. Nanuq avait chassé la Mort de son territoire et dans sa grande sagesse, comme un brave chasseur, elle avait respecté le gibier et avait noblement combattu pour sa survie. Ses blessures du corps guériraient plus vite que ses blessures du cœur, mais elle était vivante et régnait de nouveau sur les territoires polaires. 

Au détour d’une colline enneigée, une petite boule de poils blancs bondit en jappant dans sa direction. Elle lapa le museau de son dernier ourson ; il avait une flèche plantée dans une patte. Elle regarda le soleil, le remercia à sa façon et accepta la joie de vivre qu’il lui restait.

Le disque solaire avait eu sa part de sacrifices, l’Ordre des Choses se rétablissait.

 

*

Vigmar quittait le domaine de Nanuq. Il avait du mal à tirer sur les cordages, il était faible et tout son corps était douloureux, mais son cœur brûlait d’un feu sacré. Il rentrait chez lui.

À deux brasses de « l’île où le printemps se lève », il aperçut trois silhouettes familières : la plus grande resplendissait et ses cheveux blonds défiaient la lumière, son regard bleu perçant illuminait la mer. Elle tenait un nouveau-né dans ses bras.

Et derrière sa femme, Vigmar reconnut d’autres silhouettes. Toutes souriaient.

 

Il sauta par-dessus bord, regarda une dernière fois le continent derrière lui et, dans les rayons du soleil, il aperçut la silhouette diaphane d’un gigantesque ours blanc évanescent dressé sur ses pattes qui jouait avec les étoiles du firmament. Et à travers son corps se dessinait la Grande Ourse.

La Vie reprenait son cours, mais deux familles devraient accepter le prix de la Mort.

Ainsi après avoir combattu ses hommes, défié les dieux et le Seigneur des Glaces, Vigmar rejoignait les siens en pensant que ses compagnons survivraient dans l’espoir de fonder une nouvelle colonie.

Au septentrion, entre la Vie et la Mort qui se côtoient à tout instant, sous la bienveillance de la déesse Frigg, naissent encore de valeureux Vikings protégés par les étoiles et l’esprit de Nanuq. 

 

NDA : En 1824, sur un îlot de l’archipel d’Upernavik fut découverte, au point culminant, une pierre runique (Kingittorsuaq Runestone), certainement gravée par des nomades norvégiens aux alentours du XIIIe siècle.  Les runes donnaient les noms des trois hommes parvenus le plus au nord. Upernavik compte actuellement plus d’un millier d’habitants. L’île est toujours surnommée Women’s Island. 

 

Ou en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Septentrion-christophe-Mag...

 

[1] Cristal de calcite qui permet trouver la position du soleil quand celui-ci n’est pas visible à l’œil nu, même derrière l’horizon.

[2] Navire destiné au transport de marchandises utilisé par les Vikings. Contrairement aux dreki, les drakkars, ils ne possèdent pas de pont.

[3] Erik le Rouge, de son vrai nom Eirikr Thorvaldson, est un explorateur norvégien qui fonda la première colonie au Groenland aux alentours de 985.

[4] Territoires explorés par les Vikings islandais aux alentours de l’an 1000 et qui correspondent aux terres du golfe du Saint-Laurent.

[5] Vika : unité de mesure maritime qui équivaut à plus ou moins 7,4 km.

[6] Le kiviak est un plat traditionnel d’hiver du Groenland fait d’oiseaux, généralement des mergules, fermentés plusieurs mois dans le corps vidé d’un phoque.

[7] L’île de nos aventuriers est l’actuelle Upernavik dans la baie de Baffin sur la côte ouest du Groenland. Son nom signifie « l’île où le printemps se lève ».  

[8] Ancien nom des drakkars.

[9] Hache viking.

[10] Habit cousu de la même toile que celle des voiles ou des tentes.

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