Route (La)

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Dans un monde agonisant où tout finit en cendres, après un cataclysme dont l'auteur a la bonne idée de ne rien nous dire, un père et son très jeune fils avancent sur la route en direction du sud, avec l'espoir d'y trouver des conditions plus supportables. L'univers est incinéré, le soleil est voilé et n'apparaît plus jamais, la nature tombe en poussière. Voilà l'esthétique du roman de Cormac McCarthy, qui mise beaucoup sur une plume très sobre et épurée et sa palette de gris pour nous conter la (sur)vie des hommes, après la mort du monde.

 

Rapide retour sur la notion d'Apocalypse : dans le célèbre texte de Saint Jean, les trompettes résonnent, le dragon s'agite, le lac de feu bouillonne pour accueillir les âmes déchues, le Christ s'apprête à faire le grand tri parmi l'humanité et ranger au côté de l'Agneau Céleste les 144.000 élus, tandis que quatre cavaliers surgissent du ciel pour dévaster la terre et y semer respectivement la faim, la peste, la guerre, et la mort.

 

Or, on retrouve bien ces derniers éléments dans La route, La faim bien-sûr. Ce père et son fils sont réduits à leur fonction les plus élémentaires et les plus animales. Il faut encore s'alimenter dans un environnement où la nature et la société ont disparu en même temps que les couleurs. La maladie ensuite : le père a une santé chancelante qui ne cesse de décliner tout au long du roman. La guerre : La route rejoue sur le mode de l'après-société, ce que les grands philosophes classiques imaginaient avant son instauration : la guerre de tous contre tous, où le retour de l'homo homini lupus, l'homme prédateur de l'homme. Menaces et angoisses contraignant les derniers survivants à se terrer et à s'éloigner les uns des autres, réduisant ainsi encore un peu plus leur chance de survie. L'une des séquelles de la disparition de la société, c'est la disparition du nom, de l'identité, l'homme et son fils n'étant désignés que par leur statut d' « homme » et de « petit » tout au long du livre. La guerre qui mène au dernier point : la mort. Et c'est ici qu'on entre pleinement dans le « post-apo » et que McCarthy donne à son roman le point de bascule qui symbolise véritablement la fin de l'humanité : l'homme se nourrissant de l'homme, la consommation de la chair humaine tant qu'il y en a. L'anthropophagie comme ultime spasme monstrueux de notre espèce avant le grand néant. Et c'est sans doute le point le plus décisif de cette fable noire et pessimiste, le 666 dont parle la Bible. Le surgissement de l'ignominie absolue.

 

Une scène : l'« homme » et son « petit » inspectent une baraque, en quête de nourriture, et tombent bientôt sur le garde-manger d'un groupe de barbares cannibales : des êtres mutilés, gémissants, terrorisés, réduits membre par membre mais maintenus vivants le plus longtemps possible afin de prolonger la durée des stocks de viande. Cauchemardesque.

 

Il y a bien des façons de consommer de la chair humaine : il y a des vivants qui mangent des morts dans des rituels, comme les bons vieux Tupinambas d'Amazonie. Parfois pour survivre, comme les naufragés du radeau de la Méduse, ou ces rugbymen uruguayens plantés dans la Cordillère des Andes. Il y a les morts qui croquent du vivant comme les zombies de Roméro. Parfois, le vivant goûte au vivant mais c'est pour la bonne cause artistique (Michel Journiac et ses recettes de boudins au sang humain – le sien. Ouf). Mais ce qui menace le plus les fondations de l'être humain et sa fragile dentelle provisoire qu'il appelle la civilisation, c'est bien cette anthropophagie qui consiste à attraper, à démembrer, à ingérer le corps d'un alter-ego sans rituel ni vernissage ni rien du tout : juste pour se nourrir, réduisant la chair humaine à une chose, une quantité physiologique, un paquet, une matière. Voilà l'effroi. Le dernier cavalier. Le dernier point de l'Apocalypse que McCarthy dépeint en dernier lieu dans ce roman du dévoilement.

 

Le dévoilement justement : dans la Nouvelle Alliance, l'Apocalypse représente en réalité une bonne nouvelle : c'est le moment de la juste rétribution, l'instauration du règne du Ciel sur le Terre. Or, il y a dans le roman de McCarthy un renversement caractéristique de notre Déprime du jour : ici, les derniers survivants doivent affronter l'absurdité générale de leur existence. La nécessité de reprendre toujours la route rappelle d'ailleurs plus les grands châtiments des mythes antiques (Sisyphe, Tantale, Prométhée et tutti quanti) que les textes bibliques. Les « élus » des derniers jours sont l'équivalent des ultimes éclats de conscience dans l'esprit d'un homme qui disparaît. Noir privilège. Le caractère insurmontable du défi est décuplé par ce combat de tous les instants d'un père pour son fils - la mère est hors-champ, disparue bien avant le début de l'errance, premier trauma pour le gamin -, cet homme vaillant qui tente de le maintenir en vie dans un monde où il n'y en a plus, mais aussi de lui transmettre les valeurs de l'humanité d'hier, comme la dignité, le courage, le refus de la prédation homme/homme comme solution de survie. En somme, l'écume la plus subtile des millénaires de civilisation, tout l'héritage moral de l'Histoire, sur de toutes petites épaules, dont l'urgence est d'abord de se nourrir et d'échapper aux cannibales qui peuvent surgir à tout instant des épaisses brumes de cendres. Un minuscule et fragile point de lumière dans ces immenses Ténèbres. Noir de noir.

 

La route, Cormac McCarthy, Le Point, 2009

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