Partie de pêche par Christophe Tabard

Tadeusz Boniek aimait la pêche pour ce qu’elle lui apportait : quiétude, tranquillité et solitude. Adrénaline aussi, mais sans le risque de se prendre une balle perdue ou un obus de mortier sur la tête.

Lorsque son métier le lui permettait, il s’échappait ainsi, parcourant le monde en quête d’endroits où il pouvait s’adonner à son activité préférée. Son truc à lui, c’était le brochet. Il l’avait taquiné le long des rives de la rivière Shannon, en Irlande. Il avait failli mourir de froid en Finlande, au pays des mille lacs, perdu au milieu de nulle part. Il en avait sorti un beau spécimen en France, dans le lac de Saint-Point, près de Pontarlier, dans le Doubs. Il avait même fait chou-blanc en Espagne où, pourtant, les indigènes locaux n’avaient pas manqué d’insister sur le fait que, chez eux, et en toute modestie, les brochets était les plus gros et les plus batailleurs au monde.

Un de ses collègues québécois lui avait chaudement recommandé ce petit paradis perdu au nord de Montréal en pays montagnais, royaume de la ouananiche, une sorte de saumon local dont la combativité était appréciée et reconnue par les pêcheurs du monde entier. Mais Tadeusz n’aimait pas ce genre de pêche sportive, à la traîne ou à la mouche. Du sport, il en faisait suffisamment dans le cadre de ses activités professionnelles et, lorsqu’il faisait tremper sa canne, il n’aspirait qu’à une chose : le calme.

Au petit matin, il avait été faire quelques vifs, des petites perches, sur le port du petit village de Métabetchouan et, en cette fin d’après-midi, il avait installé son matériel dans une barque qu’il avait louée, s’était éloigné d’une dizaine de mètres de la rive du lac Saint-Jean d’où il pouvait voir la maison qu’il occupait depuis une quinzaine de jours et avait jeté l’ancre. L’été battait son plein et l’eau de cette petite mer intérieure clapotait légèrement sur les flancs de la coque. Un vent léger caressait son crane rasé et le soleil finissant lui chauffait délicieusement la nuque. Il avait fixé un vif sur l’hameçon triple. La perchette, saisie par la bouche, gesticulait vigoureusement. Tadeusz avait monté fin, sans bas de ligne en acier. Pas d’artifice. Il aimait laisser sa chance au poisson. Pour lui, c’était une rencontre où chaque adversaire devait avoir toutes ses chances. Ne serait-ce que par respect pour cet être vivant qu’il allait abuser sur son territoire. Il avait mis le tout à l’eau, desserré le frein de son moulinet et s’était concentré sur l’énorme flotteur orange qui dansait mollement sur les flots.

L’attente.

Il y était habitué. Depuis la Bosnie, en passant par le Kosovo, la Centrafrique, l’Irak ou la Syrie, l’attente faisait parti de son être. Lorsqu’on est mercenaire, contrairement aux idées reçues, on ne passe pas son temps à se battre. Le combat occupe 5 % du temps d’un combattant. Le reste n’est que repérage, planification, entraînement, préparation du matériel. On poireaute parfois tellement longtemps que la bataille est souvent ressentie comme une délivrance, un moyen de faire enfin sortir toute cette accumulation d’ennui et de stress. D’expulser toute cette tension.

Tadeusz était de l’ancienne école : pas de sonar ni de système électronique. Même pas une clochette sur le scion, et lorsque le bouchon avait commencé à donner des petits mouvements secs, il avait instinctivement posé son doigt sur le fil. Un prédateur s’était approché et le vif, sentant le danger, tentait de sonder pour échapper à son sort mais le poids du flotteur empêchait toute tentative de fuite. Soudain, ce dernier s’immobilisa puis s’enfonça vigoureusement sous les flots au point de plier la canne. Il desserra encore le frein du moulinet et laissa filer la bobine. Les anciens disent qu’on a le temps de fumer une demi- cigarette avant de ferrer mais Tadeusz ne fumait pas. Le fil, en se déroulant, faisait en continu un bruit de crécelle bien caractéristique. Lorsque le bruit cessa, il resserra le frein, moulina légèrement pour tendre le fil puis ferra d’un coup sec en direction opposée. À l’autre bout, la prise tira avec rage et détermination. Tadeusz pouvait ressentir la puissance de l’animal. La canne se plia soudain ; au point de rupture, il dut de nouveau desserrer le frein et donner du mou. Ce petit jeu dura bien un quart d’heure avant que l’animal ne commence à montrer des signes de fatigue. Tadeusz moulina alors plus vigoureusement et commençait à apercevoir le flotteur qui remontait à la surface lorsqu’un détail l’intrigua : les sons. Pris dans son duel, il n’avait pas vraiment fait attention mais les sons semblaient atténués. Comme étouffés dans une pièce remplie de vide. Le clic-clic du moulinet, les vaguelettes qui battaient le flanc de son bateau. Même le bruit du vent et de la nature. Tout semblait s’atténuer. De même, les nuages, cotonneux et hauts dans le ciel, paraissaient ralentir leur marche au point de s’arrêter, tout comme le mouvement de l’eau et l’environnement qui l’entourait. La lumière disparut brusquement, comme une bougie qu’on souffle. Des petites étoiles s’agitèrent un instant devant ses yeux puis Tadeusz sombra subitement dans le néant.

 

Les deux soleils d’abord, dans un ciel verdâtre dépourvu de nuages. Puis des cubes en suspension. Des cubes de différents formats qui flottaient dans les airs, alignés les uns à côté des autres.

Tadeusz pensa d’abord qu’il faisait un mauvais rêve ou qu’il avait fait un AVC et il referma les yeux mais une voix résonna dans un polonais parfait, sa langue maternelle.

N’aie crainte, Tadeusz Boniek, tout va bien.

La voix était douce et bienveillante. Il n’aurait su dire si elle était masculine ou féminine.

Ouvre les yeux, Tadeusz Boniek.

Il fut pris d’une sorte de vertige lorsqu’il contempla de nouveau l’endroit. Lui aussi se trouvait dans un cube en lévitation. Il leva un bras pour en toucher la paroi mais celle-ci recula au fur et à mesure que sa main avançait. Il flottait dans une sorte de liquide épais et transparent qui formait le cube en lui-même. Tadeusz tenta de bouger plus vigoureusement mais son corps semblait pris comme dans de la gelée.

Ne t’agite pas ainsi, Tadeusz Boniek, c’est inutile. Reste calme.

— Où suis-je ? cria-t-il, et qui êtes-vous ?

Tu es très loin de chez toi, Tadeusz Boniek, mais en même temps très proche. Ton esprit primitif n’est pas encore en capacité de comprendre où tu es. Mais rassure-toi, si tu agis bien, tu rentreras bientôt chez toi.

Ce n’est pas possible, pensa-t-il, je dois être mort. J’ai dû faire un arrêt cardiaque sur le bateau, quelque chose comme ça. Je suis mort et je dois être au purgatoire.

Tu es bien vivant, Tadeusz Boniek. Il n’y a pas plus de purgatoire que d’enfer ou de paradis. Tu es ici et maintenant.

— Vous… vous êtes Dieu, n’est-ce pas ? Vous lisez dans mes pensées et vous allez me juger pour mes péchés, c’est ça ?

Je ne suis pas Dieu, Tadeusz Boniek. Le dieu que tu pries n’existe pas, ce n’est qu’un concept inventé par tes semblables pour se défaire de leurs propres responsabilités. Nul besoin de divinité pour lire en toi et savoir ce que tu penses.

— Mais bon sang, alors, qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

Au loin, sur la rangée, deux cubes massifs se détachèrent du groupe et commencèrent à amorcer leur descente. Tadeusz distingua vaguement deux formes, des êtres énormes, prisonniers comme lui de leur gangue de mélasse. Sous ses pieds se trouvait une arène, sans tribune ni spectateur qu’il eut pu distinguer. Lorsqu’ils touchèrent le sol, les cubes se diluèrent et laissèrent la place à deux créatures cauchemardesques, deux titans qui se firent face un instant avant de se ruer brutalement l’un vers l’autre. L’un de ces êtres ressemblait à une gigantesque araignée aux teintes rosâtres munie d’une paire de crochets disproportionnés. L’autre paraissait à un minotaure de la mythologie grecque, une sorte d’équidé avec un torse aux multiples bras qui s’agitaient en tous sens. Mais c’est surtout leurs têtes qui attirèrent l’attention de Tadeusz. Ces deux entités semblaient avoir un visage humain : deux yeux, un nez, une bouche, deux oreilles. Il n’en distinguait pas les détails mais il en devinait les contours. Le combat était brutal mais la violence en était atténuée par l’absence de son. Il avait l’impression d’assister à un de ces films muets du début du XXe siècle mais en très haute définition, en couleur et avec une qualité d’image exceptionnelle.

Comme eux et comme tous ceux qui sont ici, nous allons t’évaluer, Tadeusz Boniek.

— Mais qui êtes-vous, à la fin, vous allez me répondre, oui ou merde ?

Nous observons, Tadeusz Boniek. Nous observons et nous veillons à maintenir les équilibres. Toi et les autres ici présents, vous venez des quatre coins de ce que vous appelez l’Univers. Tous issus de sociétés guerrières et expansionnistes. Vous commencez à visiter d’autres planètes. Certains ont déjà même atteint une autre étoile que la leur. Nous évaluons le danger potentiel que vous représentez et si oui ou non, nous devons intervenir pour y mettre un frein.

En bas, la créature d’apparence chevaline avait perdu deux bras dans la lutte mais ne semblait pas en souffrir malgré la quantité de liquide bleuâtre qui s’échappait de ses plaies. L’arachnide contrôlait mieux ses déplacements, plus vif, tournant et ondulant autour de son adversaire à une vitesse démesurée, fondant rapidement sur sa proie pour lui infliger des dommages avant de reculer et de changer de position. À l’usure. En l’épuisant, jusqu’à l’ouverture fatale dans la défense de son rival.

— Pourquoi moi ?

Nos Quêteurs t’observent depuis longtemps, Tadeusz Boniek. Ils ont estimé que tu étais le meilleur représentant de ta race. C’est pourquoi tu es là aujourd’hui.

— Vous voulez que je me batte, c’est ça ? Pour vous divertir ? Je ne suis pas un gladiateur et je ne me donnerai pas en spectacle pour vous !

Cela ne nous divertit pas, Tadeusz Boniek. Tout ceci n’est pas un jeu. Mais peu nous importe, tu as le choix de te battre ou non. Le choix de mourir ou celui de vivre. Sache seulement que de ton comportement dépend le sort de tes semblables.

Dans l’arène, le minotaure avait perdu encore un membre mais il avait réussi à se saisir des pinces de l’être-araignée. Soudain, par un tour de force cyclopéen, il parvint à retourner son adversaire sur le dos. En un bond, il se retrouva sur lui et entreprit de piétiner sa tête avec ses sabots puissants.

En quelques secondes, tout était joué. L’arachnéen eut encore quelques spasmes, ses pattes se tendirent une dernière fois puis il s’immobilisa définitivement, le crâne en bouillie.

S’il avait été cynique, Tadeusz aurait pu répondre qu’il n’en n’avait strictement rien à foutre de ses semblables. Qu’ils pouvaient bien tous brûler en enfer. Que tout cela ne le concernait pas. Mais il savait que c’était faux. Malgré les horreurs qu’il avait pu voir commises au nom de la démocratie, de la justice ou de la liberté, il n’en restait pas moins persuadé qu’il y avait des bonnes personnes qui méritaient qu’on se batte pour elle. Qu’on en meurt, parfois aussi. Et aujourd’hui, c’était encore le cas.

Fais ce qui te semble juste, Tadeusz Boniek, et tout se passera bien.

Le corps de l’énorme arachnide commença à disparaître, comme aspiré dans le sol par un effet de décomposition accélérée tandis que le vainqueur se retrouvait de nouveau emprisonné dans sa gangue fluidique et entamait doucement son ascension. Le cube passa lentement devant lui et il put observer que, lentement, au grand étonnement de la créature elle-même, ses bras amputés avaient repoussé. Puis leurs regards se croisèrent. Un échange furtif où Tadeusz crut déceler de la peur mêlée à de la tristesse. Une larme roula même sur la joue de l’étrange mutant avant que celui-ci ne ferme les yeux et ne semble plonger dans un profond sommeil. Puis, le temps de battre des cils, il disparut dans les hauteurs, comme aspiré par le ciel, ou avalé par l’enfer.

Soudain, le cube dans lequel il se trouvait se détacha à son tour de l’ensemble des autres. Au loin, un autre cube avait fait de même et commença à entamer sa descente vers le sol de l’arène où le corps du monstrueux arachnide avait entièrement disparu. Comme si rien ne s’était passé quelques instants auparavant.

Nous allons te donner des ressources, Tadeusz Boniek. Tu seras fort et ne ressentiras pas la douleur. Montre-nous qui tu es.

Une onde de chaleur parcourut son corps nu et il se sentit soudainement puissant. Terriblement puissant. Un long bâton en acier léger se matérialisa dans sa main gauche et lorsqu’il toucha la terre ferme et sablonneuse de l’arène il se sentit tout de suite prêt au combat. Étrangement, il n’avait ni chaud ni froid malgré la présence, haut dans ce ciel vert, des deux soleils et l’absence totale de végétation.

Tadeusz faisait maintenant face à une créature de même gabarit que lui, d’aspect humanoïde, le corps entièrement recouvert d’une fourrure brune. Seuls le torse et le visage semblaient épargnés par la pilosité. Le visage était un mélange d’humain et de canidé, avec une truffe en guise de nez, plusieurs rangées de dents effilées et deux yeux vifs, alertes, effrayés qui oscillaient en tous sens à la recherche d’une issue. Elle ne semblait pas vouloir le combat. Soudain elle bondit vers sa gauche et tenta de fuir mais un mur invisible l’en empêcha et la repoussa vers Tadeusz. Il n’y avait d’autre issue que l’affrontement. La bête sembla s’y résigner, ouvrit ses mains aux griffes acérées, fit tournoyer la lance que maintenait fermement sa queue préhensile puis se rua sur Tadeusz comme un éclair. Celui-ci eu le réflexe de plonger sur le côté mais n’eut pas le temps de retirer sa main droite dont deux doigts furent sectionnés nets.

Le sang s’écoula par saccade le long de son arme qui devint glissante et poisseuse. Tadeusz prit alors une poignée de sable et en frotta son bâton. Il regarda ses doigts qui se tortillaient au sol comme la queue d’un lézard et s’aperçut qu’il n’avait pas mal.

Tout cela pouvait durer longtemps et l’idée soudaine de finir découper en petits morceaux lui donna un haut-le-cœur. Son adversaire, également, semblait perplexe devant ce spectacle. Tadeusz sentait bien qu’il ne voulait pas se battre. Que, lui aussi, allait quand même devoir se confronter à un autre lui-même, pris dans d’identiques tourments. Un adversaire qui allait malgré tout lutter pour défendre les siens mais sans grande conviction.

Tadeusz aurait bien aimé ressentir un peu la douleur. « Si ça fait mal, c’est que t’es en vie ! ». Sans douleur, comment savoir si l’on n’est pas déjà mort ?

Son rival avait repris sa position de combat et s’apprêtait de nouveau à bondir sur lui lorsque Tadeusz feinta un déplacement à gauche, roula sur sa droite et décocha un violent coup sur une de ses pattes griffues. La surprise fut de courte durée. Insensible également à la douleur, la créature velue avait déjà profité de sa proximité pour lui décocher un coup de poing sur la tempe qui lui fit perdre l’équilibre. Alors la lance, toujours maintenue solidement par la queue, s’abattit sur son torse et il ne dut son salut qu’à un ultime réflexe, roulant de côté tandis que la pointe en acier s’enfonçait profondément dans le sol. Il lui asséna un puissant coup sur le tibia qui parut se tordre sous l’impact puis il se redressa lestement et fit de nouveau face à son adversaire, les sens en alerte, prêt à bondir.

Mais la créature ne bougea pas. Elle se tenait bancale sur sa jambe droite tandis que la gauche indiquait un angle étrange à 90° au niveau de sa cheville. La lance, toujours fermement maniée par son appendice, virevoltait de part et d’autre de son corps, formant une barrière acérée infranchissable.

Le combat au corps à corps n’était pas le fort de Tadeusz. Dans les combats, on tue généralement de loin. On voit rarement le blanc des yeux de l’ennemi. La guerre du futur aura lieu à coups de baïonnettes dans une cabine téléphonique, avait prophétisé un stratège américain du siècle passé. Sauf qu’il n’avait pas prévu la disparition des cabines téléphoniques, ni l’apparition d’armes de plus en plus meurtrières qui éloignaient les soldats des champs de bataille et les confinaient dans des postes de pilotage pour drones à des milliers de kilomètres de là. Les soldats, en général, ne servent qu’à occuper le terrain et, le cas échéant, de chair à canon pour lesdits drones.

Pourtant, les réflexes étaient là. Intacts.

Son adversaire semblait comprendre la situation dans laquelle il se trouvait. Malgré – ou à cause de – l’absence de douleur, il se rendait compte que sa mobilité réduite limitait ses chances d’en sortir victorieux. Tadeusz saisit soudain l’opportunité et se mit à courir vers sa droite en arc de cercle. Son challenger tenta bien de ne pas se laisser déborder mais Tadeusz, plus rapide, parvint à profiter d’une ouverture dans sa défense pour lui asséner un coup de bâton d’une rare violence en plein visage. Un des yeux de la créature quitta son orbite sous l’impact et sa queue, sous le choc, lâcha la lance qui roula à terre. Tadeusz s’en saisit alors, posa un pied sur la gorge de son adversaire défait et leva le bras pour asséner le coup de grâce.

La bête poussa alors un long gémissement. Une plainte désespérée et Tadeusz ne put s’empêcher de noter qu’il s’agissait du premier son qu’il entendait sur cette planète. Il n’y avait eu aucun bruit hormis celui de leur lutte. Pas de cris de spectateurs, pas de chants d’oiseaux ni le souffle du vent.

Rien.

Et puis soudain, le hurlement qui venait du plus profond de cet être qu’il tenait à sa merci. Pouvait-il planter la lance dans son cœur, comme ça, tout simplement ?

Il observa de nouveau la créature morte de peur qu’il tenait en son pouvoir puis jeta au loin la lance, s’éloigna de son adversaire et cria en direction du ciel « Ça suffit ! Vous avez eu ce que vous vouliez ! Je ne le tuerai pas ! ».

— Faites de moi ce que vous voulez, souffla-t-il enfin en posant à terre son bâton et en s’asseyant, mais qu’on en finisse et vite...

 

Le temps sembla s’étirer. Son adversaire se redressa difficilement et, une fois sur pied, il fut happé par un cube de matière surgi de nulle part. Il entamait lentement son ascension lorsque Tadeusz se retrouva, lui aussi, prisonnier d’un cube semblable.

Tu as bien agi, Tadeusz Boniek. Tes actes auront des conséquences sur tes frères humains.

Ses doigts commencèrent à se reconstruire. La sueur et le sang disparurent et son corps fut comme lavé de ses péchés.

— Pourquoi vous faites ça ?

Et toi, Tadeusz Boniek, pourquoi fais-tu cela ? Ne te pose plus de questions. Ta race survivra encore un peu et, qui sait, rejoindra peut-être un jour l’Unité sur la voie de la sagesse.

Tadeusz se sentait engourdi. Il regarda au loin et crut voir son adversaire lui faire un petit signe de la main. Une lassitude pesante s’empara soudain de lui.

Rentre chez toi, Tadeusz Boniek. Que l’Unité te préserve.

L’arène disparut sous ses pieds, la vitesse d’ascension lui parut soudain phénoménale. Il ferma les yeux, cessa de lutter et s’abandonna enfin au néant.

 

Le flotteur émergea à la surface et Tadeusz put voir l’éclair blanc de l’animal qui se débattait sous l’eau. Il tendit le bras pour se saisir de son épuisette mais une douleur lui transperça les doigts. Il put malgré tout l’attraper, la plongea dans l’eau et approcha avec force la prise qui s’était essoufflée et était maintenant à sa merci.

Un brochet avait bien mordu à l’hameçon. C’était un miracle qu’il fut resté accroché, saisi qu’il était par le triple juste au bord de la lèvre supérieur. Il le hissa sur le bateau, l’enserra fermement par les ouïes puis lui retira délicatement le morceau d’acier qu’il avait dans la gueule. Le poisson n’esquissa pas un mouvement lors de l’opération. Il ne se débattait pas non plus. Vaincu et soumis, dans l’attente de son sort.

Tadeusz le regarda quelques instants puis, se penchant au bord de la barque, le remit doucement à l’eau. Sans le lâcher, d’abord, pour lui laisser le temps de reprendre ses esprits, puis, une fois l’énergie revenue, en lui impulsant un léger mouvement d’élan. « Désolé de t’avoir dérangé ». Le brochet s’éloigna alors lentement vers les profondeurs du lac, laissant Tadeusz seul et satisfait de sa soirée. Il empoigna les rames et manœuvra vers la rive. Ses doigts lui faisaient toujours mal. Un début d’arthrite ? Le signal qu’il était peut-être temps d’arrêter le métier. De se reconvertir.

De toute façon, il en avait assez de tuer. Ce n’était plus pour lui.

Fini l’aventure. Le sang, les morts, les hurlements, les exécutions, les pillages, les viols, les génocides, les destructions.

Un peu de cohérence. Mettre ses actes en accord avec ses pensées.

Il ne savait pas vraiment ce qu’il voulait mais il était convaincu de ce qu’il ne voulait plus et se sentit étrangement bien.

Revigoré.

Il avait une faim de lion, comme s’il n’avait pas mangé de la journée et qu’il avait brûlé plusieurs milliers de calories. Il aurait avalé un bœuf et salivait déjà à l’idée du petit repas qu’il allait se préparer, arrosé d’une bonne bouteille de rouge.

Sans poisson, bien sûr. Depuis tout petit Tadeusz détestait le goût du poisson.

 

Ou en PDF ici http://www.phenixweb.info/sites/default/files/partie-de-peche-christophe...

Sections: 

Ajouter un commentaire