Morts en sursis par Catherine Bolle

1. Quelques secondes après l’impact,

Antonin

 

Avant même d’ouvrir les yeux, une foule de sensations étranges m’assaille.

Ma nudité. La pression de l’eau sur mon corps et l’incapacité de fermer la bouche face au violent courant qui me malmène. Mais surtout, l’absence du besoin vital qui devrait me pousser à nager vers la surface pour reprendre mon souffle. Au lieu de ça, je m’enfonce sans résister dans la nuit de l’océan.

Qu’est-ce que je fais là ? Tout en dérivant au gré des ondes sous-marines, je fouille mes souvenirs à la recherche du moindre indice pour expliquer la situation dans laquelle je me trouve. Ils reviennent peu à peu. Le bitume qui défile sous les roues de ma V-Max. Les rayons du soleil à la surface du lac longeant la route. Le sourire d’Alison plein la tête, son parfum dans mes narines, le manque de sa peau contre la mienne. Un virage en sous-bois… et plus rien. Putain, est-ce que je serais…

 

Approchez, âmes errantes. Venez à moi, je suis la vie.

 

D’où vient cette voix métallique ? Elle vrille mes oreilles comme une mécanique mal huilée. Une lueur orangée attire mon regard sur le côté. Le courant s’accélère soudain et m’y pousse. Un rayon au diamètre impressionnant fend la nuit et s’étire du plus profond de ses entrailles en direction de la surface. Il dégage une lumière incandescente et fuse avec une force incroyable, mais autre chose retient mon attention.

Je ne suis pas le seul ici.

Des dizaines de personnes, attirées comme moi, convergent vers lui. Une femme frôle mon épaule. Elle est nue, elle aussi. À peine a-t-elle le temps de tourner la tête dans ma direction qu’elle rejoint le flot des autres corps pris dans une immense spirale autour du rayon. Propulsé à mon tour, je me retrouve coincé comme une sardine entre deux hommes inertes. Incapable d’esquisser le moindre mouvement, je suis entraîné dans la ronde macabre.

 

Venez sans crainte, vous touchez au but.

 

Au but de quoi ? Alors que le cercle me rapproche à chaque tour un peu plus près de la lumière, la réalité s’impose dans toute son atrocité. Si je ne me remémore pas la fin de ma sortie en bécane, c’est parce qu’il y a eu un pépin dans le sous-bois. Comme pour conforter l’idée, le cri des freins serrés d’un coup trop brusque rugit dans mes tympans. Où est-ce le mien ? Mais, si je suis mort, pourquoi n’ai-je pas perdu mes sensations ni ma mémoire ?

 

Ne vous encombrez plus de questions inutiles. Une vie nouvelle vous attend.

 

Cette fois, la voix a résonné à l’intérieur de ma tête. D’où sort-elle donc ? Et que laisse-t-elle sous-entendre ? Que nous allons renaître ? Moi qui ai toujours refusé de croire en la réincarnation, me voilà servi…

 

Je ne suis pas votre ennemi, faites-moi confiance.

 

Facile à dire ! La machinerie dans laquelle je suis piégé n’a rien du jardin d’Éden. Ce n’est pas le paradis que j’imaginais.

 

Ça le sera bientôt. Le rayon va vous guider jusqu’à l’hôte qui vous accueillera.

 

Le ton mielleux de cette fichue voix ne me plait pas du tout. De quel hôte parle-t-elle ? Je vais me réincarner en chat ou en chien, c’est ça ?

Un rire métallique se répand dans l’atmosphère marine.

 

Quelle âme intéressante vous êtes ! Un délice beaucoup trop rare ! Votre force de caractère promet de servir au mieux le végétal que vous allez intégrer.

 

Comment ça, le végétal ?

 

La plante ou l’arbre à l’intérieur duquel le rayon va vous guider. Grâce à votre énergie, il s’épanouira sur notre belle planète.

 

Un début de nausée m’étreint. Je vais être prisonnier d’un arbre… Pitié, tout sauf ça ! Alors que le cœur du rayon n’est plus qu’à quelques mètres, je puise dans ma mémoire à la recherche de mon souvenir le plus fort. Celui que je graverai à tout jamais dans mon âme pour ne pas oublier que je suis un être humain. Il s’impose assez rapidement. C’est le regard d’Alison juste après que nous ayons fait l’amour pour la première fois. Nous avions attendu si longtemps ce jour qu’un tourbillon nous avait emportés. En quelques minutes, j’étais devenu sien et elle mienne. Nos souffles emmêlés, nous nous étions juré de demeurer unis pour l’éternité. J’esquisse un sourire de rage : ce n’est pas une plante qui m’arrachera cet instant magique !

 

Laissez partir vos souvenirs, l’océan de l’infini les réclame.

 

Compte là-dessus ! La voix sensuelle d’Alison emplit mes oreilles tandis que son regard perdure devant mes yeux. Elle me susurre qu’elle m’aime au-delà de la raison.

Les yeux plissés, je tente de faire abstraction du spectacle abominable auquel je vais bientôt prendre part malgré moi. Les fines excroissances orangées du rayon attrapent les défunts à mesure qu’ils arrivent à leur portée. Se saisissant d’eux comme de vulgaires objets, elles les emportent à l’intérieur de la lumière dans laquelle ils disparaissent. Hors de question de me laisser faire ! Je n’appartiens qu’à Alison. Et si je suis incapable de remuer un petit doigt, mon âme ne vacille pas d’un poil.

 

Toute résistance est inutile, Accidenté. Votre route a croisé celle de la mort et vous êtes désormais promis à une autre destinée. Vous approchez de la zone de transfert, laissez-vous aller.

 

La suite de ses paroles ne m’atteint pas. Seule Alison compte. Elle et rien d’autre.

Les filaments de lumière s’emparent de l’homme juste devant moi. Dans un effort surhumain, je ferme les yeux.

Me souvenir de sa voix, de son odeur, de la chaleur de sa peau, de ses mots.

Alors que les filaments s’enroulent autour de mon torse, je fais appel à toutes les sensations qu’Alison m’inspire. C’est elle qui m’entoure de ses bras protecteurs, et pas cette impitoyable machine à réincarnation. Plus la pression de la lumière s’accentue, plus Alison est présente en moi. Peu importe qu’on m’extraie de la file des âmes pour m’emmener à l’intérieur du rayon et qu’on m’intime de lâcher prise, je reste fort tant qu’elle est là.

Tout à Alison, je ne remarque pas immédiatement le changement.

La pression exercée sur mon corps et sur mon âme n’est plus la même. La voix ne résonne plus, mais un bruit sourd de tuyauterie la remplace. Il s’amplifie à mesure de ma progression vers la surface de l’océan. Le rayon orangé laisse lui aussi place à une vase de plus en plus épaisse. Je peux enfin remuer mes membres et me mets à battre des pieds et des bras avec frénésie pour m’extirper de ce bourbier. L’issue est proche ! Faites que ce ne soit pas un arbre qui m’attende là-haut…

Enfin, mes doigts percent une croûte de terre boueuse et débouchent à l’air libre. Lorsque ma tête émerge à son tour, un immense sentiment de liberté m’envahit. Je reste immobile plusieurs secondes, en appui sur mes avant-bras, les jambes encore dans la boue. Je ne reconnais pas le paysage qui m’entoure. Un vaste champ encadré de collines. Encore sonné, je rampe à l’extérieur du trou, me redresse et titube sur quelques mètres. Puis m’étire longuement sous le soleil. Serait-il possible que j’ai cauchemardé ? Une sensation extrêmement bizarre et déplaisante met aussitôt fin à mes doutes. Je suis bel et bien mort : ma peau ne ressent pas la chaleur du soleil.

 

*

D’un geste machinal, je glisse mes mains dans les poches de mon jeans. Enfin, du jeans que j’ai emprunté. Il séchait sur un fil avec le reste d’une lessive, devant une vieille bâtisse longeant un chemin en terre. Le tee-shirt délavé qui pendait à côté du pantalon me va au poil. Je ne suis pas fier de les avoir subtilisés à leur propriétaire, mais ce n’est que temporaire.

Je marche au hasard. L’endroit où j’ai débarqué semble peu fréquenté. Ce terrain accidenté de moyenne montagne me rappelle les volcans d’Auvergne que mes parents adoraient. Me croient-ils mort ? Bien sûr, pauvre imbécile ! De même qu’Alison… L’envie de la retrouver me tord les tripes depuis mon retour sur Terre. Avec un peu de chance, j’arriverai avant qu’elle n’ait décidé de rendre les clés de l’appartement qu’on vient juste de louer. Notre petit nid d’amour. On devait choisir le papier peint ensemble. Nos divergences au sujet de la déco m’arrachent un sourire.

Le bruit d’une voiture me tire de mes rêveries. Voilà une chance à ne pas laisser filer. Sans hésiter, je tends mon pouce. Les virages successifs laissent peu à peu apparaître le véhicule. Le modèle ne me dit rien. Ça ressemble à une Peugeot 205, mais son allure est beaucoup plus moderne. Le bras raidi, je reste stupéfait lorsque la voiture s’arrête. Une 206 ? J’aurais loupé la mise en circulation de ce nouveau modèle ? Un mauvais pressentiment me serre les boyaux. La vitre s’abaisse côté conducteur sur une paire de moustaches hors du commun.

— Tout va bien, monsieur ?

Le pouce toujours droit, j’hésite un instant avant de demander en tremblant :

— En quelle année sommes-nous ?

L’homme m’observe en silence. Ses yeux descendent sur mes pieds nus puis remontent sur mon visage et mes cheveux, sa lèvre inférieure tressaute en un tic nerveux et ses doigts se crispent sur le volant. Lorsque je répète ma question, il cligne des paupières et porte une paume à son menton avant de répondre :

— On est en 1999. Vous êtes certain que tout va bien ?

1999 ! Mon bras retombe le long de mon corps et je titube.

— Impossible. Ça ferait sept ans…

— Sept ans que quoi ?

— Que je suis…

Dans un sursaut de lucidité, je suspends ma phrase. Immédiatement, une information s’impose à moi : Alison ne vit plus dans notre appartement. Peut-être même a-t-elle déménagé très loin pour tourner la page. Peut-être a-t-elle refait sa vie… Non, l’imaginer dans les bras d’un autre est au-dessus de mes forces ! Je bascule la tête en arrière pour prendre une grande bouffée d’air, mais mes poumons vides ne se gonflent pas.

La voix de l’homme me parvient de très loin :

— Vous voulez que je vous dépose quelque part ?

— Oui.

Peu importe où se trouve Alison à l’heure actuelle. C’est pour elle que je suis revenu à la vie, et ça, ce n’est pas un hasard. Je frotte mes yeux avant de les poser sur le conducteur et de terminer ma phrase :

— Dans le village le plus proche.

Après un dernier regard dubitatif du moustachu, la portière côté passager s’ouvre.

— Montez.

 

 

2. Dix jours plus tard, à l’instant où l’assiette lui échappe des mains,

Alison

 

Et merde, c’est bien ma veine ! Sur la terrasse bondée de touristes, en plus ! Je me baisse pour ramasser les morceaux éparpillés entre deux tables.

— Pas la peine de les planter, tente de plaisanter un homme au visage violacé, ça ne pousse pas.

Je me contente d’un sourire pincé, tandis que sa compagne assise en face de lui glousse et ajoute sur le ton de la confidence :

— En parlant de ça, j’ai eu Mimi au téléphone ce matin : tous ses légumes sont en train de crever. Pourtant, tu connais Mimi : c’est la meilleure main verte !

Je me hâte de rentrer à l’intérieur de la crêperie, toutes ces banalités me donnent mal au crâne. La radio un peu trop forte aussi. Affairé devant les appareils de chauffe, Séra reprend à tue-tête le refrain du tube de l’été que je ne supporte plus.

— Qu’on a tombé la chemise ! Tomber la…

Il suspend son déhanché devant mon air maussade.

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon cœur ?

— Rien de grave, juste une assiette cassée. Et un grand besoin de vacances !

Les débris rejoignent la poubelle, je me lave les mains en vitesse et m’empare de deux autres commandes en attente.

— La fin de la saison approche tout doucement, essaie-t-il de me rassurer.

Mais le clin d’œil qui accompagne ses paroles m’agace plus qu’autre chose, aujourd’hui.

— Je te signale qu’on n’est que début août.

Sans attendre, je ressors sur la terrasse où plusieurs clients commencent à s’impatienter. Lorsque je reviens à l’intérieur, les bras chargés et le calepin noirci, Séra me fait signe de me taire.

— Viens, ils en parlent encore à la radio !

Qu’est-ce qu’il raconte ? L’oreille tournée en direction de l’appareil, il attend, immobile. Le sang me monte à la tête en un quart de seconde.

— Tu te fous de moi ? J’ai une dizaine de crêpes en commande !

— Chut ! Écoute…

Dépitée, je pose les assiettes sales sur le bar. Le ton affolé du journaliste est surjoué, c’en est risible !

« Le phénomène s’amplifie de jour en jour et commence à inquiéter les habitants de toute la région qui voient arriver dans leurs villages des hommes, femmes et enfants complètement nus et aux cheveux blancs. Rendons-nous justement à… »

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

— Ça y est, trépigne Séra, les extraterrestres débarquent !

Je secoue la tête et soupire bruyamment.

— En attendant, il y a un tas d’humains affamés dehors qui attendent tes putains de crêpes !

— T’énerve pas, mon cœur, je m’en occupe.

Je préfère ignorer le nouveau clin d’œil qu’il m’envoie en même temps qu’il écoute la suite de ce reportage bidon. Qu’est-ce que les journalistes ne feraient pas pour attirer l’attention ! L’article sur l’accident d’Anto remonte d’un coup à la surface.

Non, cesse d’y songer. Tout ça appartient au passé, il faut laisser les morts partir, tourner la page. Comme j’aimerais que ces mots qu’on m’a tant répétés s’impriment une bonne fois pour toutes !

 

*

Les quais sont encore envahis de touristes en ce début de soirée, mais peu importe. Rien de tel que rentrer à pied pour décompresser après le travail. Nous n’ouvrirons jamais la crêperie au-delà de vingt heures, Séra peut toujours s’accrocher à son idée ! Je ne l’ai pas suivi à Concarneau pour trimer douze heures par jour. Parfois, je me demande qui il préfère : son restaurant ou moi ? Arrête, ma vieille ! Tu sais à quel point il t’aime. Il a été jusqu’à accepter de… Mes pensées sont brutalement interrompues par un homme étrange qui s’approche de moi en titubant, le regard perdu. Sa démarche hésitante, son dos voûté et ses cheveux blancs contrastent avec ses traits plutôt jeunes.

— Où sont passés les chalutiers ? me demande-t-il d’une voix rauque.

— Quoi ?

— Et les conserveries ? Elles ont disparu aussi ?

Ses yeux hagards me mettent mal à l’aise, je m’écarte d’un pas.

— Désolée, monsieur. Je ne suis pas d’ici.

Il n’insiste pas et poursuit son chemin en grommelant des choses incompréhensibles. Bon sang, c’est la journée des trucs complètement dingues ! Je hâte le pas.

 

À peine ai-je ouvert la porte de l’appartement qu’Odilie me saute dans les bras.

— Maman !

J’ébouriffe sa frange, la prends dans mes bras et enfouis mon nez dans son petit cou.

— Bonsoir, ma chérie. La journée s’est bien passée ?

— On est allées se baigner avec mamie. Papa arrive ?

— Oui, il termine le ménage au resto et il rentre.

Ma mère m’attend au salon. Comme à son habitude, elle n’a pas pu s’empêcher de préparer le dîner : la salade composée est déjà posée au centre de la table. Après un baiser sur le front d’Odilie, je lui rends sa liberté et me laisse tomber sur le canapé aux côtés de ma mère. La télécommande dans la main, elle est totalement absorbée par un reportage et remarque à peine ma présence.

Je soupire.

— Qu’est-ce que vous avez tous à écouter les informations, aujourd’hui !

— Il se passe des choses graves, murmure ma mère pour toute réponse.

Elle monte le son pour me faire taire. Je lève les yeux au plafond. Depuis la mort d’Anto, plus rien ne me semble grave. Lorsque Séra a ouvert la porte de l’appart sans frapper et que j’ai vu son visage dévasté par la douleur, le sol s’est ouvert sous mes pieds avant même qu’il ne prononce les mots qui allaient ronger ma vie durant des mois. « Antonin a eu un accident de moto ». Alors la terre peut bien s’arrêter de tourner si ça lui chante.

— Regarde ça, insiste ma mère.

Derrière ses grosses lunettes, ses yeux sont exorbités. D’accord, voyons ce qui arrive de si perturbant sur notre chère planète. La caméra embarquée dans un hélicoptère retransmet le reportage en direct. On distingue un paysage vallonné, des champs et des forêts. C’est plutôt agréable. Pourtant, la voix du journaliste se veut inquiétante. « C’est ici, au cœur des volcans d’Ardèche, que le phénomène perdure depuis plusieurs jours. Au milieu d’un champ de céréales, un véritable bourbier rejette des dizaines de corps d’hommes, de femmes et d’enfants, tous bien vivants ! Ils sont reconnaissables aux cernes creusés sous leurs yeux et aux cheveux blancs qui encadrent leur visage maladif ». La caméra fait un zoom sur un genre de marécage boueux dans lequel on aperçoit des corps qui remuent. Ma mère étouffe un cri.

— C’est la fin du monde !

— Ne me dis pas que tu crois à ces conneries ! C’est un canular, rien de plus.

— Non, regarde !

Un gros plan sur le trou au centre du champ nous projette une scène digne d’un film d’horreur. Des centaines de petites bulles éclatent à la surface comme dans une casserole en ébullition. Soudain, des doigts émergent, suivis de deux bras et d’une tête dégoulinante de vase. « Aucun spécialiste ne parvient pour le moment à expliquer le phénomène, mais les autorités recommandent la plus grande prudence à la population environnante. À l’heure actuelle, les gendarmes tentent d’ailleurs de baliser la zone ».

— Qu’est-ce que c’est, maman ?

J’arrache la télécommande des mains de ma mère et éteins le téléviseur.

— Rien, ma chérie. Papa va arriver, file te laver les mains avant de passer à table.

— Alors ? me questionne ma mère tandis qu’Odilie court à la salle de bains. Tu crois toujours à un canular ?

Je passe une main derrière ma nuque et hausse les épaules.

— De quoi veux-tu qu’il s’agisse ?

J’ajoute en plaisantant :

— Séra pense que les extraterrestres passent à l’attaque.

— Hum, je pencherais plus pour le retour des morts vivants, si tu veux mon avis.

Aussitôt ces mots prononcés, ma mère porte une main à sa bouche.

— Oh, excuse-moi ma chérie. Je ne voulais pas remuer le passé.

— T’en fais pas, maman. Ces reportages ne remuent que de la boue, rien d’autre.

Je me redresse et m’étire.

— Allez, oublions tout ça, hein ? J’aimerais passer une soirée normale.

Ma mère acquiesce sans grande conviction.

Malgré tout, tandis que je mets la table, une idée improbable se fraie un chemin dans mon esprit. Impossible de m’en détourner en dépit de mes efforts pour me concentrer sur les couteaux et les fourchettes. Une idée à la fois douloureuse et porteuse d’un espoir fou.

Et si ma mère avait raison ?

 

 

3. Cinq jours plus tard, sur le point de perdre patience,

Antonin

 

La file d’attente n’en finit pas. Coincé entre deux morts, au fond de la mairie d’Aubenas, j’ai l’impression de revivre l’expérience atroce de la ronde autour du rayon. Bientôt deux semaines que je suis revenu à la vie, et toujours aucune nouvelle d’Alison, ni d’aucun membre de ma famille. Je place tous mes espoirs dans les autorités pour m’aider à les retrouver et je ne suis pas le seul, apparemment. C’est dingue comme on a besoin de repères, même quand on est mort !

La voix de la secrétaire s’élève soudain de derrière le guichet :

— La mairie va bientôt fermer ses portes. Nous nous voyons dans l’obligation de limiter l’attente aux cinq derniers clients.

Les protestations s’élèvent dans la salle. La voix nasillarde de la femme à bout de nerfs tente de les couvrir.

— Nous faisons notre possible pour accéder à vos demandes très… particulières, mais nous ne pouvons pas aller plus vite que la musique ! Veuillez revenir demain.

Je frotte mes yeux et secoue la tête. Parie combien que les portes de l’établissement seront fermées demain. Comme toutes les mairies des villages aux alentours, débordées par l’afflux des morts à la recherche de leurs proches.

— Je ne sortirai pas d’ici avant d’avoir obtenu des réponses ! hurle un gaillard à la carrure de rugbyman en dressant le poing.

— Moi non plus ! s’écrie une vieille édentée.

De l’air ! Même si respirer n’est plus vital pour moi, j’étouffe ici. À coups de coude, je réussis tant bien que mal à m’extirper de la foule. Dehors, le soleil est encore haut dans le ciel et sa luminosité m’éblouit. Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’un comité d’accueil nous attend sur la place de la mairie. Des soldats en treillis ont investi les lieux et nous invitent à nous diriger vers des camions de l’armée au centre de la place.

— À partir de maintenant, c’est nous qui prenons en charge la recherche de vos familles ! s’époumone un gradé.

— Qu’est-ce que vous racontez ? éclate une voix dans mon dos.

Je reconnais celle du rugbyman. Un autre surenchérit, dans un mélange de français et d’anglais. Le gradé leur fait signe d’avancer sans poser de questions.

— Du calme, messieurs ! La situation est sous contrôle. Faites-nous confiance et vous retrouverez rapidement vos proches.

Pourquoi est-ce que le doute m’envahit malgré ses paroles rassurantes ? Où vont-ils nous emmener ? Pris par l’effet de groupe, je suis le mouvement sans discuter. De toute manière, que peuvent-ils nous faire ? On est déjà mort, on ne risque pas grand-chose…

Mais alors que je m’apprête à monter dans le camion, je reçois un coup à la tête. Interloqué, je me retourne. Deux gamins ricanent derrière les soldats.

— T’as senti quelque chose, le macchabée ?

Ce qui me tient lieu de cœur se serre comme s’il avait pris un coup d’électrochoc. Je fixe le plus jeune d’entre eux qui ne doit pas avoir plus de huit ans. La peur qui traverse son regard et son mouvement de recul me font encore plus mal que le reste. Son aîné l’entraîne à l’autre bout de la place, un appareil collé à l’oreille et dans lequel il braille. Voici donc les fameux téléphones portables dont j’entends parler depuis des jours. Quel est ce monde dans lequel je suis revenu ? Les choses ont-elles évolué à ce point en si peu de temps ? Toutes ces questions me rongent, et l’une d’elles par-dessus tout : si Alison me rejetait, elle aussi ?

— Bon, tu avances ! me presse un militaire. On ne va pas y passer la journée.

Une violente envie de lui exploser le nez me traverse l’esprit. Il a de la chance que j’aie toujours prôné le pacifisme. Je monte dans le camion et m’assois à côté d’un enfant. Prostré, il s’est recroquevillé et se fait le plus petit possible. Je n’ose pas l’embêter avec mes questions. J’ai essayé d’engager la conversation avec mes semblables les premiers jours. Je me rappelle ma joie immense quand j’ai constaté que je n’étais pas un cas unique dans cette histoire ahurissante. Puis j’ai rapidement abandonné toute idée de communication devant l’incompréhension générale. Désormais, seul mon objectif premier compte : retrouver la femme de ma vie.

 

La bâche relevée à l’arrière du camion me permet de constater que nous filons à travers la campagne. À mesure que nous progressons, mon malaise s’épaissit. Un panneau à la sortie d’un village retient mon attention et confirme mes craintes.

Nous prenons la direction des volcans d’Ardèche.

Une chose est certaine : pour nous éliminer, l’armée pourrait essayer de nous renvoyer là d’où nous venons. Dans le trou nauséabond. Mais je suis certain d’autre chose : il est hors de question que j’y retourne. Si mes doutes s’avèrent, je fausserai compagnie à l’armée dès la première occasion.

Nous roulons durant un temps infini. La vieille édentée est assise en face de moi. Les yeux dans le vide, elle triture machinalement une mèche échappée de son chignon. Le jogging rouge dont on l’a affublée lui donne un air aussi ridicule que malheureux, une preuve de plus que nous embarrassons les autorités et qu’elles ne feront aucun effort pour nous aider. Au contraire.

Enfin, le camion s’engage sur un chemin de terre. Nous touchons au but, mais lequel ? Le véhicule s’immobilise et aussitôt, deux rangées de soldats se tiennent prêtes à encadrer notre sortie. Avec appréhension, je descends du camion à la suite des autres morts et suis la file sans rechigner. Un coup d’œil sur l’environnement autour de nous amplifie mon angoisse : nous nous trouvons dans une sorte de camp improvisée en pleine nature. D’immenses chapiteaux blancs ont été dressés les uns à côté des autres et les morts s’entassent à l’intérieur. Ça ne m’étonnerait pas que la source boueuse soit tout près d’ici.

On nous conduit au centre du camp, sous le plus vaste chapiteau. Un nombre incalculable de morts attendent à la queue leu leu, alignés sur plusieurs rangées. Nous nous engageons tous à leur suite et le même manège recommence.

Comment vais-je sortir d’ici ? L’endroit est complètement contrôlé par l’armée, je ne vois qu’une solution : une bonne révolte qui sèmerait la pagaille et m’offrirait une diversion. Mais les regards pleins d’espoir de mes congénères réduisent ce projet à néant : tous comptent obtenir des informations sur leurs proches à l’issue de l’attente. Pourtant, rien n’est moins sûr. Il y a fort à parier que tout ça n’est qu’une mise en scène destinée à nous canaliser.

 

Des éclats de voix à l’avant du chapiteau attirent mon attention.

— Du balai ! hurle un militaire. Éteignez votre caméra et quittez immédiatement la zone ! Aucun journaliste n’y est admis.

Des journalistes ! La voilà, la solution ! Le plus discrètement possible, je m’extirpe de la file d’attente et m’approche d’eux. Un attroupement de militaires s’est déjà formé autour des journalistes que je distingue à peine.

— Je vous le répète, dit l’un d’eux d’une voix posée, ce courrier du ministre de l’Intérieur nous donne le droit de réaliser un reportage pour le JT de TF1.

— Faites voir ça, crache un soldat.

Concentrés sur les reporters, aucun ne prête attention à moi. J’en profite pour avancer au plus près d’eux. Le journaliste poursuit sur le même ton :

— Nous voulons seulement rassurer la population sur le phénomène, rien de plus. L’interview d’un mort, deux trois prises du lieu et basta, l’affaire sera classée.

Le silence des militaires devient pesant. Visiblement, aucun d’eux n’est habilité à prendre la décision de virer ces mecs soi-disant mandatés par l’État. C’est le moment d’en profiter. Je glisse un bras entre deux militaires, histoire qu’on me remarque.

— Pour l’interview, je suis partant.

On s’écarte aussitôt et je m’attends à me faire éjecter illico presto, mais les mines dubitatives des soldats s’allongent un peu plus face à moi. Le caméraman, un type trapu à l’allure décontractée, saute sur l’occasion.

— Plus vite ce sera fait mieux ce sera, non ?

Je reconnais la voix calme et profonde. Celui qui semble le plus gradé parmi les soldats finit par hausser les épaules.

— Très bien. Vous avez dix minutes, pas une de plus. Et ne filmez rien sans notre présence.

— Ça marche, chef, lui répond l’homme avec lequel je sens que je vais m’entendre.

Sans perdre une seconde, nous nous installons dans un espace dégagé à l’arrière d’un chapiteau. Tandis que le caméraman effectue les derniers réglages, je sens le stress monter en moi. Alison regardera-t-elle le reportage ? Et va-t-elle me reconnaître, avec ces cheveux blancs auxquels je ne m’habitue pas moi-même ?

— C’est bon, mon gars. On y va.

Dans un réflexe devenu inutile, j’inspire profondément et fais signe aux journalistes que je suis prêt.

 

 

4. Debout devant le téléviseur, les doigts crispés sur la télécommande,

Alison

 

— Tu le connais, maman ?

La voix de ma fille semble lointaine. Incapable de détacher les yeux de l’écran, je murmure un « oui » à peine audible.

— C’est qui ? insiste Odilie.

Sans réfléchir, je laisse échapper les mots que j’ai rêvé de prononcer tant de fois.

— C’est Antonin, ton…

— Non !

Le cri de ma mère me ramène à la réalité. Effondrée sur le canapé, elle m’observe, la main sur la bouche et les yeux pleins de larmes. Séra passe un bras autour de mes épaules.

— C’est Antonin, mon meilleur ami, dit-il dans un souffle. Il est mort dans un accident de moto, il y a sept ans.

— Pourquoi il passe à la télé, s’il est mort ?

Je sens les grands yeux de ma fille fixés sur moi, mais impossible de pencher la tête dans sa direction. Au lieu de ça, je pose sur ma mère un regard suppliant.

— Viens, ma petite, dit-elle en se redressant péniblement, tu vas m’aider à préparer le souper.

J’attends qu’elles s’éloignent avant de laisser échapper le premier sanglot.

— Donne-moi la télécommande, demande Séra, tu n’as pas à t’infliger ça.

— Si ! J’ai besoin de comprendre ce qui nous arrive.

Les yeux rivés dur l’écran, je monte le son. Sous le choc depuis que le présentateur a annoncé l’interview d’Antonin Dumont, un homme revenu d’entre les morts, j’ai à peine entendu l’entretien. Son teint blafard et surtout ses mèches blanches sur son front ont décuplé mon émotion, mais à présent, je veux l’écouter. Séra n’insiste pas. La main toujours serrée autour de moi, il se contente de déposer un baiser sur ma tempe. Perdue dans les yeux creusés par les cernes de l’homme que j’aime, je ne réagis pas.

— Racontez-nous, Antonin, enchaîne le journaliste sans se douter du séisme que son interview est en train de provoquer. Comment êtes-vous revenu à la vie ?

— Grâce à une femme.

Il fixe la caméra et ajoute :

— Ma femme.

Les doigts de Séra se crispent sur mon épaule. J’avance d’un pas pour me dégager de son étreinte et le regrette aussitôt. Mais les excuses envers Séra attendront, aucun mot d’Antonin ne doit m’échapper. Il poursuit, la lèvre tremblante :

— C’est en pensant très fort à elle que j’ai ouvert une autre voie, je pense.

— Expliquez-vous.

— Comment dire… Après la mort, nous sommes destinés à nous réincarner dans une plante ou un arbre, mais grâce à Alison, j’ai pu échapper à ce destin.

— Vous voulez dire que vous êtes le premier à être sorti du fameux trou ?

— Oui.

L’interview est brutalement interrompue par un homme qui place sa main devant la caméra. Après une coupure de quelques secondes, l’antenne rebascule sur le présentateur et son sourire contracté. La télécommande m’échappe et tombe au sol. Le cœur sur le point d’exploser, je m’écroule sur le canapé en poussant un cri rauque. Horreur ? Espoir ? Je ne sais pas. Une seule chose est certaine : Anto est revenu à la vie pour moi. Et je ne compte pas le laisser repartir dans le monde des morts.

 

*

Mes mains moites glissent sur le volant, je les essuie sans cesse sur mon pantalon en toile depuis que j’ai pris la route. Comme la nuit m’a semblé longue ! Je n’ai pas pu fermer l’œil et ai bien failli m’éclipser de l’appartement avant l’aube. Les mêmes images tournent en boucle depuis hier soir. Mon Anto dans ce camp de réfugiés pour morts. Quand ils ont montré à la télé la zone ultra protégée par l’armée dans laquelle ils entassent les revenants, j’ai cru vomir. Moi qui refusais de croire à ces histoires, me voilà aux premières loges !

Les kilomètres s’égrainent, mais ma détermination reste intacte : je ne quitterai pas le camp sans l’homme de ma vie. Le père de ma fille. Le baiser que Séra a déposé sur mes lèvres ce matin avant mon départ n’y fera rien, la situation a changé.

 

Le soleil est déjà bas dans le ciel lorsque j’arrive au cœur des volcans d’Ardèche. Pas besoin de chercher longtemps ma destination : une trentaine de kilomètres avant Aubenas, un barrage bloque les automobilistes. Nous roulons au pas, et de nombreuses voitures font demi-tour. Après dix heures de route, mes yeux commencent à piquer, mais hors de question de flancher si près du but. J’attends patiemment, portée par le souvenir d’Anto. Les militaires peuvent toujours tenter de m’arrêter, ils ignorent à qui ils ont affaire !

Au bout d’interminables minutes, je finis par atteindre le barrage où plusieurs soldats poireautent. L’un d’eux s’approche de ma vitre déjà baissée.

— La raison de votre présence ici ?

J’hésite un court instant, j’ai eu le temps de peser le pour et le contre de ce que je m’apprête à dire.

— Je suis la femme du défunt qui s’est exprimé hier soir à la télé.

L’homme reste impassible. Une sueur froide naît à la racine de mes cheveux. Qu’il se décide à réagir ! Portant une main à son menton, il jette un regard à ses collègues en retrait.

— Ne bougez pas, me sort-il avant de les rejoindre.

Où veut-il que j’aille ? Le barrage m’empêche toujours d’avancer… Alors que l’idée de le forcer me traverse, le militaire revient, visiblement mal à l’aise.

— Nous allons vous escorter au camp, déclare-t-il sans me regarder.

Ça y est, j’ai réussi ! Un dernier coup d’œil dans le rétroviseur pour remettre une mèche en place et me frotter les joues, puis je gare ma voiture et les suis.

 

Les quelques kilomètres qui nous séparent du camp me semblent les plus longs de toute ma vie. Dire qu’Anto m’attend au bout de ce chemin ! Lorsque nous nous arrêtons à l’entrée de la zone et qu’un soldat m’escorte à travers le camp, la nausée me prend à la gorge. Il y a des morts partout, des hommes, des femmes et surtout des enfants. Les yeux hagards, ils marchent les uns derrière les autres en direction d’immenses chapiteaux sous lesquels ils s’entassent sans rechigner. Que leur fait-on croire pour qu’ils soient aussi dociles ? Qu’ils vont retrouver leur famille ? Le peu que j’ai vu me permet d’en douter : je n’ai aperçu aucun autre vivant, hormis les militaires, sur la route qui mène au camp.

Le soldat m’entraîne vers une tente un peu à l’écart et me demande de patienter à l’intérieur. Elle n’est pas très grande, mais on y tient debout. Je me laisse tomber sur l’une des deux chaises installées de part et d’autre d’une table de camping. La tête me tourne de fatigue, mais je refuse d’écouter mon corps. Du revers de la main, j’éponge mon front humide. Qu’il fait chaud, là-dessous !

Soudain, le son grésillant d’un haut-parleur me fait sursauter. Ça vient de l’extérieur. Je ne comprends pas tout de suite le sens de l’annonce retransmise. Je me redresse et tends l’oreille. Le message tourne en boucle. « Je répète : la compagne d’Antonin Dumont l’attend au camp ». Qu’est-ce que ça signifie ? Il n’est pas là ? Alors que je suis sur le point de quitter la tente pour demander des explications, un pan de la toile s’entrouvre et un soldat entre, suivi de deux hommes très étranges. Leur teint blafard et leurs cheveux blancs qui encadrent des visages jeunes laissent supposer qu’ils sont morts. Pourtant, ils sont vêtus de costards comme des hommes d’affaires et dégagent une assurance loin des regards fuyants que j’ai croisés dans cet endroit morbide. Qui sont-ils ? Comme s’il lisait dans mes pensées, le soldat m’explique calmement :

— Votre conjoint a quitté le camp, la nuit dernière. Nous pensons qu’il se trouve dans les parages et, à l’instant où nous parlons, des véhicules diffusent dans un rayon de vingt kilomètres le message que vous venez d’entendre. Ces messieurs des services secrets nous aident à le localiser pour que vous soyez de nouveau réunis.

Qu’est-ce qu’il raconte ? Ils emploient des morts aux services secrets, maintenant ? Il me prend vraiment pour une gourde ! S’il pense que je vais gober ses bobards, il se trompe ! Je fais un pas en avant.

— Écoutez, je vous remercie pour votre aide, vraiment. Mais je préfère partir d’ici et…

— Non madame, vous n’irez nulle part, m’interrompt l’un des soi-disant agents secrets.

La vibration métallique dans sa voix me file la chair de poule. Même le soldat sourcille et se décale d’un pas sur le côté. Ça ne trouble pas les deux morts qui esquissent en même temps un sourire mauvais. Un frisson de terreur glisse le long de ma colonne vertébrale et une idée s’immisce dans chacun de mes atomes : où qu’il soit, Anto ne doit absolument pas revenir ici.

Le militaire toussote.

— Bien, maintenant que les choses sont claires, je vous prie d’attendre gentiment ici, Madame.

Un tremblement s’empare de tous mes membres.

— Vous allez me laisser avec eux ?

Le rire grinçant des deux créatures me répond.

— Rassurez-vous, nous attendrons dehors, finit par lâcher celui qui s’est déjà exprimé.

Après m’avoir dévisagée une dernière fois, ils quittent la tente. Je tends la main derrière moi et recule jusqu’à sentir le dossier de la chaise sur laquelle je m’effondre. Le soldat murmure de vagues excuses avant de filer à son tour, me laissant seule avec mon désespoir.

 

 

5. Sous un immense châtaignier en train de perdre ses feuilles,

Antonin

 

Les couleurs flamboyantes du coucher de soleil donnent aux feuilles qui tombent dans ma paume un aspect magique. L’automne est arrivé avec deux mois d’avance. Je me laisse aller contre le tronc solide en même temps que la réalité s’impose à moi : cet arbre est en train de mourir parce que l’âme qui devait l’intégrer est revenue à la vie. Qu’ai-je donc fait ?

Je lève les yeux sur les branchages de cet ancêtre de la nature. Si tout ça me permettait au moins de revoir Alison, mais rien n’est moins sûr, désormais. J’ai compris ma terrible erreur à l’instant où le gradé a interrompu l’interview, hier soir. L’être à l’origine de tout ce cirque ne peut qu’intéresser les autorités, j’aurais dû m’en douter avant de répondre bêtement à la question du journaliste. Comme s’il regrettait de me l’avoir posée et mesurait les conséquences de son acte, celui-ci m’a rapidement glissé à l’oreille : « Courez, je m’occupe de la diversion ! » avant de déclencher une bagarre dans les règles de l’art.

Comment vais-je retrouver celle que j’aime, maintenant ?

Soudain, un bruit étrange me parvient de la route, en contrebas. Une annonce qui grésille dans les haut-parleurs embarqués sur un véhicule. Je tends l’oreille et me fige.

Les salauds ! Ils détiennent Alison…

 

*

Je n’ai pas hésité longtemps.

Encadré par quatre soldats, j’avance dans le camp, jetant des regards désespérés à la ronde pour tenter de l’apercevoir. La nuit est tombée et les lampes installées à la va-vite n’éclairent pas grand-chose. Où la retiennent-ils ? Nous nous arrêtons devant une tente un peu à l’écart et deux hommes viennent aussitôt à moi. Morts ou vivants ? Leur allure ne me dit rien qui vaille.

— Vous voici enfin, Accidenté. Vous nous avez donné du fil à retordre.

La voix métallique ! La mort en personne, ici ! Pourvu que…

— Où est-elle ? Où est Alison ?

À cet instant, la tente s’entrouvre et mes jambes manquent de se dérober sous le poids de l’émotion. Avant que quiconque ne puisse réagir, elle court et se jette dans mes bras. Mes mains l’entourent en même temps que ma bouche cherche la sienne avec l’avidité d’un assoiffé en plein désert. Ses larmes mouillent mes joues, comme j’aimerais pouvoir y mêler les miennes ! Elle suffoque, secouée par des sanglots et un rire qui la rendent magnifique. Je m’écarte un peu pour m’imprégner de chaque trait de son visage. Qu’elle a maigri ! Tout en la tenant fermement par la taille, je glisse une main dans ses cheveux puis lui caresse les tempes, les joues, les lèvres. Plus rien n’existe autour de nous, jusqu’à ce que la voix métallique résonne de nouveau.

— Comme ces retrouvailles sont touchantes ! Vous nous voyez navrés de devoir y mettre fin.

— Non ! rugit Alison en resserrant son étreinte. Pas maintenant !

Mais nous savons tous deux que les secondes passées ensemble sont comptées. Nos mots s’entrechoquent au milieu de baisers qui meurent beaucoup trop vite, telles des flammes vacillantes. Je ne comprends pas tout de suite les paroles d’Alison.

— Quoi ?

— Tu as une fille, Anto. Elle s’appelle Odilie et elle a sept ans.

— Une fille ?

— Elle te ressemble, réussit-elle à articuler dans un sanglot déchirant.

— Il faut y aller, Accidenté, nous interrompt le croque-mort. Vous avez causé assez de dégât à l’équilibre de la nature.

C’est donc ça ! Mon retour dans l’océan des âmes mettra un terme au dérèglement que j’ai créé… Alors que deux mains me saisissent par les épaules et commencent à me tirer en arrière, je me penche à son oreille.

— Quoi qu’il arrive, tu dois vivre, mon amour. Pour notre fille.

À peine avons-nous le temps d’échanger un ultime baiser qu’on nous sépare. Nos doigts emmêlés jusqu’au bout laissent place à un vide immense à l’instant où la peau d’Alison quitte la mienne. Son cri déchire la nuit, des soldats l’empêchent de nous suivre. Mes deux bourreaux accélèrent le pas en direction des arbres qui jouxtent le camp, impossible de résister à leur poigne de fer. Les yeux rivés sur Alison, je commence à réaliser que je ne la reverrai plus jamais. Une dernière pensée me traverse juste avant qu’elle ne disparaisse de ma vue.

Je hurle de toutes mes forces :

— Al ! As-tu une plante chez toi ?

Sa réponse me parvient de très loin, mais chaque mot m’enveloppe d’une énergie nouvelle.

— J’ai offert une orchidée à Odilie l’an dernier, me crie-t-elle, la voix brisée.

Je ferme les yeux de soulagement et n’oppose plus aucune résistance à la mort. Le camp disparaît derrière les arbres sous lesquels nous nous enfonçons. Bientôt, je réintégrerai le trou d’où je suis sorti et rejoindrai la ronde macabre autour du rayon orangé, mais avec un nouvel objectif. Et celui-là, personne ne viendra le briser.

Une orchidée… Peut-être qu’à travers ses fleurs, je pourrai apercevoir le visage de ma fille. 

 

Ou en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Morts-en-sursis-catherine-...

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