Dérèglement du monde (Le)

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J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour Maalouf, écrivain libanais d’expression francophone, et ai déjà critiqué ici même, par exemple, son admirable roman Le Périple de Baldassare (2000).

Le présent essai se rapproche fort de ses fameuses Identités meurtrières (1998, consacrées au danger du nationalisme exacerbé. Certes, nous ne sommes pas ici, dans la fiction, ni non plus dans la science-fiction. Quoique. Celle-ci, depuis des lustres, et par le biais de romans et de nouvelles percutants, s’acharne à dénoncer la surpopulation, la pollution, la mainmise des multinationales, le danger de la mondialisation. Ce ne sont pas des écrivains comme Spinrad, Brunner ou Ballard qui me démentiront. Ni ceux issus de la mouvance cyberpunk.

L’essai de Maalouf ne dénonce rien d’autre, mais sous forme de méditation théorique. C’est l’expression « d’une inquiétude, c’est celle d’un adepte des Lumières, qui les voit vaciller (...), c’est celle d’un partisan de la diversité harmonieuse, qui se voit contraint d’assister, impuissant, à la montée du fanatisme, de la violence, de l’exclusion et du désespoir ». Voilà des inquiétudes très SF qui motivent l’inclusion de la présente contribution dans nos colonnes. Maalouf prend comme point de départ la chute du mur de Berlin pour signaler « le glissement de l’idéologique vers l’identitaire » qu’il constate depuis la fin de la Guerre froide, et culminant dans la fondation du régime iranien. Son idée centrale est l’angoisse ressentie devant la faillite de deux pensées, celle de l’Occident et celle de l’Islam. L’un incapable de véritablement valoriser les valeurs de sa civilisation, l’autre de sortir de l’archaïsme pour entrer dans la modernité. L’Occident n’a plus de crédibilité morale, l’Islam n’en ayant pas du tout. « Chacun tourne dans son orbite, devant son public, qui le comprend à demi-mot, et qui n’entend pas le discours adverse ».

L’ouvrage regorge de phrases pareilles, parfaitement exprimées, et qui frappent le lecteur par leur justesse sidérante. Il stigmatise le « fossé entre notre rapide évolution matérielle (...) et notre trop lente évolution morale ». Suit un long chapitre sur la légitimité des civilisations, celle qui permet d’accepter à chacun l’autorité de ses institutions. Celles des Américains, des Turcs ou des Arabes. A propos de ces derniers, il détaille longuement l’ascension et la faillite de Nasser en Egypte, qu’il considère comme un rendez-vous manqué. Ce que Maalouf souhaite pour notre temps, ce n’est pas de ’retrouver des valeurs’ mais bien d’en inventer de nouvelles, suscitées par les défis actuels. Valeurs basées sur la primauté de la culture qui ’aidera à gérer la diversité humaine’. Il prône le développement de la littérature et de l’éducation : « Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient » dit la belle parole du Talmud qu’il cite. Il souhaite un nouvel humanisme mobilisateur. A travers une digression sur l’autorité de l’Eglise confrontée à celle de l’Islam, il conclut sur la victoire de la première, qui a su assurer un contre-pouvoir politique, malgré ses errements, contrairement aux égarements de la seconde. L’Eglise valide finalement les changements de la modernité, ce qui la sauve.

Tout cela venant d’un Libanais à cheval entre deux mondes porte à réfléchir. Les Arabes se sentent humiliés, infériorisés et leur si magnifique histoire est dédaignée. D’où leur repli religieux. Maalouf voit un signe d’espérance dans la diaspora musulmane qui, mêlée au monde occidental, pourrait entamer un vrai dialogue. D’autant plus que notre Terre est confrontée à des défis sans précédents telle la crise climatique. Que faire ? Se battre désespérément comme un kamikaze, attendre que la tempête passe ou affronter les réalités nouvelles ? Toutes interrogations souvent relayées par la SF, il faut l’avouer. L’auteur voit pourtant des signes de renaissance : la poursuite du progrès scientifique, la sortie de grands pays du sous-développement ou la puissance montante de l’Union Européenne.

Arriverons-nous à une vision adulte qui nous sortira enfin de la Préhistoire ? Livre richissime, comme vous pouvez vous en rendre compte, et qui, par ses multiples questions et réponses, fait tout autant réfléchir qu’un grand roman visionnaire. Cette confession d’un homme bon et sage, issu d’un croisement de cultures, mérite l’attention la plus complète et la plus urgente.

Amin MAALOUF, Le Dérèglement du monde, Le Livre de Poche 31979, 314 p., 6,50 €.

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