L’ennemie complicité par Mathilde Haccour

— C’est énervant n’est-ce pas ? Ces voisins qui passent leur temps à racler leurs chaises et à parler fort, ils pourraient se jeter contre les murs qu’ils ne feraient pas plus de bruit.

— Je suppose.

Silence lourd.

— Ça ne te dérange pas pour lire ? Moi, je serais incapable de me concentrer !

J’acquiesçai mécaniquement, tentant désespérément de garder mon attention fixée sur les pages de mon roman.

— C’est bien au moins ce que tu lis ?

— Mmh, marmonnai-je, de plus en plus énervée.

Non, mais je vous jure ! Pas moyen d’être tranquille ici ...

— Je déteste les dimanches ! Tout est tellement morne : les gens attendent le retour de la semaine comme des condamnés à mort attendent la guillotine. Et toi avec ton livre, tu ne risques pas non plus d’apporter un peu de gaîté !

Je déposai rageusement mon bouquin sur la table basse blanc laqué du salon.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Que j’en ai marre, impossible de lire avec toi à côté ! rageai-je

— De toute façon, tu ne lisais pas.

— Pardon ?

— Les gens qui lisent vraiment sont absents, ça se voit dans leurs yeux, toi tu voulais juste faire semblant d’être occupée pour ne pas avoir à me parler.

— Je t’avais pourtant dis que je ne voulais pas de visites aujourd’hui ! bafouillai-je, vaguement honteuse à présent.

Mon invitée avait pris la sale habitude de m’imposer sa présence quand bon lui semblait. Elle venait un peu comme la pleine lune lors d’une nuit joyeuse : avec la taille effilée et une forme de pouvoir magique. Son regard sombre et envoûtant aurait pu étouffer l’humanité, et la blancheur de sa peau, telle un miroir opalescent, reflétait la lumière du soleil. La noirceur de ses cheveux recouvrait ses hanches et on aurait cru ses boucles capables de mordre comme des vipères... à la fois envoûtantes et terrifiantes...

— Bah, la vie est pleine de petits désagréments, mais ce ne sont que des infimes contrariétés comparées au reste..., murmura l’importune.

— Bon, et pourquoi es-tu venue alors ?

— Pour te parler.

— Je n’en ai pas envie.

— Mais tu ne peux rien y faire, je vais quand même rester.

Frappant du poing sur le rebord du siège, je finis pas me lever pour foncer dans la cuisine, loin de cette diablesse. Mais c’était peine perdue puisqu’elle me suivit sans broncher, comme une ombre.

— Tu peux me coller jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais pas m’obliger à te parler.

— C’est pourtant ce que tu fais.

— Eh bien, rien ne m’empêche d’arrêter !

— Pas grave, je peux parler toute seule pendant des heures, s’il le faut. Je suis très douée pour meubler les silences, ricana-t-elle.

— Où est le mal dans le silence ?

— Je ne le supporte pas, c’est tout.

— Tu m’ennuies, j’en ai marre de t’entendre.

— C’est pourtant toi qui m’obliges à parler.

J’aurais tant aimé m’éloigner de tout, m’évader, faire le vide, rêver un peu... Je voulais que la vie reprenne comme avant, quand tout paraissait simple et que les choses s’enchaînaient sans qu’on y pense. Si seulement je pouvais tout recommencer, remettre les compteurs à zéro, un peu comme ils le faisaient dans Retour vers le futur... J’enviais l’aisance des passants, leurs sourires nonchalants, leurs rires, leurs petits mondes pimpants et immaculés de tout souci ; j’étais sûre qu’ils avaient quelque chose que je ne possédais pas. J’ai longtemps cherché un mot qui décrirait cette facilité, cette insouciance et cette confiance en la vie, un mot que j’aurais collé sur mon frigo, à côté des autres magnets, et que j’aurais utilisé comme une incantation magique. Peine perdue.

— Tu n’as jamais envisagé d’avoir une relation humaine normale avec quelqu’un de consentant ? demandai-je, acide.

— Non.

— Je me disais aussi...

— À quoi bon ? Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Je m’amuse bien ici, ça me plaît de te forcer à m’écouter.

— Tu mériterais de subir les traitements que tu infliges aux autres, histoire que tu saches ce qu’on ressent quand on est harcelée chaque jour de sa putain de vie !

— J’aimerai beaucoup mais personne n’en a envie semble-t-il, se lamenta-t-elle avec des airs de martyr.

Poussant un profond soupir, je me pinçai l’arrête du nez avec lassitude. Je tournai le bouton de la radio pour tenter de couper court à toute conversation. Rien, si ce n’est des nouvelles de guerres à l’étranger, d’attentats et de crises en tous genres.

— Tu y crois, à cette histoire d’ennemi intérieur ?

— Tu parles d’une de ces théories du complot débiles ? Ou de ce genre de personne qui s’impose à toi dans ta propre maison et t’écrase de son accablante conversation ?

— Non, je parle de cette force obscure et détestable qui loge au creux de ton ventre. Celle qui te montre que tu n’es qu’une adaptée qui se repaît d’une réalité carencée, qui met en lumière la désuétude de chaque chose et démontre la bassesse de tout ceux qui t’entourent. Celle-là même qui trouve en toutes circonstances un moyen de te miner le moral, de te dégoûter de toi-même et de te montrer la mort dissimulée derrière les promesses d’avenir, souffla-t-elle avec un petit sourire cruel.

— Je t’ai toi à côté de moi, et c’est déjà bien suffisant ! Pas besoin d’un ennemi intérieur, si une telle chose existe, pour t’aider à me pourrir mes journées.

— Quel cruel manque de poésie...

— La réalité n’a rien de poétique, assénai-je avec véhémence.

— La tienne peut-être, tout est une question de perspective.

— Les choses sont ce qu’elles sont, elles ne se présentent pas différemment pour chaque personne.

Mon invitée se contenta de me toiser de son sempiternel petit sourire narquois. Comme j’aurais aimé le faire disparaître de son sale petit visage ! Avec une bonne gifle par exemple... Dégoûtée d’elle, je tournai mon regard vers l’unique fenêtre de la cuisine. Dehors, le soleil rayonnait dans un ciel d’un bleu céruléen limpide. On pouvait distinguer quelques menues montagnes au loin, leurs lignes pures et douces contrastant avec le fond bleu de la voûte céleste. Une petite brise capricieuse et sans grande ambition venait de temps à autre chatouiller le paysage. Je pouvais l’entendre rebondir contre les vitres. Pas un seul nuage ne s’était dévoué pour venir obscurcir ce tableau ; même eux avaient assez de pitié envers ce beau temps que pour lui permettre de demeurer. C’était une clémence que ne possédait pas mon invitée. L’atmosphère qui régnait au-dehors rompait brutalement avec celle de ma maison. D’un côté, un magnifique tableau naturel qui se déclinait sur toutes les palettes de la beauté, apaisant les esprits des rares passants, et de l’autre, des mines lugubres, des paroles acerbes, un je-ne-sais-quoi d’oppressant et un nuage délétère de haine surplombant le tout.

— Comment en est-on arrivé là ? murmurai-je.

— Tu ne voulais pas rester calmement assise au salon alors tu t’es ruée dans la cuisine et je t’ai suivie.

— Non, je veux dire comment en est-on arrivé à se détester ainsi ?

L’importune parut réfléchir quelques temps, puis déclara avec nonchalance :

— Tu savais qu’une des astuces des ventriloques, pour bouger un minimum leurs lèvres, était de remplacer les « m » par des « n » dans toutes leurs phrases ? Essaye de prononcer ces deux lettres à haute voix, tu verras que le « n » ne nécessite aucun mouvement de la bouche, contrairement au « m ». Ça peut sembler bizarre, mais à l’oreille, la nuance est presque indécelable ...

— Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ?

— Tu ne te rends pas compte ? On va d’un « m » pour un « aime » à un « n » pour un « haine » ! Du passage de l’amour à la haine, on ne voit rien, pourtant la différence est de taille ! Le glissement se fait si rapidement et si facilement qu’on ne s’en aperçoit que bien plus tard... trop tard...

Je sentais l’anxiété se loger petit à petit dans mon ventre. À cette minuscule boule venaient se coller la peur, le stress, la colère, et tous ces sentiments refoulés coagulaient pour former un immense amas à l’intérieur de moi qui m’étouffait et me clouait au sol. Je pris fébrilement un petit flacon transparent que je gardais toujours dans ma poche et en pressai la pipette au-dessus d’un verre d’eau. Je comptai une, deux, trois, quatre gouttes. La couleur ocre se répandit peu à peu, teignit le liquide et finit par disparaître. J’étais dépressive, un mot qui rime avec improductive, impulsive, régressive et végétative. Bref, un mot qui signifie que la vie est un vomitif pour moi.

— De toute façon je ne veux pas t’aimer, déclarai-je durement après avoir bu.

— Tu devrais pourtant, tu serais beaucoup plus en paix avec toi-même.

— Je serai plus tranquille quand tu arrêteras de venir me harceler chez moi ! grondai-je.

Je commençais de plus en plus à étouffer ici, l’air était lourd et moite. Je jetai un regard envieux à ma fenêtre. Bien que le soleil rayonnât, c’était un frais matin de début de printemps ; l’hiver était encore tenace et accrochait ses derniers fragments de givre scintillant aux vitres. L’herbe, rendue miroitante par des perles de rosée gelée, semblait taillée d’éclats d’émeraude. Je pouvais presque sentir cette bise qui se détachait du ciel pour venir titiller mon jardin. Rien qu’un millième de seconde, à peine un effluve, l’esquisse de l’idée d’un mouvement, quelque chose de l’ordre de l’infinitésimal, de la poussière d’ombre... Un cataclysme déguisé en vent miniature. Je l’imaginais gonfler mes poumons avec une telle force qu’il en devenait plus puissant qu’une armée de coups de foudre. Et puis cette voix détestable retentit.

— Tu es vraiment longue à la détente, tu sais... et mauvaise sur la longueur. Toujours la tête dans les nuages, tu ne trouves jamais les réponses à quoi que ce soit, et les seules choses que tu termines sont celles que tu as entrepris de gâcher. J’ai pitié de toi.

— Et qui es-tu pour me parler comme ça ?

— Je pensais que tu l’aurais compris depuis longtemps.

— C’est vrai, tu es une emmerdeuse comme on n’en fait plus, voilà qui tu es.

— On peut dire ça ainsi, mais il y a une manière plus simple de le formuler.

— Eh bien vas-y, éclaire ma lanterne ! répliquai-je, sarcastique.

Les coins de sa bouche se relevèrent en un petit sourire espiègle.

— Je suis toi.

J’attendis un éclaircissement, d’autres explications, mais rien ne vint.

— Ok, suis-je censée rire ? soupirai-je

— Je ne plaisante pas.

— Tu es cinglée.

— Tu es en train de t’insulter toi-même, je te signale.

Je me pris la tête entre les mains. Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter cette fille ? Elle savait que j’étais fragile, que ce n’était pas le moment de m’embrouiller, et elle en profitait pour me piétiner. Mon cerveau était une maison de vacances pour démons. Jamais de repos. Ils y venaient en famille, toujours plus nombreux, se faisaient des apéros à la liqueur de mes angoisses, cuisinaient mon stress et l’allongeaient comme une sauce. J’étais un de ces sapins de Noël débiles qui se retrouve abandonné sur les trottoirs, dépourvu de tous les artifices qu’on lui avait offerts. J’avais accepté d’être déracinée, domestiquée, j’avais appris à vivre avec ces guirlandes dégueulasses pleines de faux contacts. Aujourd’hui ne restait plus que l’intensité folle des espoirs détruits. Flemme d’aimer. Trou dans la poitrine et bunker autour de mon cœur rempli d’acouphènes. C’était moi, le « buncœur » humain. Comme si j’avais quelque chose d’éteint à l’intérieur. Et cette fille ne faisait que m’enfoncer encore plus...

— Et comment pourrais-tu être moi ? soupirai-je, soudainement à bout de forces.

— Disons que je suis une partie de toi, inconciliable avec le reste de ta personne. Je suis ce qui sommeille en toi et ce que tu réduis au silence à chaque fois que tu décides de suivre les valeurs et les bonnes manières véhiculées par la société. Je suis ce qui t’attire et te révulse à la fois. Plutôt que d’accepter cette part de toi-même que tu jugeais moins noble, tu l’as rejetée et transformée en une personne extérieure. Tu t’es délitée parce que tu n’arrivais plus à vivre avec toi-même, et regarde le résultat !

Elle éclata d’un rire homérique.

— Ben voyons ! Prouve-le-moi alors !

— Comment pourrais-je te montrer que je suis toi ?

— Je n’en sais rien ! m’emportai-je. Ton histoire n’a aucun sens, tu essayes juste de m’embrouiller comme tu l’as toujours fait !

— Tu sais, on ne se serait pas aussi souvent disputées si tu étais plus en accord avec toi-même. C’est entièrement ta faute si je t’insupporte, vu que je suis toi.

« Elle est complètement folle », pensai-je. Je glissai discrètement une main dans mon dos et attrapai un couteau de cuisine posé sur le comptoir. Rasant les murs pour me tenir le plus loin possible de cette demeurée, je tentai d’atteindre la porte.

— Tu penses vraiment pouvoir me fuir ? ricana-t-elle. On n’échappe pas aussi facilement à soi-même. On n’échappe encore moins à la douleur que l’on porte en soi.

— Je n’ai aucune douleur en moi.

— Tu crois ça ? Le meilleur moyen pour toucher du doigt la folie, c’est d’être hanté par un souvenir qui refuse de mourir. Je suis là parce que tu es remplie de fantômes.

« Elle pense que je vais la croire, qu’elle va encore pouvoir continuer à me manipuler comme elle l’a toujours fait. Ça ne peut plus continuer comme ça. Il est temps qu’elle paye ». Je fis tourner ces pensées dans ma tête, laïus destiné à m’empêcher de perdre les pédales.

— Tu as raison, la vengeance nous garde sains d’esprit, dit-elle nonchalamment

Je restais bouche bée

— Je n’ai rien dit.

— Mais tu l’as pensé, contra-t-elle malicieusement. N’oublie pas, tes pensées sont aussi les miennes.

— Tais-toi !

Puérilement, je me bouchai les oreilles. Ma sa voix semblait venir d’ailleurs. Elle résonnait dans ma tête, écho se répercutant à l’infini sur les parois caverneuses de mon esprit.

— C’est toi qui me fais parler. Tout comme tes pensées, on ne peut jamais m’arrêter. Tu auras beau essayer de faire le vide absolu, chasser les idées avant même qu’elles ne deviennent des mots, de les annihiler à la racine, de remonter jusqu’à leur source... penser à arrêter de penser est encore une pensée, gloussa-t-elle, et contre ça, on ne peut rien.

J’observai cette femme, bouche bée, ne sachant plus quoi répondre.

— Bon, je vais t’aider un peu puisque tu n’es pas très vivre aujourd’hui. Quel est mon prénom ?

— Pardon ? m’exclamai-je, abasourdie

— Comment est-ce que je m’appelle ?

Je réfléchis un instant. Rien ne me venait à l’esprit. Des mois que cette femme venait ici, et pas moyen de rappeler ce détail.

— Tu commences à comprendre hein ? Tu vois bien que quelque chose cloche...

— C’est parce que tu ne me l’as jamais dit, c’est tout !

— Comment est-ce que je suis entrée ? me demanda-t-elle

Silence radio. Vide intersidéral. J’aimerais dire quelque chose mais je n’y arrivais pas.

— Je sais qui je suis, affirmai-je, et je ne suis pas toi. Je ne suis pas non plus folle.

Elle fit plusieurs petits claquements réprobateurs de la langue, comme une mère grondant un enfant trop gâté.

— Tu as toujours refusé de l’admettre. Tout ton petit monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature, cette sphère infinie dont le centre est partout, mais jamais sur toi, et la circonférence nulle part, c’est-à-dire là où tu te trouves.

— Ferme-là, FERME-LA !

— Avoue-le ! Tu ne vis dans la même illusion que personne, ton univers est d’un genre tout à fait à part, tu te trouves entre ici et ailleurs, là où il n’y a rien… C’est normal de me haïr, de te haïr, mais ça ne changera rien à ta pathétique existence. Tu en as vu de toutes les douleurs et ça n’est pas prêt de s’arrêter.

— TU VAS LA FERMER, OUI ?!!

Hors de moi, je me jetai de toutes mes forces contre cette cinglée et la plaquai contre un mur en hurlant, puis lui enfonçai mon couteau de cuisine dans la poitrine jusqu’à plus soif, jusqu’à ce que mon bras devienne douloureux, jusqu’à ce que la rage m’ait totalement désertée. Il y eut un bruit de casse, et une petite pluie coupante se mit à tomber sur moi. Abasourdie, je me vis soudainement recouverte de morceaux de verre brisé, d’où s’égouttaient des perles de sang. J’avais cassé un miroir. Une phrase résonna dans ma tête, aussi clairement que si ma harceleuse l’avait prononcée à haute voix. Je te l’avais bien dit. Je regardai autour de moi. Personne. Je voulus me débarrasser des éclats enfoncés dans mes bras, mais un violent élancement à la poitrine m’en empêcha. Ah ! C’était donc là qu’était mon couteau. Au-dehors, le soleil commençait à se coucher. Je l’observai s’effriter et se noyer dans les nuages rouge sang tandis que mon esprit et mon corps s’engourdissaient. Le ciel exhibait sa plaie obscène et violacée. Les nuages et ce qu’ils avaient rêvé étaient balayés par le vent. Je me sentai étrangement soulagée et détendue. J’avais la sensation qu’un avenir serein était au-devant. Dans d’autres circonstances, j’aurais résisté. Moi qui voulais effriter des copeaux de lune pour pailleter le monde, le soigner à grands coups de philosophie et lui construire un tuteur avec des rêves et de la pâte à sucre... je baissais les bras. Mais finalement, n’avais-je pas toujours agi ainsi ? Qu’est-ce que la vie m’avait fait pour que je la haïsse tant ? Était-elle coupable de quelque chose ? Pour autant, était-ce une raison pour ne pas l’aimer ? J’en avais peut-être trop attendu… Mais il était trop tard pour ce genres de pensées. Pour la première fois, tout était clair et ordonné dans ma tête, je pouvais réfléchir avec sérénité. C’était le crépuscule, au-dehors comme au-dedans de moi. L’heure où les douleurs des malades s’aigrissaient, et où les parpaings poussaient dans le cœur des gens. Au fond, c’était toujours un peu la nuit pour certaines personnes. Les déchirés de la vie, les blessures humaines ne connaissaient jamais vraiment d’éclaircies. Pour les gens comme nous, il n’y avait plus de saisons : le ciel avait cassé ses arcs-en-ciel, rangé ses rayons de soleil et soigneusement plié ses rideaux de ciel bleu, autrefois étendus sur la corde à linge de l’horizon. Nous étions tous des matelots inventeurs d’Amériques que l’on avait mises aux fers. Je ne me souvenais même plus d’avoir navigué, juste de cette attente dans le noir. De ces oubliettes pour inadaptés, j’avais conservé cette faculté d’absence, cette manière de regarder loin devant moi, les yeux et la tête vides, comme si je me dissolvais en moi-même. Je n’avais rien laissé derrière moi, rien légué de mémorable à l’humanité, j’avais échoué pour tout ce qui se jouait ici-bas... alors autant profiter de ce qui viendrait après. Soupirant de soulagement à cette idée, je pus me laisser glisser sur le sol, comme on glisserait dans un long sommeil sans rêves.

 

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