Rue de la vieille lanterne (La)

Cher Marc,

Cette nuit commence mal. J’avais entassé près de moi, en vrac, tous ceux dont je te parlais la nuit dernière, les grands poètes fantastiques "classiques", en différentes éditions. J’avais fait mon choix, et me délectais déjà des fantômes, des spectres glacés, des corbeaux et des faunes grimaçants de Verlaine, résolue à embarquer au plus vite sur le bateau ivre du dieu Rimb, en route vers d’éclatants naufrages, en passant par "l’adieu suprême des mouchoirs" mallarméen, lorsqu’un léger incident familial, hélas familier, m’a fait changer de cap : mon ado a vertement refusé de m’aider à faire la vaisselle.

Tu ne vois pas le rapport, me diras-tu ? Moi, oui ! La littérature fantastique est farcie de ces auteurs, poètes adolescents tapageurs et arrogants, qui prétendent avoir inventé la pierre philosophale, ont des hallucinations en plein jour, crachent sur la société et se permettent les pires débordements, sous prétexte qu’ils sont jeunes, tout en réclamant toujours par ailleurs trois sous à leur mère, leur soeur, leur femme, squattant chez leurs amis, profitant de la bonté ou de la naïveté des gens, et se rendant vite insupportables à tous. Rimbaud en est un parfait exemple : "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clé de l’amour". Ben voyons ! Rien que ça ! Et d’aboyer à côté : "Je suis pédéraste dans l’âme, /Je le dis tout haut et debout" (...) "Ô justes, nous chierons dans vos ventres de grès !". "N’oublie pas de chier sur la Renaissance, journal littéraire et artistique, si tu le rencontres" etc., cela, tout en accablant ce pauvre Bainville de lettres de supplications, d’appels au secours du genre : ce bled est nul, qu’est-ce qu’on s’ennuie à la campagne, en plus ma mère est méchante, je n’ai pas de quoi me payer le voyage jusqu’à la ville, il me faut un logement, j’ai plus rien à me mettre, je crève la dalle ! Des sous ! Des sous ! C’est urgent !

"Je suis à Paris : il me faut une économie positive !". Et de s’empresser d’ajouter qu’on ne lui demande surtout pas de travailler en échange, car "la pensée réclame de larges tranches de temps" (qu’il passe au cabaret pour affiner son art !).

Pfff... C’est crevant. On ne connaît que trop la rengaine !

L’anecdote de la réception de Rimbaud par Bainville aura au moins eu le mérite d’arracher un sourire à Mallarmé, cet austère professeur d’anglais traducteur de Poe, qui la relate non sans humour dans ses "Portraits". Mais sur le fond, elle n’est pas drôle, et détournera du jeune génie l’aide qui devait lui faire par la suite si cruellement défaut. Mais, quels enquiquineurs aussi ! L’alchimie, la clé de l’amour, le gîte et le couvert gratis, le scandale en prime et puis quoi encore ? Deux claques, et à la plonge ! Non mais !

Non, les turbulences de l’adolescence ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier : au XVIIème siècle, La Rochefoucaud les déplorait déjà à travers l’attitude de ces jeunes gens "qui croient être naturels et sincères alors qu’ils ne sont qu’impolis et grossiers". L’histoire de la littérature, sous tous les cieux et depuis la nuit des temps, est toute entière parcourue de ce grand frisson d’horreur parentale impuissante devant le phénomène : "O tempora ! O mores !".

Mais du moins ces jeunes casse-pieds écrivaient-ils, et bien. C’est pourquoi on finit par leur pardonner (d’autant qu’ils ont eu, en général, la bonne idée de mourir tôt). Alors que nos vieux adolescents d’aujourd’hui ont même perdu, pour la plupart, cette grâce de faire des vers !

Je m’attacherai donc cette nuit à un autre visage de l’adolescence en poésie fantastique, susceptible d’apaiser ma colère, à l’opposé de l’enfant terrible de Charleroi. Une ombre douce, timide et mélancolique, discrète à l’extrême en ce siècle bruyant : Gérard Labrunie, ou de Nerval, le grand rêveur auteur entre autres des Chimères et des Filles du feu, qui contiennent l’inoubliable Aurélia.

Le vieux Goethe (dont les frasques d’adolescent avaient, rappelons-le, conduit ses pauvres parents, eux aussi, au bord de l’épuisement), à la lecture de sa traduction française de Faust, apprit d’Eckermann son âge : "Dix-huit ans !". Se serait-il écrié avec enthousiasme, "mais c’est un prodige ! Je n’aime plus Faust en allemand ! Ce jeune homme ira loin !". L’éditeur Touquet, admiratif, lui adresse le même compliment : "Vous irez loin, jeune homme !".

En un sens, ils n’avaient pas tort, par rapport à Rimbaud en tout cas. Car Gérard de Nerval, l’adolescent poli et réservé, parvint jusqu’à sa quarante-cinquième année, jusqu’à cette nuit fatale et mystérieuse de janvier 1855 au bout de laquelle, au petit matin, dans l’impasse sombre de la Rue de la vieille lanterne, il se pendit. Les derniers feuillets d’Aurelia furent retrouvés dans ses poches. Son dernier vers, poignant : "Et viens à moi mon Fils, et n’attends pas la Nuit !" sonne, à la lueur de cette aube morbide, lourd à la fois d’impatience et d’appréhension. 1855 ! Rimbaud n’était pas encore le sale gosse crachant sur l’oeuvre de Musset, et dévorant les oeuvres "in English" ; il n’avait qu’un an à sa mort.

Deux lithographies, saisissantes chacune a sa manière, nous représentent la Rue de la vieille lanterne en ce matin tragique : celle de Célestin Nanteuil et celle de Gustave Doré. Nanteuil opte pour le style dépouillé et suggestif. Le décor est sobre, réaliste, nu : les quelques marches d’un escalier, de chaque côté duquel les barreaux de la grille d’une cave et du soupirail où le poète se pendit, sont à peine visibles. Le regard ainsi écrasé se porte automatiquement vers le haut, d’où parvient un faible rai de lumière (l’espoir, la mort, la fin de la souffrance enfin), entre les bâtiments droits et massifs. L’absence du corps, liée à la connaissance du drame, crée chez le spectateur une sensation d’angoisse et d’oppression inimitables.

Doré, lui, illustre au contraire très richement la scène. Il analyse et interprète, guidant notre imagination de façon tout aussi efficace, quoi que peut-être plus superficielle. On distingue nettement les marches de l’escalier, les barreaux de la grille à gauche et à droite, ceux du soupirail et le troisième barreau d’où pend le cordon étranglant le poète. Les habits et le corps repliés de ce dernier sont dessinés avec la plus grande minutie à l’instant précis où son âme, fantôme blanc, s’exhale de lui, tirée par la main osseuse de la Mort qui souffle dans sa trompette : l’espace du haut, d’une géométrie implacable chez Nanteuil, s’ouvre, gommant les angles rigides des maisons, pour que s’engouffre à l’aise la foule indistincte et mouvante des âmes qui l’accueillent.

Mais ces deux interprétations ne peuvent égaler dans l’horreur la cruauté du fait divers. La réalité confère parfois au fantastique un aspect si sordide qu’elle nous le rend insoutenable. Je ne peux m’empêcher ici d’avoir une pensée émue pour les amis de Nerval, Gautier en particulier. En premier lieu, doivent-ils croire à la thèse de l’assassinat ou à celle du suicide de leur ami ? Dans la panique, se pose ensuite à eux la question du corps. Vers qui se tourner pour obtenir l’argent nécessaire ? Alexandre Dumas, riche et généreux, se propose, mais il faudra peu après rouvrir la tombe, et là, la scène, rapportée par Arsène Houssaye, qui en est témoin avec Gautier, est plutôt crue :

"Le pauvre squelette était en pièces, la Mort ayant fait rapidement son oeuvre. Spectacle horrible : la tête qui avait représenté la beauté virile n’était même plus représentée par un crâne sévère. Des milliers de vers s’y étaient suspendus en grappes et s’y étaient presque ossifiés. Ce fut tout un travail pour la dégager : nous ne respirions plus...".

Pauvre Théophile !

La Mort, c’est tout ensemble la grande redoutée et la grande désirée de Nerval, au bout de la folie qui guette et qui menace : "Aimez qui vous aima du berceau dans la bière, celle que j’aimais seul m’aime encor tendrement : c’est la Mort – ou la Morte... O délice ! O tourment !"
et encore :

"Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ,/Mon front est rouge encore du baiser de la Reine :/ J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène !./Et j’ai, deux fois vainqueur ! traversé l’Acheron/ Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée !".

Ce n’est pas tant la force de l’affirmation qui me frappe (pouvoir vaincre la mort, traverser l’Acheron), que son accent sincère, exempt de toute fanfaronnade. Le poète semble plus surpris que fier, semble-t-il, d’avoir pu se tirer vivant d’un tel voyage. Car, à la différence de Rimbaud qui proclame à corps et à cris un volontaire "dérèglement de tous les sens" pour devenir "voyant", Nerval a fait l’expérience douloureuse, imprévisible de la folie, des hallucinations véritables où les mondes se dévoilent et s’engloutissent, de l’internement psychiatrique, de la cure. Et l’interrogation, la quête de l’identité (qui suis-je ?) tempère l’exclamation qui suit (je suis vainqueur !) .

Par comparaison, je ne peux m’empêcher de juger l’accent de Rimbaud, par ailleurs magnifique, clinquant, sonnant même un peu faux, tant le jeune poète est imbu de lui même :
"Je sais les cieux crevant en éclairs (...) / Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !" (évidemment ! Toujours aussi modeste !) "J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques" (...)/ J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies/ (...) J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides/ Mêlant aux fleurs des yeux de panthère à peau/ D’hommes !" (...) J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses/O pourrit dans les joncs tout un Léviathan !".

Bon, on veut bien le croire, il a navigué ce jeune, il sait tout, il a tout vu, il possède la clé de l’amour, d’accord ! Moi, moi, moi, moi, je et encore je ! Toujours le morveux qui veut se mettre en avant ; il ira jusqu’à dire que "Je est un Autre !". C’est pousser le bouchon un peu loin. Vantard, va !

Nerval, lui, ne cherche pas à inventer de clé, ni à l’amour, ni à la mort, ni même à sa poésie ; il n’ergote pas sur les secrets de "l’alchimie du verbe", et prétend pas détenir la clé de ses Chimères. Ses critiques s’évertuent encore à la dénicher, mais son fantastique poétique, dans sa pureté, se dérobe aux analyses les plus savantes. Les Chimères, c’est la vision fantastique qui par essence n’est pas destinée à être comprise, que le poète admet comme le croyant admet le mystère, sans chercher à le dévoiler. Les fantômes, les sirènes, les grottes, l’Etoile, la Fleur,la Reine, le Prince, la Sainte et la Fée forment un univers complexe où le lien d’images symboliques récurrentes est avant tout hypnotique, dans un temps figé ou circulaire :
"La Treizième revient : c’est encor la première/et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment/ car es tu reine, ô toi, la première ou dernière ? Es tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?"

Que dire des couleurs de Nerval, tendres mais fortes, chaudes mais froides, où domine le deuil de l’Ancolie, le mauve, ou le rose de la "rose trémière" ? Elles étreignent l’âme comme seules peuvent l’étreindre les apparitions :

"Rose au coeur violet, Fleur de Sainte Gudule/ As tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?/Roses blanches, tombez ! Vous insultez nos dieux !/ Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle !/ La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !".

Ailleurs, ce sera une impression de déjà vu, la remontée du temps à la recherche de l’être aimé, l’errance spatio-temporelle :

"Puis une dame, à sa haute fenêtre/Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,/Que, dans une autre existence peut-être/ J’ai déjà vue, et dont je me souviens...". Le "Rêve familier" de Verlaine n’est qu’un (faible) écho de cette quête nervalienne : "Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l’ignore./Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,/Comme ceux des aimés que la vie exila./Son regard est pareil au regard des statues,/Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a /L’inflexion des voix chères qui se sont tues".

Et tandis que Rimbaud se vautre avec fracas dans la débauche des cabarets et de tout "ce qu’il peut y avoir de mauvais", le jeune Nerval, amoureux discret, se perd dans la contemplation de sa Reine de Saba : "Elle m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira, s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le sage ne peut résoudre...".

Emporté par sa passion pour Jenny, l’actrice aimée qui inspirera Aurélia, cet adolescent sage et timide va jusqu’à faire l’achat d’un grand lit à colonnes, trop grand pour l’entrée de l’immeuble, au pied duquel il dort comme au pied d’un autel. Contraint de déménager, il devra le démonter, et c’est finalement Gautier qui en héritera !

Un fait me trouble à ce propos : c’est qu’on est toujours prêt à se moquer du jeune Nerval au sujet de ce lit géant qui ne passait pas les portes, acheté paraît-il avant même que l’aimée ait accepté ses faveurs, tandis qu’on prend les pitreries sexuelles de Rimbaud très au sérieux, parce qu’il était pédéraste. J’ai, quant à moi, davantage de respect pour la fantaisie de Nerval. Elle a le mérite d’être à la fois originale et innocente. Et puis, bon, allez, je l’avoue, j’ai un faible pour les lits géants à colonnes !

Voilà en tous cas qui démontre, si besoin était, que l’adolescence, qu’elle soit selon les natures exaspérante ou attendrissante, est un terrain propice au fantastique, et même un passage obligé dans lequel il a tendance, parfois, à s’enferrer. Terrain glissant aussi, et dangereux, dont peuvent résulter la mort, la folie, la perte de soi, ou la naissance de cet inconnu un peu effrayant en gestation... Alors seulement, oui, la parole de Rimbaud prend son sens prophétique, et se réalise (peut-être) : "Je est un Autre !".

En attendant, nous parents, prions pour que ça passe !