Opéra et Fantastique

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“On se rappelle que dernièrement, en creusant le sous-sol de l’Opéra, pour y enterrer les voix phonographiées des artistes, le pic des ouvriers a mis à nu un cadavre : or j’ai eu tout de suite la preuve que ce cadavre était celui du Fantôme de l’Opéra !”.

 

Ces lignes, extraites de l’Avant-Propos du roman culte de Gaston Leroux, datent de 1910. L’exhumation de ces incunables a eu lieu en décembre 2007 et a fait l’objet d’un enregistrement, précieux entre tous. Oui, opéra et fantastique sont intimement liés. Comme le faisait remarquer Jacques Finné dans son remarquable livre Opéra sans paroles (Editions L’Age d’homme, Lausanne, 1982) : “Si l’on passe en revue les quelques quatre cents opéras répertoriés dans le Kobbé, on constate que plus de 40 % d‘entre eux se basent sur un ou plusieurs éléments surnaturels” (p.60). Selon Hegel, le fantastique et ses corollaires (merveilleux, féerique, fabuleux) seraient même consubstantiellement liés à l’opéra. Voilà l’objectif des auteurs de ce recueil, résultat d‘un colloque qui s’est tenu à Rennes en mars 2009, et dont le présent volume constitue les actes.

Une introduction en plusieurs articles, définissant les rapports entre les deux genres, citations du père Athanase Kircher et de Léon Tolstoï à l’appui, tente d’approcher le regard imaginaire à la littérature musicale : décalage ? disjonction ? distorsion ? Du réalisme au fantastique, du merveilleux à la fantaisie, la frontière est ténue. C’est ce que vont tenter d’appréhender les quelques trente textes, articulés géographiquement et historiquement. Au fil de l’opéra allemand, puis italien, français ou russe, et de l’opéra moderne, ils décryptent l’Histoire.
L’Allemagne tout d’abord. En effet, E.T.A.Hoffmann n’était-il pas tant écrivain que musicien ? Dès le départ, tout est lié. Si son oeuvre musicale ne laissera pas beaucoup de traces, contrairement à ses contes littéraires, Hoffmann fut le contemporain de la trilogie sacrée des compositeurs fantastiques Spohr, Weber et Marschner. Leurs opéras respectifs, Faust (1816), Der Freischütz (1821), et Der Vampyr (1828) établiront un canevas de l’opéra fantatsique. Même si il est curieux de constater que les contemporains ne s’en rendaient pas vraiment compte : le mot “phantastisch” ne renvoie qu’au jeu de l’imagination, sans autres connotations. L’importance accordée au leitmotiv, déjà perceptible dans le Don Giovanni de Mozart, au final éminemment fantastique, s’accroîtra chez Spohr pour culminer chez Wagner évidemment, leitmotiv qui illustre le contexte et conduit la compréhension de l’auditeur.
Les auteurs passent rapidement sur l’opéra italien, apparemment peu propice au genre (les deux versions du Macbeth de Verdi, le passage de la mer rouge dans Mosè in Egitto de Rossini, signalant à peine le tout de même prodigieux Mefistofele de Boïto), ils s’attardent longuement en France. L’opéra-comique, par exemple (Zampa, La Dame blanche) descend du roman gothique anglais de Walpole ou Radcliffe. Le Grand Opéra historique, genre-phare du XIXème siècle, mettra le fantastique à l’honneur, avec Le Lac des fées d’Auber, Charles VI (souverain quasi mort-vivant), ou La Magicienne d’Halévy, et surtout Robert le Diable de Meyerbeer (1831), avec son héros sans cesse tiraillé entre le Bien et le Mal. Sans parler de Faust ou Hamlet, héros des oeuvres éponymes de Gounod et de Thomas. Décors, peintures, éclairage au gaz, machineries, les innovations de Ciceri ou de Daguerre : le formidable élan technologique de ce siècle propulsait tous ses atouts au service de l’opéra.
La Russie, nation musicale naissante, est abordée par le biais de la fantômatique Dame de pique de Tchaikovsky d’après Pouchkine, puis par deux opéras de Rimsky-Korsakov illustrant la fibre légendaire de l’imaginaire russe. Plusieurs contributions approchent ensuite l’opéra plus récent dont Le Tour d’écrou de Britten d’après Henry James, sommet de l’effroi du non-dit. Un petit paragraphe est dédié à la science-fiction, avec certaines oeuvres américaines telles Help ! Help ! The Globolinks ! (1963) de Menotti, les collaborations Philip Glass-Doris Lessing, What Next ? d’Elliott Carter (1999) ou Doctor Atomic de John Adams (2005).

La comédie musicale n’est pas oubliée (Andrew Lloyd Webber et son Phantom of the opera) ni l’opéra sériel de Pousseur, Berio ou Kagel, ce dernier ayant écrit un opéra d’après Les Evangiles du diable de Claude Seignolle (1983). Certains musiciens pousseront l’amalgame au point de vouloir transposer le fantastique dans leur écriture même, comme Martinu dans Juliette ou la clé des songes, Bruno Mantovani dans L’Autre côté ou Philippe Hersant dans Le Château des Carpathes. Un très curieux article d’Emmanuel Reibel se penche sur le phénomène du fameux “Diabolus in musica” : si cet intervalle dissonnant représentait l’instabilité dans la musique tonale, qu’en est-il actuellement dans la musique atonale ? Et, plus largement, comment ressentir l’effet fantastique, donc dérangeant, dans le cadre d’un langage dérangeant lui-même ? Retour à la tonalité ? Aux musiques extra-européennes ? Aux instruments nouveaux ?
A ce propos, un autre article débroussaille l’impact de la technologie, partant de la fabrication d’une voix artificielle telle que l’inventait le présurréaliste Raymond Roussel dans son roman Locus solus de 1914. Comment se faire rencontrer électronique et opéra ?

Les deux derniers chapitres de l’ouvrage se font succéder divers articles sans liens particuliers entre eux. Le fantastique dans l’art pictural inspiré du théâtre lyrique par exemple, ou l’opéra en tant que sujet de romans fantastiques. Et pour terminer, interviews d’Olivier Py et Daniel Dupont, metteurs en scène, Georges Aperghis, compositeur, et un index, mais pas de bibliographie, carence regrettable pour un sujet aussi vaste.

Comme l’écrit Jean-Louis Bacbès, l’opéra vit ici une expérience inouïe : “ la rencontre face-à-face avec l’incroyable”. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage imposant, important, et méritant.

Opéra et Fantastique, sous la direction d’Hervé Lacombe et Timothée Picard, coll. “Le Spectaculaire”, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 428 p., 22 euros.

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