Battle Royale

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Le premier roman de Koushun Takami, originellement publié au Japon en 1999, constitue un jalon incontournable de la littérature d’anticipation dystopique de ce nouveau millénaire. Son importance n’a d’ailleurs pas tardée à être largement reconnue, et ce bien au-delà des seuls cercles littéraires acquis d’avance à ce type de récit corrosif. Kinji Fukasaku, le fameux cinéaste, l’a aussitôt porté à l’écran en 2000 (avec Takeshi Kitano dans un rôle à sa démesure) – je renvoie ceux d’entre vous qui seraient désireux d’en apprendre davantage sur cet excellent film à l’article que je lui ai consacré dans les pages de la revue « Eclipses » : http://www.revue-eclipses.com/upload/som37.pdf. Une suite de moindre intérêt, tournée en 2003 par Kenta Fukasaku (le fils de Kinji), a ensuite vu le jour. Deux séries de manga, d’un intérêt plus que relatif, se sont également emparées de l’univers de « Battle Royale », dans la foulée des adaptations cinématographiques mentionnées ci-dessus.

Résumons brièvement le propos du livre. L’action se déroule en 1997, dans un univers parallèle où la trajectoire politique du Japon a grandement divergé de celle que nous lui connaissons. Rebaptisé « République de Grande Asie » (une référence probable à la « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » que l’Empire japonais souhaitait voir instaurée, sous sa houlette, durant la Seconde Guerre mondiale), le pays s’est mué en dictature militaire de type national-socialiste, avec à sa tête un « Reichsführer ». C’est dans ce cadre bien particulier qu’un « Programme » d’expérimentation militaire procède chaque année à la sélection aléatoire de cinquante classes de 3ème à travers l’ensemble des Collèges du pays. Les élèves tirés au sort sont alors évacués « manu militari » vers des zones où ils auront pour unique consigne... de s’entretuer jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, le « champion » de la session ! Objectif officiel du Programme : recueillir des données statistiques utiles aux forces militaires de l’archipel. Objectif officieux : promouvoir la défiance systématique envers ses semblables, la crainte permanente d’autrui, garantie de pérennité pour le régime en place, désireux d’éviter toute forme de contestation organisée de la part de ses citoyens. « L’homme est un loup pour l’homme » - pour reprendre la célèbre formule de Thomas Hobbes, tirée de son ouvrage phare « Le Léviathan » - et seul l’Etat peut nous protéger les uns et des autres...

« Battle Royale » nous invite à suivre le cas particulier de la classe de 3ème B du collège municipal de Shiroiwa, département de Kagawa, transvasée dans l’univers clos d’une petite île évacuée de ses habitants, à l’écart de la métropole. C’est en ce lieu propice à l’assouvissement de ses pulsions meurtrières les plus viles, sur ce théâtre des opérations dont on ne saurait a priori s’échapper, que Shûya Nanahara, Shôgo Kawada et Noriko Nakagawa vont devoir lutter contre leurs « camarades » de classe - tantôt assoifés de sang, tantôt terrifiés ; tantôt naïfs, tantôt retors - sous l’oeil intéressé de fonctionnaires gouvernementaux n’hésitant pas à parier de grosses sommes sur tel ou tel favori dont ils souhaitent le triomphe...

Il s’agit donc là d’une sorte d’expérience de psychologie sociale à ciel ouvert, en bien des points similaire à celles menées par Stanley Milgram aux Etats-Unis dans les années 60. Ces expériences visaient à étudier le degré d’obéissance d’individus auxquels on demandait d’infliger des décharges électriques à des inconnus. Le voltage augmentait progressivement, pouvant au bout d’un certain temps entraîner la mort du patient. Bien entendu, les sévices étaient simulés par l’équipe de Milgram, constituée d’acteurs. Mais les cobayes humains qu’ils sélectionnaient n’avaient pas conscience de ce point de détail. Résultat : plus de 60 % d’entre eux allaient jusqu’à infliger une décharge mortelle à ces personnes qui ne leur avaient strictement rien fait ! (pour en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram).

On le voit, placés dans des conditions en rupture avec l’ordre social habituel, les êtres humains sont susceptibles de commettre bien des atrocités. Les collégiens de cette République de Grande Asie ne font pas exception à la règle. Ils se trucident les uns les autres à tour de bras, dès qu’on leur en donne la possibilité. L’autorité gouvernementale n’a en fait guère besoin de les pousser à s’adonner à leurs penchants mauvais. A l’instar de la morale véhiculée par « Sa Majesté des Mouches », le classique de William Golding, le vernis de civilisation dont nous sommes si fiers se craquèle facilement dès qu’on commence à le gratter. Quant à la soi-disant innocence des enfants, elle fait ici long feu !

Fondamentalement, ce récit nous invite à nous interroger sur la notion de « confiance » (et sur son corrélat, la « méfiance ») : comment puis-je avoir la certitude qu’autrui ne souhaite pas ma mort ? Ne devrais-je pas m’en débarasser avant qu’il ne décide de m’éliminer ? Que se passe-t-il dans l’esprit des individus qui m’entourent ? Leurs actions sont-elles des leurres destinés à me tromper ? Disent-ils ce qu’ils pensent ou bien alors ce que je veux entendre ? Comment m’assurer de leur bonne foi ? Qui croire, en dehors de moi-même ? Voici brièvement résumées certaines des questions essentielles auxquelles ces adolescents vont devoir rapidement apporter des réponses dont dépendront leur survie... Il s’avèrera que la plupart d’entre eux ne souhaitent pas vraiment faire de mal à leurs compagnons, qu’ils ne s’y résolvent que par défaut, pas crainte, ou par incapacité à lire le jeu d’autrui. Toutefois, une minorité active n’hésitera pas à « se prendre au jeu » (un jeu de massacre, en l’occurence). Que leur participation résulte de troubles psychologiques liés à de mauvais traitements antérieurs (Mitsuko Sôma) ou bien alors qu’elle découle d’un manque total d’empathie pour leurs « semblables », d’une absence radicale de sentiments à leur égard (c’est notamment le cas de Kazuo Kiriyama, la figure démoniaque de ce récit, qui nous renvoie directement à la notion de « zombie philosophique », ces êtres hypothétiques en tous points semblables au reste de l’humanité, à ce détail près qu’il sont en réalité dépourvus de toute intériorité véritable : http://en.wikipedia.org/wiki/Philosophical_zombie).

Quant on connaît le haut degré de compétition entre élèves que le système scolaire instaure au Japon (on parle là-bas de « l’enfer des concours », un processus de sélection qui commence dès le Collège et qui entraîne chaque année plusieurs adolescents jusqu’au suicide, du fait du stress et du surmenage qu’il induit !), on comprend mieux pourquoi le sentiment de méfiance l’emporte aussi rapidement dans ce groupe – ces adolescents sont en quelque sorte prédisposés à considérer leurs semblables comme des adversaires plutôt que comme des partenaires... Toujours au Japon, les brimades sont également monnaie courante à l’école (on parle « d’ijime »), les caïds n’hésitant pas à malmener les plus faibles qu’eux, sans que cela soulève vraiment l’indignation des professeurs et de la population en général...

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que cette « battle royale » se déroule avec une telle ferveur. Mais au fait, qu’est-ce qu’une « battle royale » ? Cette expression provient de l’univers du catch professionnel. Il s’agit d’un match regroupant de multiples compétiteurs, où tous les coups sont permis - les alliances, les mêlées, les combats individuels, les trahisons, etc. -, au cours duquel les participants sont progressivement éliminés jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Cet individu sera alors déclaré « champion » de la « battle royale ». On comprend bien pourquoi Koushun Takami a souhaité reprendre cette expression pour son roman.

Au final, la lecture de « Battle Royale » est chaudement recommandée, même si l’on ne saurait passer sous silence un certain nombre de faiblesses (stylistiques, notamment) qui empêchent de ranger ce roman sur un pied d’égalité avec d’autres oeuvres similaires. Disons que le contenu de « Battle Royale » se révèle bien supérieur au contenant, sans que ce dernier soit dénué de qualités pour autant. Un livre essentiel, un livre qui fait froid dans le dos.

Koushun Takami, Battle Royale, traduit du japonais par Patrick Honoré, Tetsuya Yano et Simon Nozay, 622 p., Hachette

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