Epépé

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Dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes (Folio SF), Francis Berthelot encensait ce roman, parangon de ce qu’il appelait la “transfiction” soit un roman de l’Imaginaire ne relevant d’aucun de ses trois genres (SF, fantasy, fantastique) mais se situant à leur lisière. Cette histoire de linguiste perdu dans une ville au langage incompréhensible m’interpellait. Tout récemment, Antoine Escudier en écrivait une belle critique dans ‘Galaxies n°11”. C’était comme un rappel : je n’ai pu résister cette fois et le lus d’une traite.

Le roman est en effet fascinant. Comment Budaï est-il arrivé dans cette ville ? Et pourquoi ? Curieusement, ce ne sont pas ces questions, apparemment évidentes, que pose l’auteur. Il les aborde rapidement, comme en les effleurant, mais, manifestement elles ne l’intéressent pas. Karinthy suit les aventures de son héros dans la ville inconnue, pas à pas. Et s’attelle à son parcours. Il suit Budaï dans ses pérégrinations, à travers les méandres de cette métropole inconnue. Hôtel, rues, marché, brocante, stade sportif, bordel même…, tous lieux sont bons pour saisir la situation. En vain. Personne ne lui répond, personne ne le comprend, personne ne s’intéresse à lui. Il est englouti dans une masse de gens perpétuellement occupés, pressés. La foule est partout, indifférente. Au début, Budaï s’inquiète du chemin du retour, de sa famille, de ses connaissances. Puis il néglige ces questions, pour se concentrer sur son quotidien : manger, dormir, se déplacer, payer. Il verra d’autres lieux encore, toujours sans comprendre : un abattoir, un tribunal, une église. Avec l’aide de la jolie liftière de l’hôtel, seul lien dans ce monde, il essaye de percer les mystères de la langue du pays. On le suit en train d’essayer de percer le mystère des désinences, des accents, des déclinaisons… À propos, “Epépé”, est-ce le nom de son amie, de la ville, du pays ? Peut-être. Il ne le saura jamais. Budaï étouffe dans cet univers au “caractère de périphérie tentaculaire”. Il n’a plus d’argent, il a mal aux dents, où trouver des sous, un médecin ? Un jour, dans le métro, il croise un… Hongrois lisant une vieille revue. Il ne le retrouvera pas. La spirale infernale s’enclenche. Sa chambre est relouée, le voilà à la rue. Il devient sans-abri, passe la nuit dans les halles où il déniche un travail pénible, boit sa solde au bistrot, rêve au suicide. Le printemps revenu, il se voit entraîné dans une manifestation qui tourne à l’émeute puis carrément à l’insurrection : on tire, les morts tombent, est-ce la Révolution ? Quelques jours après, le calme est revenu et il cherche toujours une issue : vers la mer ? Y a-t-il une mer ?

Roman sombre et splendide, écrit en 1970, il se ressent évidemment de la réalité soviétique d’alors. Mais il frappe comme Le Procès de Kafka, ou 1984 d’Orwell, par un caractère d’inéluctabilité impitoyable. Sa force réside dans l’élément banal, quotidien, journalier du monde qui l’entoure, et qui pourrait être le nôtre. A chaque nouvelle embûche, le lecteur réagit, et voit Budaï réagir de la même façon. C’est cette proximité, cette identité même de sentiments et de réactions qui engendrent la peur et l’angoisse du lecteur, car il aurait fait comme Budaï. Comme lui, s’en sortira-il un jour ? Ce roman véritablement extraordinaire ne peut laisser indifférent : il trouble, il angoisse, et ne fait pas rire du tout.

Ferenc KARINTHY, Epépé, 2005, préface d’Emmanuel Carrère, ill. de couv. Métropolis, 280p., Editions Denoël et d’ailleurs

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