KAAN Jess 02

Auteur / Scénariste: 

Presque toutes les nouvelles dans « Fissures » présentent des personnages inaccomplis dans leur vie, au vécu parfois douloureux (viol, culpabilité face à la mort,…). Est-ce une fatalité, selon toi, cette quête perpétuelle d’épanouissement ?

Pourquoi une « fatalité » ? Dans ta question, je ressens la fatalité comme un terme péjoratif, négatif, l’absence d’alternative. Que l’on ait la Foi ou non, notre vie ce n’est pas, à mon sens, uniquement nous lever, manger, déféquer, dormir, perpétuer l’espèce sinon quelle tristesse ! Nous sommes tous en quête du Bonheur avec ce que l’on veut bien accoler derrière cette étiquette. Je pense sincèrement que nous cherchons tous à nous dépasser, à nous dire qu’il nous faut émerger de la masse, à nous rendre utile… Donc oui, on passe notre vie à apprendre à exister et à la fin, viendra le bilan. De là à dire qu’il est négatif de chercher à apprendre à exister et que l’on court peut-être après une part d’immortalité… On entre dans le débat philosophique.


Tes personnages, qu’ils soient adultes ou enfantins, sont tour à tour victimes ou bourreaux, humains ou monstrueux. Tes histoires renferment une violence certaine. T’imposes-tu certaines limites lors de l’écriture ?

Si mes histoires renferment cette violence, c’est parce qu’elle existe dans la réalité de millions voire de milliards de personnes sur Terre et que le monde est un mélange de grisailles personnelles. Nous sommes tous des victimes ou des bourreaux en puissance. Il suffit d’un rien pour que l’on bascule d’un côté ou de l’autre. Être au mauvais endroit au mauvais moment, ou au contraire au bon endroit au moment providentiel. Croiser la bonne personne. En ce qui concerne ce côté noir que je refuse d’occulter, je ne joue pas dans le registre de la complaisance, voilà ma limite. Je n’écris pas de l’horreur pour l’horreur, le 100 % gore me débecte car il n’est pas justifié. J’écris du fantastique et je montre des êtres fragilisés par la vie, par un instant T ou une personne P, voir la nouvelle « Kévin ou les Chats ». Ces individus se retrouvent ensuite happés par les événements. Il y a des faits dont l’on entend parler par le bouche-à-oreilles ou que l’on vit comme épreuves qui sont « ignobles » et pourtant ces faits ne font qu’apparaître en filigrane dans mes écrits.

Tes nouvelles s’inspirent fortement de la réalité que tout un chacun connaît mais elles montrent également un aspect maladif de notre société. Qu’est-ce qui te pousse à t’inspirer de ces travers ?

Cette réalité détraquée est la porte ouverte au basculement dans le fantastique. Si mes personnages avaient une vie idyllique, ils ne constitueraient pas des proies pour des forces les dépassant ou ils céderaient moins facilement à leurs pulsions. Je pense notamment à l’ouvrier de Rustbelt qui cumule les deux et se retrouve englué dans un univers où il se transforme…

Certaines nouvelles de « Fissures » ont auparavant été publiées dans diverses revues. Pourquoi ce désir de les faire réapparaitre en un volume en compagnie d’inédites ? Est-ce un besoin de nouer un fil conducteur entre elles ? Quelle a été ta motivation ?

Les textes déjà publiés l’ont été soit il y a longtemps (presque dix ans pour « Kenshiros way »), soit à l’étranger (Canada), soit dans des anthologies (« Héritiers d’Homère » chez Argemmios, Ténèbres 2008). Ils n’ont donc touché, chaque fois, qu’un public restreint. Ensuite ce sont des textes auxquels je tiens parce qu’ils sont des jalons dans ma « carrière » (vilain mot) et qui correspondent encore à mes thématiques actuelles. Je citerai ici « Rustbelt » et « London Calling », lesquels appartenaient déjà au sommaire de « Dérobade ». La thématique et l’écriture sont mes deux moteurs. Par conséquent, il fallait – c’est ainsi - qu’ils apparaissent dans ce recueil composé d’une majorité d’inédits. Ces textes déjà publiés s’articulaient avec les autres et ils offraient une cohérence d’ensemble au recueil. J’aurais pu me contenter de ressortir « Dérobade » avec une nouvelle couverture. Simple, vite fait… Mais cela ne m’aurait pas satisfait, que ce soit vis-à-vis de moi-même ou des lecteurs. « Dérobade » a eu 8 ans, il y a peu. Ma façon d’appréhender l’écriture, ma vision du monde et de ses thèmes a changé. En outre, « Dérobade » avec son mélange de SF, de fantasy et de fantastique me ressemble moins aujourd’hui. Je ne le renie pas loin de là ! Mais avec le recul, je me dis ce texte là (je pense à « Quand Lune Saigne »), je ne l’aurais pas repris… Je n’aurais pas écrit de SF… En conclusion avec « Fissures », j’ai eu le plaisir de monter le recueil qui me satisfaisait (louée soit Peggy Van Peteghem qui a su prendre en considération cette volonté !), mélange de nouveautés et d’inédits indispensables à mes yeux.


Comment définirais-tu ton écriture ? On sent à certains moments une forme de revendication sociale sous la trame fantastique, comme si tu essayais de faire passer un message.

Du fantastique avec un background de départ réaliste. Est-ce une étiquette ? Une définition convenable ? Je déteste les personnages dont on ignore tout, qui évoluent dans un décor comme des figurants. Mes personnages, gentils ou non, sont des acteurs au sens où ils interagissent avec d’autres, avec leur milieu, où ils se prennent la violence du monde, ses espoirs dans la figure. Ils ne jouent pas un rôle. Je montre des gens tels qu’ils sont (réalisme)… Et tels qu’ils évoluent suite à la déglingue, l’élément qui vient gripper leur mécanique de vie. Ensuite je ne cherche pas à faire passer de messages socio-politiques (d’ailleurs social, ça fait un peu trop connoté !), j’essaie de susciter une empathie pour des individus qui vont de l’ouvrier au financier avide en passant par l’étudiante fauchée dans son 9 m² et si l’on s’identifie à ces personnages, si l’on s’inquiète pour eux, je pense qu’il y a un espoir ; que nous ne sommes pas aussi mauvais qu’on essaie de nous le faire croire. Je bémoliserai toutefois l’aspect revendicatif sur les textes « Toute la peine du Monde » et « Fantasy Impromptue » où les victimes sont celles à qui j’entends rendre hommage. Nous vivons en effet dans une société malsaine, une société capable de glorifier les tueurs en série, les criminels. Notre monde connaît le nom de Jack l’Eventreur, de Ted Bundy, du Docteur Petiot, mais elle ignore celui de leurs victimes et cela me choque.

Tu as écrit une nouvelle s’inspirant du roman « Les Gardiens de la porte » de Graham Masterton. En quoi cet auteur et cet univers sont-ils particuliers pour toi ?

Masterton est un auteur que j’apprécie beaucoup. Il m’a offert de grosses trouilles, des moments intenses, même si toute sa production n’est pas au top niveau y compris pour de la littérature dite de gare. Dans « London Calling », un passage lui rend hommage, parce que ce texte entend honorer à sa manière et de façon fort humble les univers imaginaires de Londres… Dracula, Peter Pan, la Machine à Explorer le Temps, Oliver Twist… Que de romans nés dans ce terreau fertile et putride à la fois !


Quels sont tes projets ?

J’ai signé il y a peu un contrat pour un roman à partir de 12 ans, sortie en mars 2013. Je bosse actuellement sur un polar commandé dans le cadre d’une nouvelle série ; ce sera glauque, mais pas fantastique. Avec l’ami Antoine Lencou, nous avons commencé à élaborer un recueil ( ??) SF/Fantasy contenant une bonne dose d’humour cynique/noir pour lequel nous cherchons un éditeur motivé. Il y aura des nouvelles et des trucs protéiformes. Et l’on doit ensuite s’atteler à un roman historico-SF avec un aspirateur robot intelligent dedans. Lorsque je disais que les étiquettes, ce n’est pas aisé à maîtriser… Et en parallèle, je bosse sur un roman fantastique à forte dose sociétale… Je signale aussi que je ferai beaucoup de salons du livre cette année (de septembre à décembre pour l’heure). D’ailleurs ces infos sont sur mon site www.petite-horreur.com.

Photos : ©Lokomodo et Jess Kaan

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