Jeu de cuse (Le)

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Le futur proche que nous dépeint « Le Jeu de Cuse » (l’action débute en l’an de grâce 2052) n’est pas exactement reluisant, loin s’en faut. Suite à un accident nucléaire survenu à la frontière franco-allemande, le centre du continent se retrouve transformé en un « no-man’s land » durablement contaminé par la radioactivité, vidé de ses habitants. L’Union Européenne s’est pour sa part écroulée du fait de la résurgence de poussées nationalistes multiples. La pression migratoire venue du sud s’intensifie chaque année, provoquant l’érection d’une véritable barrière visant à séparer les riches privilégiés des masses issues du Tiers-Monde, avides d’une existence digne de ce nom. La violence s’est, quant à elle, généralisée et le racisme est devenu omniprésent.

Dans ce contexte apocalyptique, et au train où vont les choses, un nombre toujours croissant de voix s’inquiète tout simplement de la survie de l’humanité. C’est tout particulièrement le cas de la Curie romaine - désormais exilée à Salzbourg, dans une grande Autriche ressuscitée, du fait de l’abandon progressif de la capitale italienne par sa population face à la crue humaine venue du Mezzogiorno. Un projet portant le nom de « Renaissance de la Création » est ainsi lancé par l’Eglise afin de lutter contre les extinctions massives d’espèces résultant de l’activité humaine.

Domenica Ligrina, l’héroïne de ce récit aux multiples facettes, jeune botaniste désireuse de trouver un emploi, n’hésite pas à poser sa candidature auprès du Saint-Siège, sans trop savoir quelles sont ses chances ni le type de missions qu’on pourrait lui confier. Il va s’avérer qu’une technologie venue du futur, gardée sous le sceau du secret, permet désormais à certains scientifiques aventureux de voyager dans le temps – en direction du passé, uniquement – afin de recueillir des échantillons d’espèces disparues ou menacées, qui sont ensuite ramenées en 2052 de manière à procéder à la régénération susmentionnée. En tant que botaniste, ce sont des espèces végétales que Domenica va pour sa part être chargée de collecter.

Il s’agit toutefois, lorsqu’on effectue ces bonds dans le passé, de ne pas modifier outre mesure le cours du temps. On risque autrement de déclencher l’apparition d’un nouvel univers parallèle, suivant un chemin différent de celui duquel on est originaire. Chaque individu possède en effet une myriade de doubles vivants (ou morts !) dans ces univers différant du nôtre sur des points de détail ou des aspects essentiels. Rares sont ceux, cependant, capables de percevoir l’existence de ces réalités multiples. Domenica appartient à ce petit groupe de personnes dotées de cette « compétence » bien spécifique.

Plusieurs tunnels temporels sont exploités à travers le monde par les détenteurs de cette technologie révolutionnaire. C’est à un véritable travail de fourmi que se livrent les scientifiques qui les empruntent, pour des durées pouvant s’étendre sur plusieurs années. Après avoir fait un crochet par une Venise infestée de nanorobots ayant pour objectif de sauver la lagune, où elle se familiarise avec le concept des « solitons » sur lequel fonctionne cette science temporelle, c’est à Amsterdam que Domenica effectuera son premier saut, en direction d’un XVème siècle secoué par les prémisses de la grande chasse aux sorcières qui frappera le continent aux XVIème et XVIIème siècles.

Elle sera d’ailleurs à deux doigts de terminer ses jours sur le bûcher – une botaniste en quête d’espèces rares n’est pas si différente que ça, après tout, d’une sorcière préparant des décoctions maléfiques. Mais au fait, Domenica ne va-t-elle pas effectivement périr brûlée ? N’est-ce pas le sort qui lui est réservé dans une des innombrables dimensions du « multivers » ? Qu’est la réalité dans un univers où chacun de nos choix est susceptibles de créer un clone divergent du monde dans lequel nous évoluons ?

Wolfgang Jeschke joue beaucoup avec cette idée d’incertitude du flot temporel, en faisant revivre à ses personnages (ainsi qu’à ses lecteurs) à plusieurs reprises le même événement frappé de menus changements. Le roman lui-même s’apparente pour bonne part à une réflexion sur les implications du surgissement dans notre réalité d’une pareille technologie. Une technologie réparatrice, pourrait-on dire, l’univers cherchant de la sorte à remédier aux incidents de parcours susceptibles de signifier son dépérissement.

Du coup, l’intrigue proprement dite nous laisse un peu sur notre faim. On aurait peut-être souhaité que l’auteur ajoute un élément de suspense supplémentaire à son récit qui, en l’état, bien que fort agréable à parcourir, voire passionnant à l’occasion, semble un peu vain, sans réel dénouement digne de ce nom. Mais au sein d’un univers capable de s’auto-réparer en permanence, une fin définitive aurait-elle encore un sens ? On peut se poser la question...

Wolfgang Jeschke, Le Jeu de Cuse, traduit de l’allemand par Christina Stange-Fayos, 634 p., L’Atalante

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