Herr Gable
Dévasté par la mort de son épouse Carole Lombard, Clark Gable décide de s'enrôler dans l'US Air Force. Sitôt sa formation d'artilleur aérien achevée, il embarque pour l'Angleterre. À bord d'un B-17, il participe à des missions de bombardement au-dessus de l'Allemagne nazie et de la France occupée. Adolf Hitler, grand cinéphile, ordonne de capturer l'acteur qu'Eva Braun et lui vénèrent. Cette mission hors normes est confiée au capitaine Florian Weiter, l'un des meilleurs tireurs d'élite de la Wehrmacht.
Contrairement à ce que pourraient laisser penser le titre et le résumé, Clark Gable n'est qu'un personnage parmi d'autres dans ce roman qui mêle avec une grande habileté fiction et Histoire. En réalité, Gable partage la vedette avec deux autres personnages : Eva Braun, la maîtresse d'Hitler et Florian Weiter, sniper de l'armée allemande.
Grâce à des chapitres qui s'entrecroisent, nous suivons ces trois personnes au fur et à mesure de l'avancée de la guerre. De Stalingrad aux USA, du Berghof à la France occupée, leurs destins se rapprochent petit à petit, jusqu'à se télescoper.
L'originalité du roman est que Jean-Baptiste Lentéric a su s'engouffrer dans toutes les zones d'ombre pour proposer une version possible de ce qui a pu se produire : à quoi Hitler et Eva Braun passaient-ils leurs journées au Berghof ? L'ordre de capture de Gable a-t-il été mené à bien à un moment ou un autre de la guerre ? Jusqu'où le Furher a-t-il poussé son addiction aux stupéfiants ? Dans quelle mesure Eva Braun était-elle heureuse et amoureuse ? Quelle équité existait dans l'armée du Reich ?
Autant de questions auxquelles l'auteur répond avec plus ou moins de sérieux, offrant de superbes pages où se mêlent tour à tour burlesque, grotesque, suspense, horreur... Il n'hésite jamais à ridiculiser Hitler, quand il peut le faire, le transformant souvent en caricature digne du Dictateur de Chaplin, et il faut avouer que c'est assez jubilatoire.
L'écriture est belle, avec un choix de ton narratif presque documentaire, qui donne l'impression d'être immergé dans une de ces actualités de l'époque, diffusées dans les cinémas avant le film.
Malgré de nombreuses scènes où l'absurde le dispute au terrible, Jean-Baptiste Lentéric ne perd jamais de vue la gravité de cette période et intercale des chapitres qui tordent le ventre. Le parcours du jeune Florian est abominable, il transcrit avec exactitude le désenchantement de milliers de soldats, biberonnés au nazisme et qui réalisent dès Stalingrad l'abomination qu'ils servent. Ces passages m'ont rappelé les excellents Les bienveillantes de Jonathan Littell et La fabrique des salauds de Chris Kraus. Le soldat Weiter a la même façon d'errer dans une guerre qui le dépasse et de se livrer à des actes abjects parce qu'il ne sait pas comment faire autrement qu'obéir. Jusqu'à un certain point...
Bien sûr, les puristes reprocheront à l'auteur les quelques anachronismes et les libertés prises avec la vérité historique. J'ai envie de leur répondre qu'en l'état actuel des choses, si rien ne prouve que ces libertés ont un quelconque fondement dans la réalité, rien ne prouve l'inverse non plus. Personnellement, j'aime beaucoup cette lecture des zones d'ombre que fait Lentéric. Il déboulonne un tyran du piédestal sur lequel il plaisait à se hisser, dans un roman d'aventures d'excellente facture.
Que demander de plus ?
Herr Gable de Jean-Baptiste Lentéric, Belfond, ISBN 978-2-7144-9751-2, 20 €