Silence des agneaux (Le)

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Il existe des romans « références », des histoires que les lecteurs, les critiques, les producteurs, les amateurs et les spécialistes considèrent comme les mètres-étalon à partir desquels toutes autres œuvres, ou presque, doivent être mesurées. Si l’on parle de vampires, difficile de passer à côté de Bram Stoker et son Dracula. En science-fiction, citons Dune, de Frank Herbert, ou encore 2001, l’odyssée de l’Espace, de Arthur C. Clarke. La vague des techno-thriller s’est amplifiée après la sortie du Parc jurassique, de Michael Crichton.

Le polar horrifique, tendance enquête minutieuse et étude de caractères approfondies du Mal incarné, n’a aucune difficulté à trouver son phare dans la nuit : Le silence des agneaux, de Thomas Harris.

Pourtant, ce roman paru en 1988 n’est PAS la première apparition d’Hannibal Lecter - il est déjà présent dans Dragon rouge, le précédent roman de Harris - et ne constitue pas non plus la première incursion romanesque dans le domaine des sérial-killers. On ne citera que Psychose, de Robert Bloch, qui deviendra le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, paru en 1959. Mais alors pourquoi ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ?

On pourrait sans doute évoquer l’effet d’entrainement provoqué par l’excellente adaptation cinématographique, mise en scène par Jonathan Demme, qui débouchera sur une solide moisson d’Oscar, à la cérémonie de 1992.

Mais cela serait oublier que le roman est déjà très populaire lorsque Jodie Foster se glisse dans le costume de Clarice Starling.

Non, ce qui fait sans doute le succès du Silence des agneaux et qui va le transformer en une pierre angulaire dans la culture populaire, c’est certainement l’incarnation du Mal que représente Hannibal Lecter... ainsi que la profonde mutation que subit alors le monde occidental dans son ensemble.

Alors que les années ’80 sont dominées par l’antagonisme Est-Ouest et les « héros » qui en résultent, l’aube d’une nouvelle décennie est marquée par la fragilisation des valeurs manichéennes. Comme à son habitude, la littérature sera à l’avant-poste de la réflexion et de la mise en lumière d’un nouvel ennemi : le monstre humain, celui qui vient de l’intérieur, qui a été élevé au sein même de la grande Amérique, mais qui a pris en pleine face la violence de ses contradictions, la folie de ses croyances religieuses, les frontières mouvantes de ses valeurs morales. Le serial-killer n’est rien d’autre que l’expression ultime de l’homo-consommateur, celui qui ne vit que pour ses pulsions, par ses pulsions et considère le monde qui l’entoure comme un vaste supermarché où tout ce consomme, tout se saisit, tout se détruit. Même l’humain.

Avec Le silence des agneaux, Thomas Harris construit non seulement un tueur glauque, repoussant, terrifiant, en la personne de Buffalo Bill... Mais il pousse le vice délicieux d’offrir au public Hannibal Lecter. Une figure centrale du roman - bien plus que dans Dragon rouge - qui prend à contrepied toutes les certitudes liées au mal : Lecter est cultivé, il n’a rien d’un bouseux, il est médecin, supérieurement intelligent... Dans un jeu de miroir fascinant, il est le consommateur qui a réussi, juché tout en haut de l’échelle sociale. Finalement plus pervers encore que Buffalo Bill.

Face à ces deux figures perverses, images d’une Amérique rongée par ses démons intérieurs, Thomas Harris parachève son chef-d’œuvre en leur opposant non pas un surhomme, mais la formidable Clarice Starling, personnage féminin forgé lui aussi au feu des dérives humaines, mais qui est parvenue à vaincre ses démons intérieurs... s’armant ainsi contre les attaques venues de l’extérieur.

Le silence des agneaux est donc le résultat d’une alchimie, un roman en équilibre entre le passé et le futur, un catalyseur des terreurs d’une Amérique en pleine mutation et, au final, un archétype narratif sur lequel de très nombreuses copies prendront exemple... Sans jamais l’égaler.

Le silence des agneaux par Thomas Harris, traduit par Monique Lebailly, Pocket

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