Comme un air de Printemps par Élodie Beaussart

En souvenir affectueux de mon papi

Arthur Bussy (1925-2016)

 

En ce dimanche 20 mars 2016, le soleil entrait à flots par la fenêtre.

Au-dehors, derrière les rideaux écrus qui se balançaient dans la brise légère, les oiseaux chantaient joyeusement. Leurs pépiements retentissaient dans les haies reverdies, au milieu des parterres renaissants, dans la pénombre des arbres où certains volatiles, déjà, s’activaient à construire leurs nids.

Blanche n’entendait pas les oiseaux chanter.

Elle était avachie sur son lit défait, tournant le dos à la rieuse perspective de la fenêtre et aux rideaux de gaze caressés par le soleil.

D’une main, elle soutenait son menton. De l’autre, elle sélectionnait les chansons sur l’écran de son smartphone, naviguant entre les titres guerriers de Kataklysm, son groupe de death metal préféré. Les premières notes de Face the face of war retentirent dans les écouteurs et elle sourit. « This time we went too far, this time we opened the scars… »

Elle repoussa ses longs cheveux châtains sur le côté pour observer le tatouage qu’elle s’était fait faire le mois dernier. Sur la peau laiteuse et fine de son avant-bras, elle portait un extrait d’une chanson du groupe, une phrase en lettres noires gothiques qui proclamait : Real blood, real scars, real life[1].

Le vibreur retentit soudain, la dérangeant dans sa rêverie. En soupirant, elle ouvrit la messagerie. C’était un texto de Sofiane.

« Salut, tu fais quoi ? On peut aller se balader si tu veux ? :-P »

Blanche se redressa et ôta les écouteurs de ses oreilles. Son minois constellé de jolies taches de rousseur se plissa sous l’embarras.

Elle pianota sa réponse, ses longs ongles au vernis léopard cliquetant sur l’écran tactile du Samsung :

« Salut, je révise pour la fac. Je ne peux pas aller me promener, je croule sous le boulot. Désolée. :-( »

Elle se leva et alla à la fenêtre, mettant une main devant ses yeux pour les abriter du soleil. Sa chambre donnait sur le parterre avant de la maison. Le ruisseau qui entourait la parcelle bruissait doucement en passant sous le petit pont qui menait au jardin. Les façades des autres maisons apparaissaient ça et là, entre les arbres.

Blanche laissa son regard se perdre dans le bleu lilas du ciel de midi.

Soudain, elle vit un trait de lumière blanche au loin, en direction du centre-ville. Un éclair ? Elle tendit l’oreille pour entendre le tonnerre. Mais rien ne vint. Pensant qu’elle avait dû être éblouie, elle ferma les yeux, offrant son visage au soleil.

Un bruit de pas se fit soudain entendre.

Blanche rouvrit les yeux et poussa une exclamation de surprise : Sofiane était sur le pont.

Il se dirigea droit sous sa fenêtre et elle ressentit le mélange de désir et d’exaspération que sa présence faisait à chaque fois naître en elle. Il portait une chemise noire et un jean bleu, et des lunettes de soleil crânement posées sur sa tête retenaient ses longs cheveux noirs et frisés. Il souriait, les yeux brillants, content de sa petite blague.

Blanche se pencha à la fenêtre, pensant qu’elle avait l’air d’une Juliette des temps modernes. Mais la comparaison avec la pièce de Shakespeare s’arrêtait là : Roméo n’était pas le bienvenu.

— Qu’est-ce que tu fais là ? siffla-t-elle entre ses dents.

— Je suis venu te faire une petite surprise… Voir où tu en étais avec tes révisions…

Son sourire s’élargit tandis que ses yeux pétillaient de malice.

Blanche poussa un soupir excédé.

— Tu ne peux pas rester là, ma mère va te voir !

Indifférent à son avertissement, Sofiane se rapprocha pour se planter juste sous la fenêtre.

Oh, comme elle le détestait parfois !

— Le problème, ce n’est pas ta mère, dit-il. C’est toi. Si tu ne veux plus me voir, dis-le clairement, mais arrête de jouer avec mes sentiments.

— Ce n’est pas que je ne veux pas te voir… Écoute, je te remercie pour ton cadeau de février…

— … de la Saint-Valentin, oui, corrigea-t-il. D’ailleurs, ça a l’air d’être bien cicatrisé.

Il montrait le tatouage sur le bras de Blanche.

— Oui, il est super, merci. C’est vraiment gentil à toi…

Un autre éclair déchira le ciel au loin et Blanche cligna des yeux. Aucun coup de tonnerre ne suivit.

— Est-ce que tu as vu… commença-t-elle.

Au même moment, la voix de sa mère retentit en provenance du rez-de-chaussée :

— Blanche ! On mange !

— Merde ! Écoute, Sofiane, je ne peux pas te parler…

Le visage du jeune homme se rembrunit. Il ôta les lunettes de son front et les glissa dans l’échancrure de sa chemise.

— Blanche, je t’aime.

Blanche faillit s’exclamer « Oh non ! » mais elle parvint à se retenir.

— Je t’aime, continua Sofiane, et même si tu cherches à m’éviter, je suis persuadé que tu ressens quelque chose pour moi. Mais si tu ne veux plus me voir, alors dis-le-moi simplement. Et alors…

« … je disparaîtrai de ta vie », avait-il voulu finir, mais sa phrase fut interrompue par un soudain concert de hurlements en provenance du centre-ville.

Au même moment, Françoise Leforest fit irruption dans la chambre de sa fille. Petite, rousse, elle portait encore le tablier qu’elle avait mis pour faire la cuisine.

— Blanche, qu’est-ce que tu fais, je t’ai appelée plusieurs fois, le rôti va refroidir…

Puis elle se figea : elle venait d’entendre les hurlements.

Blanche se précipita vers elle.

— Maman, est-ce qu’il y a un truc en ville, un carnaval, un cirque ou je ne sais quoi ?

Françoise secouait la tête quand soudain, Sofiane fit irruption dans la chambre.

— Je suis passé par la baie vitrée du salon, elle était ouverte…

Françoise regarda le jeune homme et sa fille, tour à tour, la bouche grande ouverte. Puis ses yeux marron se rétrécirent et elle se dirigea d’un pas martial vers Sofiane.

— Qu’est-ce que vous faites ici, espèce de…

— Maman !

Blanche saisit sa mère par les épaules.

— Maman, calme-toi. C’est mon ami Sofiane…

— Je sais très bien qui c’est ! C’est lui qui t’a payé cet affreux tatouage, et qui te tourne autour comme un coq dans une basse-cour !

Blanche regarda Sofiane, une expression désemparée sur le visage.

Sofiane avait reculé et pâlit sous les invectives de Françoise.

— Finalement, c’est peut-être quand même ta mère, le problème, dit-il d’une voix sourde.

Tous les trois sursautèrent quand des coups de feu retentirent au-dehors, tandis que les hurlements se rapprochaient.

Puis quelqu’un tambourina à la porte.

Françoise jeta un regard méprisant à Sofiane en passant près de lui et elle se précipita vers l’escalier qui menait au rez-de-chaussée. Les deux jeunes gens lui emboîtèrent le pas.

Harold Smith, leur voisin anglais, se tenait sur le seuil. Sa combinaison de travail était maculée d’herbe tondue et de boue. Ses yeux bleus reflétaient la peur et ses mains tremblaient.

— Ils… nous… attaquent, balbutia-t-il.

Puis il tomba en avant.

Françoise hurla : sous la combinaison déchirée, le dos du pauvre Monsieur Smith portait une longue et sanglante blessure.

Sofiane se pencha sur l’homme et posa une main au niveau de son cou.

— Je n’en suis pas sûr mais… je crois qu’il est mort.

Françoise fouilla dans la poche de son tablier et en sortit son téléphone.

— Je vais appeler les pompiers.

Elle déverrouilla l’écran.

— Oh non ! s’exclama-t-elle. Je n’ai pas de réseau !

Sofiane se releva et sortit son iPhone de la poche de son jean.

— Moi non plus.

— Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’on va faire si on ne peut appeler personne ? s’exclama Blanche. Maman, qu’est-ce qui se passe ?

Françoise pointa un doigt vers Sofiane.

— C’est sûrement une attaque terroriste ! dit-elle. Des gens comme vous, des extrémistes qui viennent détruire notre pays…

D’autres hurlements retentirent, plus proches.

— Blanche ? dit Sofiane, ignorant délibérément Françoise. On devrait se cacher. Est-ce qu’il y a une cave, ici ?

— Oui. Maman, viens, Sofiane a raison.

— Mais, et Harold ?

— On ne peut plus rien pour lui. Vite !

Ils traversèrent la cuisine où le rôti de porc, posé sur un plat au milieu de la table, répandait un arôme alléchant. Sofiane fit la grimace et se couvrit la bouche avec la manche de sa chemise.

François lui lança un regard noir et s’apprêta à lui dire quelque chose, mais Blanche avait ouvert la porte de la cave et fit passer sa mère en premier dans l’escalier. Elle se retourna vers Sofiane et lui fit signe de descendre.

— Je vais barricader la porte derrière nous.

— Je vais t’aider.

Il avait déjà posé deux packs d’Évian en bouteilles de deux litres contre la porte quand Blanche poussa un cri de détresse.

— Papi ! On ne peut pas laisser papi tout seul, s’il y a une attaque dehors ! Il faut aller le chercher ! Le mettre en sécurité !

Sofiane regarda Françoise, qui venait de porter ses mains à son visage.

— Mon beau-père… Oh mon Dieu, Blanche, je n’y ai pas du tout pensé !

— Je vais le chercher, maman, tu n’as qu’à rester ici avec Sofiane.

Mais le jeune homme lui barra l’accès.

— Tu n’iras nulle part.

— Quoi ? Tu n’as pas à me donner des ordres ! Je dois aller chercher papi !

— Écoute, il se passe quelque chose de grave en ville. Je ne voudrais pas te blesser, mais… tu as entendu les cris. Il est sans doute déjà mort.

Blanche le gifla.

— Comment oses-tu ?

— Il a raison.

Françoise se tenait au pied de l’escalier. Son visage épais reflétait le dégoût qu’elle ressentait à se ranger du côté de Sofiane, mais elle continua de fixer sa fille, une expression sévère dans ses yeux sombres.

— Ton ami a raison. Amédée habite dans le centre, il est sûrement trop tard pour aller le chercher… je suis désolée, ma chérie, mais je refuse que tu sortes. C’est trop dangereux.

— La maison de ton grand-père, c’est loin d’ici ? demanda Sofiane.

— Presque deux kilomètres.

— Vous avez des armes ?

Françoise rugit :

— Des armes ? Et quoi encore ? On n’est pas des terroristes, nous ! On ne cache pas de kalachnikovs sous nos lits, on est des honnêtes gens !

— Mon père… était chasseur, sanglota Blanche, mais… quand il est mort, maman a revendu son fusil… Il m’avait promis que quand je serais assez grande, il m’apprendrait… à… tirer…

— On peut y arriver, si on est rapides et discrets, dit Sofiane. Ton grand-père, il peut marcher ?

— Oui, mais il a quatre-vingt-dix ans, il ne peut pas avancer très vite…

— Alors je le porterai.

Françoise poussa une exclamation mais Blanche regarda le jeune homme avec une lueur d’admiration dans ses yeux noisette.

— Tu ferais ça ?

— Blanche, je ferais n’importe quoi pour t’aider. Je croyais que tu le savais.

D’autres cris retentirent au-dehors et Françoise se recroquevilla contre le mur de la cave.

— Ne me laissez pas toute seule ici, dit-elle.

— Maman, il faut qu’on aille chercher papi. Je ne pourrai pas l’abandonner, bon sang, c’est le père de papa !

— Il faudra vous barricader, Madame Leforest, dit Sofiane. La cave est un endroit sûr, il n’y a aucune raison que les terroristes entrent dans les maisons. Je pense plutôt qu’ils…

— … abattent ceux qui se trouvent dans les rues, termina Françoise, une lueur de peur et de défi dans les yeux.

Sofiane soupira et regarda Blanche. La jeune fille avait sorti un nœud de la poche de son pantalon battle dress et elle était en train d’attacher ses cheveux. Des traces de sueur maculaient le dessous des manches de son tee-shirt gris et son tatouage luisait sur son avant-bras. Sofiane pensa qu’elle n’avait jamais été aussi sexy.

« We shall face the face of war… » murmura-t-elle. Allez, on y va.

Et elle ouvrit la porte de la cave.

Ils traversèrent le rez-de-chaussée et sortirent par la baie vitrée pour éviter d’enjamber le cadavre d’Harold Smith.

La brise tiède les accueillit, apportant une odeur de brûlé. Des colonnes de fumée noires barraient l’horizon. Ils traversèrent le pont et se retrouvèrent dans la rue bordée de grands saules pleureurs.

— Tu crois que c’est fini, que les terroristes sont partis ? murmura Blanche.

— Ce ne sont peut-être pas des terroristes.

— Quoi alors ? Des zombies ? J’espère que maman va rester cachée à la cave, dit-elle avec un soudain trémolo dans la voix. Peut-être que ce n’est pas une bonne idée de la laisser…

Sofiane la prit dans ses bras et elle s’abandonna, reconnaissante, à son étreinte.

Ils arrivèrent au bout de la rue sans croiser personne.

À leur gauche, le mur de crépi couleur crème de la supérette portait une plaque qui annonçait : « Rue du Marais ». Une grande traînée de sang soulignait l’inscription et Blanche frissonna. Ils prirent à droite par l’avenue du Maréchal Joffre.

Soudain, Blanche poussa un gémissement angoissé.

Devant eux, gisait un cadavre.

C’était une femme. Sa tête avait roulé dans le caniveau, où elle avait été écrasée. Le corps était démembré (un bras dépassait d’un parterre encore fleuri de jonquilles, à cinq mètres de là), les intestins déroulés en travers du trottoir.

— Viens, ne traînons pas là, dit Sofiane.

Ils continuèrent le long de l’avenue. Sur leur gauche, s’élevaient les hauts murs de brique rouge des anciens remparts : ils se placèrent sous leur protection, évitant de regarder les autres corps mutilés qui jonchaient le trottoir d’en face.

Ils arrivèrent à l’endroit où les remparts s’incurvaient ; derrière le virage, s’ouvrait une petite place bordée d’immeubles bourgeois. Sofiane, qui ouvrait la marche, fit signe à Blanche de s’arrêter et ils restèrent à l’ombre du rempart.

Une sorte de vrombissement leur parvenait, un son bas et profond qui résonnait jusque dans leurs plombages dentaires.

— Il y a quelqu’un là-bas, murmura Blanche.

Elle désigna un homme d’une trentaine d’années, habillé d’une tenue de jogging ; il prenait des photos avec un appareil reflex.

Le vrombissement s’accentua.

— Je le connais, murmura Sofiane. Il est correspondant à la Gazette de l’Artois.

Soudain, le son se transforma pour devenir un bourdonnement de ruche en colère.

Le journaliste recula et lâcha son appareil qui tomba sur les pavés. Puis il se tourna en direction du couple, cherchant à prendre la fuite.

Juste au moment où il les apercevait et s’apprêtait à leur crier quelque chose, un éclair de lumière argentée fondit sur lui et le décapita.

La tête s’envola, accompagnée d’un geyser de sang. Le corps fit encore un pas, puis d’effondra comme une marionnette dont on vient de couper les fils.

Le bourdonnement s’accentua et se rapprocha d’eux.

Sofiane et Blanche se plaquèrent le plus possible contre le mur de brique, cherchant à disparaître dans son ombre.

Ils virent une lueur argentée passer le coin du mur.

La lumière se solidifia soudain et devint une griffe de métal, raclant le mur et faisant tomber des particules de sable. Puis la griffe s’allongea et s’affina : elle ressemblait à l’aiguille d’une seringue monstrueuse, dirigée droit vers eux.

Blanche sentit un liquide chaud couler dans son pantalon.

Sofiane la maintenait d’une main et ne quittait pas la pointe métallique des yeux. Sa décision était prise : il allait se jeter au-devant de la chose. Elle l’attaquerait, et ainsi Blanche aurait peut-être le temps de fuir.

Juste au moment où il relâchait son étreinte sur la jeune femme, le métal se brouilla et redevint une sorte de tourbillon de lumière argentée.

Et disparut.

Le vrombissement bas retentit tout près, vrillant leurs nerfs. Puis il s’éloigna et le silence revint.

Sofiane lâcha Blanche et tous les deux s’effondrèrent dos au mur.

— Je… je me suis fait pipi dessus… hoqueta Blanche.

Sofiane la serra contre lui.

— Ce n’est rien. Bon sang, tu as vu ce… ce truc…

— Qu’est-ce que c’est, Sofiane ? Une machine ?

Sofiane secoua la tête.

— Non. Je crois que ce n’est pas… humain.

Les yeux de Blanche s’agrandirent et elle gémit.

— Tu veux dire… extraterrestre ?

Puis elle se souvint des éclairs étranges qu’elle avait aperçus le midi.

— Oh mon Dieu, je crois que tu as raison. Qu’est-ce qu’on va faire ?

Sofiane repoussa du pied ses lunettes de soleil cassées ; elles avaient glissé de sa chemise quand il s’était penché pour se cacher près du mur.

— On continue, dit-il. On est à mi-chemin, de toute façon, et on ne peut pas rester ici, à découvert.

— Mais, on ne peut pas se défendre contre ces… choses. Si on en croise une, on va se faire tuer.

— Eh bien, on sera mort pour la bonne cause. Y a pas une des chansons de ton groupe préféré qui parle de ça ?

Blanche esquissa un sourire.

— Si. Il y en a une qui dit que si on ne vit pas pour quelque chose, on meurt pour rien. Un truc dans le genre.

— Eh bien voilà. On va continuer, et dès qu’on entend le vrombissement, on se cache. On va y arriver, d’accord ?

Ils se remirent en marche.

Après avoir traversé la petite place où gisait le cadavre du journaliste, ils entrèrent dans la rue Marie Curie. Au bout de quelques mètres, Blanche désigna une petite maison de crépi blanc, en retrait derrière un jardinet constellé de primevères multicolores.

— C’est là !

Elle poussa la barrière de bois blanc et avança jusqu’à la porte d’entrée. Celle-ci était verrouillée.

Blanche frappa sur le vitrail aux motifs de fleurs de lys qui ornait le côté du battant.

— La sonnette ne fonctionne plus et il ne la fait jamais réparer, expliqua-t-elle.

Sofiane appuya son oreille contre le vitrail.

— J’entends de la musique.

Il trouva une pierre dans le jardinet.

— Avec un peu de chance, la clé est dans la serrure. Je vais casser la vitre.

Il s’exécuta et passa la main dans l’ouverture.

— Bingo ! Je sens la clé. Il faut juste que j’arrive à…

C’est alors que le vrombissement retentit.

Tous deux sentirent les os de leur visage vibrer, leurs dents grincer.

— Sofiane, vite !

Le vrombissement se rapprochait.

— La clé est coincée…

Sofiane ahanait sous l’effort. Un éclat de verre lui entailla l’avant-bras.

— J’y suis presque… C’est bon ! Viens !

— Trop tard.

Sofiane se retourna.

De l’autre côté du jardinet se tenait une colonne de vibrations argentées, une sorte de tornade ramassée sur elle-même, tournoyant à toute vitesse.

Soudain, le bourdonnement s’intensifia et monta dans les aigus.

— Vite ! cria Sofiane. Il va attaquer !

Il attrapa Blanche et s’engouffra avec elle dans la maison, puis il referma la porte derrière eux.

Le vestibule était plongé dans l’obscurité et il leur fallut quelques secondes pour accommoder leur vision. Ils prirent aussi conscience de la musique : elle provenait de leur droite, au fond du couloir. C’était une mélodie d’orchestre, un vieux morceau d’opérette joué à plein volume.

— Papi doit être dans le salon… dit Blanche.

Soudain, la porte d’entrée vola en éclats et la tornade argentée surgit devant eux. Plusieurs pointes effilées apparurent, tournoyant avec un sifflement de bouilloire sur le feu.

— Vite !

Blanche entraîna Sofiane dans le couloir.

Elle poussa la dernière porte sur la droite et la musique explosa dans leurs oreilles.

— Papi ! hurla Blanche.

Contrairement au vestibule, le salon était inondé de soleil.

Sofiane aperçut Blanche se précipiter vers un vieil homme squelettique habillé d’un complet veston de velours gris. Sa tête chenue était penchée sur le côté et il semblait assoupi.

Blanche sanglotait, pressant les mains du vieil homme entre les siennes.

— Il est mort ! Ils l’ont tué !

Sofiane se rapprocha et cria pour couvrir le bruit infernal de la musique d’opérette.

— Ce n’est pas eux qui l’ont tué, il n’est pas blessé ! Il a dû mourir dans son sommeil ! Regarde !

Il lui montra le lecteur de CD posé sur la table basse en osier près du fauteuil : la main du vieil homme était crispée contre le rebord de l’appareil. L’index avait poussé le bouton du volume à fond.

Soudain, une griffe acérée frappa Sofiane dans le dos, déchirant sa chemise et éraflant sa peau.

Il se retourna et vit la chose qui tournoyait au milieu du salon. Son cœur se serra : il n’y avait plus d’issue.

Ils étaient coincés.

La musique d’opérette prit fin et une nouvelle chanson commença. La voix cristalline d’une femme se fit entendre :

« Ouiiiii je suiiiiiis, je m’en rends cooooompte

En retaaaaard, et j’en ai hoooooonte… »

— Oh non, dit soudain Blanche avec un rire dément, je vais mourir sur un air d’Yvonne Printemps… C’est pas juste, je suis une métalleuse, moi…

Elle était pelotonnée derrière Sofiane et regardait la tornade argentée se diriger inexorablement vers eux.

— C’est qui, Yvonne Printemps ? cria Sofiane.

— Une chanteuse d’opérette de l’entre-deux-guerres. Papi l’adorait, ça lui rappelait sa jeunesse…

La chanson leur vrillait le crâne. Yvonne Printemps continuait à roucouler son texte, sa voix stridulant dans leurs oreilles :

« C’est la saisooooon d’amouuuuuuur

C’est le joyeuuuuux retouuuuur

Du soleil, du muguet, du lilaaaaaas… »

Blanche avait fermé les yeux. Elle les rouvrit quand elle entendit Sofiane crier son nom.

— Blanche ? Regarde, il se passe un truc !

La spirale argentée avait replié ses pointes acérées. Tournoyant plus lentement, elle se recroquevilla jusqu’à devenir de la taille d’une sphère. Puis elle quitta la pièce.

Ils se regardèrent : Blanche pleurait, Sofiane riait.

— C’est la musique qui l’a fait fuir ! hurla-t-il. C’est Yvonne Printemps !

Ils se ruèrent dans les bras l’un de l’autre et échangèrent un long, savoureux baiser.

« Car les beaux jours sont couuuuurts

Souviens-toi que plaisir d’amouuuuuuur

Ne dure pas toujouuuuuuuurs… »

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? dit Blanche.

Sofiane sourit et attrapa le lecteur CD sous le bras.

— On retourne chez ta mère, dit-il.

— Mais on ne pourra pas…

— Regarde.

Il lui montra le lecteur CD. Celui-ci n’était pas relié à une prise de courant. Il fonctionnait avec des piles.

Blanche fondit en larmes et, se penchant sur le vieil homme décédé, elle couvrit son visage ridé de baisers mouillés.

— Oh merci papi ! Merci, merci ! Je ne dirai plus jamais du mal d’Yvonne Printemps !

Sofiane remit la chanson au début et la stéréo recommença à diffuser « C’est la saison d’amour » à plein volume tandis qu’il quittait la pièce.

Sur le seuil, Blanche se retourna.

— Au revoir, papi.

Puis, après avoir essuyé les larmes sur ses joues, elle courut rejoindre Sofiane qui l’attendait sous les rayons du soleil printanier.

 

Ou en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Comme-un-air-de-Printemps-...

 

[1] Vrai sang, vraies cicatrices, vraie vie.

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