Carnets de lectures au clair de lune

Cher Marc,

Tu me demandes de te décrire mes promenades nocturnes en fantastique ; pas n’importe quel fantastique, ajoutes-tu, "fantastique classique".

Premier dilemme, qui choisir ? Les auteurs ne manquent pas, à lire au clair de lune... J’aurais tendance à dire, comme Lovecraft, qu’"il est actuellement de bon ton, dans les groupes vaguement artistiques et les rendez-vous cultivés, de choisir un favori dans ses lectures quotidiennes, en expliquant brillamment les raisons de son choix ; (...) devant ce genre de test, toute idée m’abandonne !".

Je préfère, moi, plonger dans l’inconnu et me laisser guider par le hasard. Les heures étant longues, je choisis en général deux "pavés". Ce soir, ce seront les oeuvres complètes de Goethe... et de Lovecraft, justement, pourquoi pas ? Nous avons là de quoi tenir ! Et si le choix semble incongru, ou insolite, qu’importe ! Et même, tant mieux : la promenade n’en sera que plus fantastique. 1749-1890 : nous aurons donc à notre disposition une machine (j’imagine bien un ballon, pour les ombres) à remonter et redescendre le temps, en permanence, car j’aime arpenter l’espace dans les deux sens jusqu’à perdre tout chemin, pour au fil de l’errance découvrir un sens à la nuit.


Quelle que soit la géographie, l’Allemagne, l’Italie, les Etats-Unis, quelle que soit l’époque, quel que soit l’auteur, un fait est certain : ce qui s’écrit actuellement est morne, nul, vulgaire, désespérant, écoeurant, illisible, et j’en passe. Alors oui, vive le classique !

Je suis assez d’accord, pour ma part.

"Je nomme classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade. (...) La plupart des oeuvres nouvelles ne sont pas romantiques parce qu’elles sont nouvelles, mais parce qu’elles sont faibles, malsaines, malades, et les oeuvres anciennes ne sont pas classiques parce qu’elles sont anciennes, mais parce qu’elles sont vigoureuses, alertes, joyeuses et saines". Et Goethe de cracher sur Notre-Dame de Paris de Victor Hugo avec ses gargouilles et ses monstres, pour encenser l’oeuvre d’Homère, et Lovecraft de jeter ensemble au panier l’Ulysse de Joyce et le mouvement cubiste, tous ces "gens bizarres", en "cette époque dégénérée de signification confuse", pour se tourner vers la sincérité de ces "modestes idoles propres à l’enfance", Frank Merriwell, Nick Carter et Fred Fearnot.

D’accord aussi, moi ! Si bien, qu’entre mes deux géants, je prends soin d’intercaler Hergé, "L’Étoile mystérieuse", "L’île noire", "Le crabe aux pinces d’or", "Les cigares du Pharaon"... Vous croyez que ça suffira ? Allez, ajoutons "Le secret de la Licorne" et "Le trésor de Rackam le Rouge" ! Et "L"oreille cassée" et "Le Temple d’Ottokar", pour faire bonne mesure ! Mille milliards de mille sabords ! Tous des ectoplasmes et des bachibouzoucks, ces modernes !

L’enfance nous conduit à l’idéal, à l’essentiel de l’écriture : le vrai. "L’essentiel est qu’on ait une âme qui aime le vrai et qui l’accueille là où elle le trouve". Et Lovecraft sur ce point de dépasser Goethe : cette âme éperdue de vrai, il la trouve... en lui ! "Je ne suis pas homme de savoir pour connaître au juste ce que j’aime et pourquoi. (...) Mon favori ? (...) Franchement, c’est moi-même que je nommerai !".

Ceci dit, qui, homme ou femme, androgyne ou autre, n’a pas de tout temps rêvé d’Amour, et ce faisant, d’abord, de sa condition de créature ?

Dieu est-il bon ? Est-il aimant ? Existe-t-il au moins, qu’on puisse l’adorer ou lui tordre le cou, si jamais il avait le culot d’être, ou de n’être pas ? Goethe, dis-moi qu’il existe, et qu’il est bon ! Réinvente-le, mélange de christianisme et de paganisme à ta sauce, pour sauver tes créatures et pour sauver l’amour ! Que toujours Il vainque le Mal, que toujours Il vainque la Mort ! Le ciel, l’enfer, l’ambition,le pacte diabolique scellé par l’or et le sang, la magie noire de l’alchimie contre le salut par la divinisation de la chair : c’est Faust, l’oeuvre forte, fantastique de Goethe, reprise et reprise encore par son créateur, soixante ans durant !

Jeune, brillant comédien, voué au succès et hélas à une mort précoce, Gérard Philippe sut l’incarner à l’écran avec la même fougue qui l’animait sur les planches lorsqu’il jouait Rodrigue dans Le Cid. Certains passages, en les relisant, me le font revivre. Faust se donne, Marguerite se donne, et l’amour ne se peut donner sans la Foi : "Quel être sensible peut oser dire : Je ne crois pas en lui ? Lui qui embrasse tout, qui maintient tout, est-ce qu’il n’embrasse pas, ne maintient pas, toi, moi, lui-même ? (...) Ne les vois-tu pas monter, ici et là-bas, les étoiles éternelles ? Mes yeux ne plongent-ils pas dans tes yeux – tout ne se presse-t-il pas vers ton esprit et ton coeur, tissant en un éternel mystère le visible et l’invisible près de toi ? Remplis-en ton coeur tout entier et quand ce sentiment te comble de félicité, nomme-le comme tu voudras, nomme-le Bonheur ! Coeur ! Amour ! Dieu ! Je n’ai pas de nom pour lui. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée, voilant de brouillard l’ardeur du ciel".

Qu’il est chaud et accueillant, le ciel étoilé de Goethe ! A la lecture de l’oeuvre, le coeur naturellement s’élance au-delà vers le divin comme il s’élance ici-bas vers la chair. Ce Dieu est accessible : "Là-haut, là-haut va mon désir ! Les nuages planent. Ils descendent, les nuages ! Ils se penchent au dessus de l’amour éperdu, vers moi, vers moi !" (dans Ganymède déjà).
Le bien, le mal, le problème du mal, le combat des ténèbres contre la lumière, autant de choses très vraies...

Ce n’est pas Milou qui me contredirait, pris entre son ange gardien et son Méphistophélès personnels : "Sais-tu ce que tu as bu, misérable ? De l’alcool ! Ce breuvage qui ravale la bête au rang de l’homme !". "Et alors ? C’est bon, ça, l’alcool ! Et regarde, il y en a encore..." Tentation, tentation ! (Je me prendrais bien un petit whisky, ceci dit. Mais attention : "qui a bu... boira !") .
Lovecraft, lui, se tient à bonne distance de ces ébats et de ces débats mystiques. S’il reconnaît qu’enfant, les gravures de Gustave Doré illustrant La Divine Comédie de Dante l’ont ému (et davantage celles du Paradis que de l’Enfer, contrairement à ce qu’on pourrait penser), la foi chez lui ne survit pas à l’adolescence et la puberté. Sa lucidité cependant n’exclut pas une certaine piété. C’est que, à l’opposé de Goethe, il sépare en deux sphères distinctes et incompatibles "microcosme" humain (synonyme de miasme) et "macrocosme" de l’Univers (synonyme de pureté) :
_ "Pourquoi me soucierais-je de liens de microcosme qui irritent l’âme et étouffent l’esprit, quand à travers les nuages miroitent des au-delà qui font signe et dont les lumineuses perspectives ridiculisent la petitesse de l’homme ?/ L’intelligence lucide peut-elle se tenir satisfaite dans les limites de notre race minuscule quand sur nos têtes s’ouvre tout grand le ciel étoilé, gros des secrets de l’espace insondable ?".

Le combat faustien du bien et du mal se change en un combat bien plus intime et tragique, qui oppose la chair à l’intelligence, éléments destinés à demeurer chez lui irréconciliables.

Par conséquent, si chez Goethe les sens exultent et mènent au septième ciel, ils sont chez Lovecraft réprimés et condamnables, créateurs de vice, de difformité, d’horreur, dans une morale qui dépasse la simple pudibonderie et le puritanisme anglo-saxons pour atteindre à la phobie, à, disons-le, une certaine maladie mentale.

Je ne peux m’empêcher de penser que Goethe, lecteur de Lovecraft, l’aurait sans doute jugé extrêmement romantique, c’est-à-dire selon sa définition, "malade".

Car l’amour humain, qui chez Goethe est un moteur et une libération de la torture du mal, est chez lui un frein et une souffrance presque physique, créateur d’une éternelle pulsion de mort.

L’amour humain ! Nous y voilà. Je ne résiste pas à me faire plaisir au passage, en survolant les Elégies romaines. Heureuses, les femmes de Goethe, certainement : même si elles finissent parfois le coeur brisé, elles ont connu le grand avantage d’avoir été aimées, et d’un amour très sensuel. Christiane en particulier ! "Au cours des nuits, Amour m’occupe d’autre façon. Si je ne m’instruis qu’à demi, je suis doublement heureux. Et n’est-ce pas m’instruire que d’épier les formes de l’aimable sein, de glisser ma main le long des hanches ? Seulement alors, je comprends vraiment le marbre ; je pense et compare, je vois d’un oeil qui sent, je sens d’une main qui voit. Quand le sommeil s’empare d’elle, étendu je réfléchis. Souvent aussi j’ai composé des poèmes dans ses bras, et mes doigts ont scandé légèrement sur son dos le rythme de l’hexamètre..." .

La Fiancée de Corinthe, vampire avide, est avant tout une jeune amoureuse que la force de l’amour tire de la tombe (dans laquelle elle précipitera son amant par contre, mais enfin ce dernier n’a pas trop l’air de regretter la vie, tant le transport amoureux est intense) :
" Hors de la pesante cellule me pousse une loi spéciale ; le bourdonnement de vos prêtres, leur bénédiction, perdent leurs droits ici. Le sel et l’eau n’ont point de glace contre la chaleur de la jeunesse. Ah ! la terre ne refroidit pas l’amour !"

Ainsi chez Goethe l’amour, même fatal, fait toujours envie.

Voici un "classique" qui dut sembler par contre à Lovecraft odieusement moderne, romantique et vulgaire ! L’absence de personnages féminins est déjà une chose assez remarquable dans son oeuvre. Et lorsqu’il s’agit de vampires, on patauge avant tout dans les marécages, la fermentation, les ambiances glauques et les sensations gluantes et répugnantes. Très beau, très gothique tout cela, certes, comme dans La maison maudite. Et quelle merveilleuse surabondance de sales bêtes, plus fascinantes les unes que les autres ! Des serpents, des crapauds, des monstres amphibies (qui puent, en plus !). C’est la jubilation dans l’horreur, ou plutôt, l’effervescence dans l’horreur. Mais le sentiment qui domine est toujours la crainte, la peur de l’autre, de l’amour charnel, de devoir toucher ou être touché. Sous l’eau stagnante et marécageuse, dans la vase, une vie infecte s’agite et pullule :
_ "(...) la lumière vacilla, et tout s’évanouit/ me laissant flotter dans l’étreinte infernale/Des ténèbres incarnées, dont les ailes battantes/Exhalaient des souffles morbides de brume à l’odeur de charnier. Des choses vagues, invisibles, sans forme, innommées/Se bousculaient dans le vide effervescent/Qui béait, chaotique, descendant en pente vers une mer/D’horreur muette, ignoble de pensées frémissantes. (...)/Il me sembla que sortant de la caverne un cortège démoniaque /Plein de grimaces et de simagrées, titubait en un tumulte diabolique ;/Ils portaient entre leurs pattes puantes un chargement/De charogne, provisions pour un festin impie./Il me sembla que les arbres chétifs, de leurs bras affamés/Tâtonnaient avidement vers des choses que je n’ose nommer ;/ Cependant une infection suffocante, spectrale, /Remplit tout le lac, et se fit entendre une vie plus large /D’une hideur immatérielle..."

Et ainsi de suite ! Il s’agit partout de fuir "la substance malsaine qui s’est donné le nom d’homme".

Et pourtant, le désir n’est pas toujours impur : il existe quand même, loin de la Terre Mère "d’où naissent toutes les horreurs", "La fiancée de la Mer", Unda, mais elle ne subsiste que dans la nostalgie : "Lumineux était le matin de ma jeunesse quand je la rencontrai/(...) Bientôt les liens de l’Amour me tenaient enchaîné,/Heureux de lui appartenir, et elle heureuse d’être mienne". Ouf ! une petite bouffée d’oxygène, une petite lueur d’amour, enfin, en marge "des cieux pourris !" L’exception, dirons-nous, qui confirme la règle... enfin presque, car Unda se révèle être en finale un être rampant assez répugnant, elle aussi !

Malheureuse sans doute, dans ce contexte, l’épouse de Lovecraft, pourtant aimante, et bizarrement aimée !

Mais il y a pire, cette phobie de l’autre prend chez Lovecraft une dimension sociale : l’être le plus redouté, le plus obscène, vraiment dégoûtant, c’est l’étranger. Le patriotisme exacerbé de ce maître de l’horreur révèle ce racisme que souligne dans son oeuvre, à juste titre, M. Houellebecq dans son essai : "H.P. Lovecraft contre le monde, contre la vie" (si vous ne l’avez déjà fait, lisez-le, c’est très complet, agréable et très bien fait !) : "des étrangers rusés, sans rêves et fermés à ce qui les entourait"... La population d’immigrés : "Les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être qualifiées d’humaines".

Oui, il s’agit bien là de haine raciale. Je retourne avec soulagement, je ne le cache pas, à la lecture de Goethe, salutaire sur ce point : "je n’ai pas le sens guerrier", etc.

Ouf ! L’exemple de Lovecraft prouve cependant que Goethe a tort, lorsqu’il affirme que ce type de haine, "c’est aux degrés les plus bas de la culture que vous la trouverez toujours la plus forte et la plus violente..." Hélas...

Quand je pense qu’après la lecture de textes aussi cruels, torturés et torturants, certains ont encore le toupet de traiter ce brave Hergé de raciste ! Pff...

On est presque au bout de la nuit et d’autres oeuvres se profilent déjà à l’horizon, dans la lignée de ces deux géantes : celles des innombrables lecteurs admirateurs de Faust et de l’Appel de Ctulhu, dans le sens de la descente du temps, jusqu’à nous. Et dans le sens de la remontée du temps, tous les lecteurs admirateurs de l’oeuvre de Poe (dont Lovecraft), cet autre géant du fantastique, tous les passionnés de Kant, à la racine de l’idéalisme allemand, créateur d’un fantastique philosophique, des grands poètes mystiques du Moyen Âge, du Soufisme, des passionnés de l’Orient passionnant... Il faudra bien relire Poe pour voir tout ce que Lovecraft lui doit, et puis Baudelaire et Mallarmée, poètes traducteurs de Poe, et Nerval, auteur d’Aurélia et des Chimères, à qui l’on doit une merveilleuse traduction de Faust, et Gautier, et Nodier, et Verlaine auteur de Nevermoe, et Rimbaud, avide à la fois de ténèbres morbides et d’illuminations fulgurantes (Le bateau ivre, Les Illuminations, Une saison en enfer...) Tant d’autres encore !

Mélange de romantisme, de gothique, de croyances et d’incroyance, de rêves vécus et de vie rêvée, à la fois libérateur et enfermant, il me semble que le fantastique reste, au coeur de notre littérature, avant tout, toutes tendances confondues, une sorte d’élan porteur, une sensibilité essentiellement poétique.

La suite à la prochaine, donc, avec les poètes et les autres, et sans doute au cours de bien d’autres pays...