Science-Fiction, les frontières de la modernité

Illustrateur / Dessinateur: 

 

Voici qui comblera les amateurs d’ouvrages théoriques sur la SF. En effet, ceux-ci n’avaient plus grand chose à se mettre sous la dent depuis Passeport pour les étoiles de Francis Valéry (Folio), ou Les 100 chefs-d’oeuvre incontournables de l’Imaginaire (Librio), qui étaient plutôt des guides de lecture, et devaient toujours en revenir aux vieux Versins, Sadoul, Barets ou Bogdanoff, aux plus récents Guiot et Murail, ou aux compilations des articles de Jacques Goimard (Pocket). Il y a eu aussi L’Histoire revisitée d’Eric B. Henriet (Encrage) et Les Terres creuses d’Altairac et Costes (id.), mais ces deux sommes n’abordaient que des sujets particuliers. Le duo Colson-Ruaud a d’autres ambitions.

Dans une introduction aussi dense que claire, il écrit d’emblée : « Nous posons donc que la science-fiction a pour sujet le devenir de la civilisation, et pour fonction la préparation des esprits au monde demain ». Et, un peu plus loin : « La science-fiction a pour tâche d’imaginer les évolutions possibles des composantes qui organisent les sociétés humaines ». Mûs par ces hautes idées, ils distinguent trois étapes essentielles dans le genre : les révolutions industrielles (XIXe), le choc des idéologies (XXe) et la révolution numérique (XXIe). Ce genre est aussi une ’culture’ décryptant le présent, et c’est ainsi que les auteurs justifient le sous-titre de leur ouvrage, car la SF témoigne ainsi des enjeux de la modernité.

Pour pouvoir décrypter ces enjeux, il est nécessaire de remonter le temps. Contrairement aux auteurs cités ci-haut, Colson et Ruaud retournent donc dans le passé et démarrent le périple conjectural par L’Utopie de Thomas More (1516). Suivront d’autres ouvrages précurseurs tels ceux de Holberg, Swift, Voltaire ou Sébastien Mercier. La deuxième partie englobe tout le XIXe siècle, dominé par le libéralisme et la révolution industrielle, puis par la civilisation urbaine et le socialisme. L’éclairage est socio-économique, que ce soit aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France, où science et progrès rythment la vie. Si elle évoque bien sûr le roman gothique, Mary Shelley ou Edgar Poe, cette partie, sous-titrée « premier âge d’or de la SF : l’imaginaire européen » se focalise sur la littérature d’anticipation française, pour se clore par les romans fondateurs d’H.G.Wells. 143 pages (sur 349) sont donc consacrées à la littérature d’avant le XXe siècle ! Ceci est assez rare que pour être mentionné.

En citant enfin Gernsback et E.R. Burroughs, l’on pénétrera dans le ’deuxième âge d’or de la SF : l’imaginaire américain. Ici, nous sommes évidemment en terrain plus connu. L’impact formidable des deux Guerres mondiales fera basculer l’univers conjectural de l’utopie vers la dystopie. L’apparition du cinéma, des ’pulps’ puis du livre de poche générera ce nouvel âge d’or états-unien. C’est l’époque bénie des Asimov, Bradbury, Simak, Clarke, Pohl, Sturgeon etc. En France paraissent les grandes collections littéraires comme ’Le Rayon fantastique’ et ’Présences du futur’. C’est aussi à ce moment que s’éveille le continent asiatique, en particulier le Japon, auquel les auteurs consacrent de longues pages pénétrantes. Contrecoup atomique et catastrophisme côtoient les grandes fresques épiques (Les Seigneurs de l’Instrumentalité, Le Chant de la terre, Dune), les romans-univers de Vance ou Poul Anderson ou les livres angoissants de Dick, Brunner, Silverberg, Moorcock, Aldiss ou Ballard, témoins d’une certaine contre-culture active dans le milieu. L’analyse de l’explosion cinématographique et de l’esthétique cyberpunk termine cette vaste partie.

La quatrième et dernière, bien plus courte, poursuit le rêve nippon entamé plus tôt et s’intitule « troisième âge d’or de la SF : l’imaginaire asiatique ? ». Chute de l’Union soviétique, avènement de la civilisation numérique, globalisation, mais aussi dominance des effets spéciaux au cinéma, influence mondiale des mangas, arrivée probable de SF chinoise ou indienne : le futur de la modernité a déjà ses enjeux. _ Un index et une bibliographie complètent cette étude réfléchie et passionnante d’un bout à l’autre. En outre, elle est richement illustrée. Voilà un ouvrage éclairant qui comble un vide évident dans le monde francophone de l’Imaginaire et je ne saurais trop le recommander à tous ceux qui vivent le temps de ces enjeux : le nôtre.

Raphaël COLSON et André-François RUAUD, Science-Fiction, les enjeux de la modernité, Les Editions Mnémos, Paris 2008, couv. : François Jung, 349p, 24€.

Type: