Balnéothérapie par Elodie Beaussart

Ô Toi, le Sans-Visage,

Venge mon tourment,

Concrétise mon vœu le plus cher !

Behemoth, Towards Babylon

 

Ce n’est pas ma faute. Ce n’est pas ma faute.

Jean-Christophe Dollet se répétait cette litanie tandis que l’eau tiède éclaboussait son crâne dégarni et son visage fatigué.

Une chance que la municipalité ait décidé d’ouvrir la piscine en ce mercredi 1er novembre ! Bien sûr, comme c’était un jour férié, il y aurait plus de monde dans les bassins, mais qu’importe. Il avait besoin d’eau, besoin d’exercice. Besoin de se vider la tête.

Nager. Oublier.

Il enfila ses lunettes de piscine, puis se dirigea vers le pédiluve.

Il fallait qu’il arrête de penser à Cécile, à ses longs doigts pâles et tremblants entassant des habits dans son immense valise bleue. Son épouse, qu’il n’avait pas revue depuis qu’elle avait décidé de quitter le domicile conjugal deux semaines auparavant. Ses yeux rougis par les larmes. Son regard haineux.

Elle reviendra. C’est une mauvaise passe. Tout le monde fait des err…

Il s’immobilisa brusquement, le pied droit en l’air.

— Qu’est-ce que… ?

L’eau du pédiluve était rouge sang.

Derrière lui, il entendit un concert de cris de joie enfantins et de protestations d’adultes, et toute une famille – père portant le petit dernier, mère guidant les deux fillettes en maillot de bain « La Petite Sirène » avec brassards gonflables assortis – le bouscula et marcha avec force éclaboussures dans le

(sang)

pédiluve, pataugeant et criant sans remarquer la couleur anormale de l’eau.

Un jeune couple suivit, à peine vingt ans, lui tatoué, elle roulée comme une Porsche sur un circuit. Le mec avait posé sa main sur la fesse rebondie de sa conquête. Eux aussi s’engagèrent dans le passage où l’eau cramoisie avala leurs pieds et les recracha à la sortie du couloir.

— Attendez ! cria Jean-Christophe.

Ils ne firent pas attention à lui.

Sois pas débile, se morigéna-t-il. Ils ont dû mettre un produit désinfectant, c’est tout.

OK, d’accord. De toute façon, il ne pouvait pas éviter ce passage obligé. Et il voulait absolument aller nager. C’est juste que cette couleur choquante lui rappelait

(le sang dans la baignoire)

un mauvais souvenir.

T’as qu’à pas traîner, OK ? Tu fonces, c’est tout.

Il posa le pied droit dans l’eau. Elle était glaciale. Et comme… huileuse. Des volutes foncées s’enroulèrent autour de ses chevilles et il sentit comme une légère brûlure sur sa peau.

Il pataugea à toute vitesse et arriva à l’extrémité du couloir, haletant et décontenancé. Ses pieds lui faisaient mal et une rougeur s’attardait sur le dessus, comme s’il faisait une réaction allergique aiguë.

— C’est quand même dingue, ce truc ! s’exclama-t-il. Je vais aller voir le maître-nageur et lui demander ce que c’est que ce produit… C’est inadmissible !

Il sortit du couloir et soudain, le grand bassin déploya devant lui son eau profonde et bleue, promesse de détente et de relaxation. Cette vue lui tira un sourire de satisfaction et, ayant constaté que l’irritation de ses pieds avait déjà nettement diminué, il décida de ne pas perdre son temps à aller se plaindre. Il valait mieux aller dans l’eau tout de suite, d’autant plus que la plupart des usagers se concentraient pour le moment dans le petit bassin, sous les jets hydromassants, ou faisaient la queue pour le toboggan.

Jean-Christophe se dirigea vers le couloir « Nageurs », tout à gauche, et descendit par l’échelle. L’eau était agréablement fraîche et une sensation de bien-être envahit son corps.

— Eh, Jean-Cri !

Un nageur se dirigeait vers lui et il souleva ses lunettes pour mieux le distinguer. Il reconnut Kévin Delabre, un jeune entrepreneur qui louait parfois des machines de chantier à l’entreprise que Jean-Christophe dirigeait.

Blond et athlétique, l’homme s’approcha et posa une main sur le bord pour se stabiliser. Son bras droit était couvert de tatouages tribaux.

— Salut, Kévin !

— Tu vas bien, depuis le temps ? Ça m’étonne de te voir ici, je ne savais pas que tu aimais la piscine.

— Je ne viens pas souvent, reconnut Jean-Christophe. Mais comme elle était ouverte aujourd’hui, j’ai sauté sur l’occasion. Besoin de déstresser…

Kévin hocha la tête, ôtant lui aussi ses lunettes aux verres teintés.

— Ouais, je me doute… Je suis désolé de ce qui t’arrive, c’est vraiment la merde…

Jean-Christophe soupira sans répondre.

— T’as l’air crevé, mec, reprit Kévin. (Il passa sa main mouillée sur son visage et bâilla). Remarque, moi aussi. Hier, j’ai fait la tournée d’Halloween avec les gamins du village, je m’étais proposé pour les accompagner. Et après, on s’est refait la série des Scream avec les plus grands. Me suis couché à quatre heures, purée ! Enfin, c’est comme ça, je prends au sérieux mon rôle de conseiller municipal, hein ! Remarque, je dois t’emmerder avec ça, tu dois pas trop aimer Halloween ?

— Oh si, j’aime bien. Dans mon quartier aussi, les enfants sont passés. Le petit Matéo, le fils de ma voisine, était là, avec un déguisement rigolo de cafard. Je leur ai filé des langues piquantes Haribo achetées exprès pour l’occasion. Matéo adore ça. Bah, ça m’a changé un peu les idées, ça m’a fait penser à autre chose, tu vois.

— Ouais. C’est triste ce qui t’arrive, mec… Mais les gars de l’équipe et moi, on est avec toi, tu le sais.

— Merci.

Jean-Christophe disait vrai. Il avait passé la soirée d’hier à traîner devant de vieilles séries télé, peu friand des films d’horreur qui passaient à la télé pour Halloween. Quand les gamins avaient sonné à sa porte, il avait été content de leur offrir des bonbons…

Même s’il avait été un peu surpris par la jeune fille étrange qui encadrait le joyeux petit groupe.

Entièrement vêtue de noir, elle était restée loin de son perron, plantée sur le trottoir d’en face tandis que les gamins se disputaient les bonbons qu’il leur offrait généreusement. Son visage encapuchonné et encadré de longs cheveux blonds était maquillé en blanc et noir, de manière à le faire ressembler à celui d’un cadavre. Alors que les enfants s’étaient remis en route vers les maisons voisines et que Jean-Christophe s’apprêtait à refermer sa porte, elle l’avait salué d’un geste étrange : le poing levé, index et auriculaire tendus vers lui.

Il raconta cette scène à Kévin, qui parut soudain mal à l’aise.

— C’est vrai, murmura-t-il, j’avais oublié qu’elle participait à l’organisation d’Halloween. Je ne pensais pas qu’elle le ferait cette année, avec ce qui s’est passé…

— Tu la connais ?

Kévin écarquilla les yeux et lui lança un regard étrange et gêné.

— Pas toi ? Pourtant, tu as dû la voir récemment, puisque c’est la fille de…

Mais Jean-Christophe ne l’écoutait plus.

Son attention avait été attirée par l’autre extrémité du couloir « Nageurs ». Là où, à vingt-cinq mètres d’eux, l’eau n’était plus bleue.

Elle était rouge.

Rouge sang, comme l’eau du pédiluve.

Il ferma les yeux, très fort. Compta lentement jusqu’à trois.

(tout ce sang)

(ce n’est pas ma faute !)

Quand il les rouvrit, la flaque écarlate était toujours là. Elle avait même grandi, étendant ses tentacules cramoisis et huileux dans leur direction.

Jean-Christophe bondit hors de l’eau et resta grelottant, effrayé, au bord du bassin.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc, enfin ? s’exclama-t-il, montrant la flaque du doigt. C’est comme dans le pédiluve, tout à l’heure. Pourquoi ils mettent ce genre de produit dans l’eau ?

Kévin regarda l’endroit qu’il désignait, puis tourna vers lui son visage ébahi.

— Je… Je ne vois rien.

— La flaque, là ! La flaque rouge !

Deux femmes d’âge mûr qui nageaient une brasse lente se tournèrent vers Jean-Christophe, l’air réprobateur. Une jeune fille munie de palmes finit sa longueur et effectua sa pirouette de demi-tour sous l’eau, pile au milieu de la flaque huileuse, sans paraître troublée par ce changement de couleur de l’eau.

La voix de Kévin parut lointaine, déformée aux oreilles de Jean-Christophe.

— Euh, Jean-Cri ? Je suis désolé, il n’y a rien, il n’y a pas de flaque rouge. Jean-Cri ?

Jean-Christophe recula, passant une main tremblante sur son visage mal rasé.

— Je dois y aller, dit-il. On s’appelle, OK ?

Et sans attendre la réponse de son collègue éberlué, il s’enfuit à toutes jambes.

 

*

L’eau était rouge sang.

De grosses bulles se formaient à sa surface, puis éclataient, tandis que la vapeur d’eau chaude sinuait en volutes paresseux jusqu’au plafond où la bouche d’aération l’aspirait. Puis l’eau passa de rouge à mauve, puis de mauve à vert foncé, selon les diodes qui s’allumaient dans le projecteur à LED encastré dans la paroi d’acrylique.

Jean-Christophe sommeillait, les yeux clos, laissant son corps se détendre sous le massage des jets puissants crachés par la vingtaine de buses argentées réparties tout le long de la baignoire. Le vrombissement des deux pompes remplissait ses oreilles tandis que le programme « Relaxation » se poursuivait.

Il poussa un soupir d’aise. Ce n’était pas comme la piscine, bien sûr, il aurait préféré nager, se dépenser… Mais ça faisait quand même sacrément du bien.

Voilà deux semaines que la salle de bains avait été rénovée et qu’en son centre trônait cette magnifique baignoire de balnéothérapie. Leur rêve, à Cécile et à lui. Un projet qui leur avait demandé des mois d’épargne pour pouvoir se payer ce bijou.

Et, ironie du sort, son épouse l’avait quitté le lendemain du jour où la baignoire avait été installée.

C’était à cause

(du sang)

de tout ce qui s’était passé.

Un « incident regrettable », avait-il dit, juste avant qu’elle ne lui lance ce regard de haine.

Ce n’est pas ma faute. Ce n’est pas moi qui l’ai tué.

Mais pour Cécile, il était coupable.

Jean-Christophe repositionna correctement son dos contre les buses du fond pour profiter un maximum des jets massants. Il avait eu tort de vouloir aller à la piscine. Ce produit rouge qu’ils mettaient dans l’eau… Il aurait dû demander au maître-nageur, finalement. Pourquoi avait-il fui, sans rien dire ? Il avait

(paniqué)

préféré rentrer chez lui sans faire d’histoire. C’est tout. Et alors, il faisait ce qu’il voulait, non ?

— Je fais ce que je veux, je profite de ma putain de baignoire à balnéo quand je v…

Clac.

La porte d’entrée de sa maison.

Il ouvrit brusquement les yeux, tendit la main vers le panneau des programmes et appuya sur le bouton « Stop » pour arrêter la balnéo. Rien ne se produisit. Les jets continuaient, les couleurs défilaient dans le spot immergé. Décontenancé, il frappa plusieurs fois sur le bouton « Stop », en vain.

— Merde… Cécile, c’est toi ? cria-t-il.

Rien. Il avait dû rêver. Même si elle avait encore les clefs, son épouse était trop en colère contre lui pour rentrer ainsi à l’improviste.

Je suis à cran, c’est tout. C’est bien normal.

Jean-Christophe se rallongea dans la baignoire, décidé à goûter le plaisir des bulles d’eau chaude éclatant contre sa peau, laissant ses muscles se détendre et sa culpabilité se dissoudre dans le bain.

Soudain, il tressaillit. Il avait aperçu un mouvement sur sa gauche. Au niveau de la porte.

Son cœur rata un battement et ses yeux s’écarquillèrent.

La poignée de la porte bougeait.

Cette fois, il se leva et se tint debout dans la baignoire, nu et ruisselant.

— C’est toi, Cécile ? Bon sang, réponds !

La porte s’ouvrit.

Ce n’était pas Cécile.

Une main aux longs doigts pâles sertis de bagues argentées, aux ongles laqués de noir, se glissa par la porte entrouverte. La main se dressa et forma le signe qu’il avait déjà vu, index et auriculaire tendus vers lui.

Avait-il cru hier qu’il s’agissait d’un salut ? Il ne le pensait plus aujourd’hui.

Ça ressemblait plutôt à une malédiction.

Comme pour confirmer sa pensée, de longs et fins tentacules gris munis de ventouses d’un rose pâle sortirent soudain des buses de la baignoire et s’enroulèrent rapidement autour de ses jambes, de ses bras, de ses épaules, et exercèrent une forte traction sur lui, de telle sorte qu’il fut obligé de se rasseoir, hurlant et haletant.

Tandis que les ventouses s’accrochaient à sa peau, imprimant des marques saignantes et cuisantes qui le faisaient crier de douleur et de surprise mêlées, la porte s’ouvrit complètement et Jean-Christophe vit entrer la jeune fille qu’il avait vue hier, celle qui accompagnait le groupe d’enfants pour la tournée rituelle d’Halloween.

Elle avançait lentement vers lui, le visage peint en noir et blanc d’une manière horrible, la démarche raide et saccadée, ses longs cheveux blonds échappés de la capuche formant la seule tache de lumière de sa personne. Le sweat-shirt qu’elle portait dissimulait ses formes sous un tissu noir imprimé de grotesques démons ricanant et de signes ésotériques.

— Qu’est-ce que vous faites chez moi ? cria Jean-Christophe, se débattant en vain contre les tentacules qui le maintenaient immobilisé. Enlevez-moi ces trucs et allez-vous-en !

Il s’aperçut avec effroi qu’il ne pouvait pas voir le regard de la jeune fille : ses yeux étaient entièrement noirs. Sa bouche se tordait en un rictus balafré par des traits de crayon profondément marqués sur la peau.

— Je suis venue pour le sang, dit-elle.

(le sang tout ce sang)

Jean-Christophe sentit un frisson l’envahir au son de cette voix. Ce n’était pas une voix humaine. C’était un timbre métallique et froid, dépourvu de toute chaleur, de toute humanité.

— Que… Quoi ? bafouilla-t-il. Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous voulez…

Les tentacules lui mordaient la peau. Il avait l’impression d’étouffer.

C’est un cauchemar, se dit-il. Je me suis endormi dans le bain et je suis en train de rêver.

Mais la voix qui retentit à nouveau était réelle. Comme étaient réels ces affreux filins de chair grise et visqueuse qui enserraient ses membres.

— Je suis Morgane, la fille de celui que tu as tué.

La bouche de Jean-Christophe s’ouvrit en un « Oh » muet, tandis qu’il se rappelait le visage embarrassé de Kévin, tout à l’heure, à la piscine.

« Tu as dû la voir récemment… » avait dit son collègue.

Puisque c’est la fille de…

… Nom de Dieu, oui.

Il la connaissait.

Il l’avait vue au crématorium, deux semaines auparavant, quand il s’était rendu à la cérémonie d’hommage en l’honneur de Gaël Le Floch, son père. Bien sûr, elle ne portait pas ce maquillage blafard, mais il se souvenait d’avoir aperçu, de dos, une jeune fille toute de noir vêtue, dont les longs cheveux blonds cascadaient sur ses épaules. Il n’avait pas eu l’occasion de mieux la détailler, trop gêné pour s’attarder plus de quelques minutes. Pas question qu’il aille rencontrer la veuve et la fille de Gaël.

Gaël Le Floch était plombier-chauffagiste. C’était lui qui avait rénové la salle de bains des Dollet et installé leur nouvelle baignoire de balnéothérapie…

Deux semaines de boulot.

Deux semaines pendant lesquelles les conflits entre Cécile et Jean-Christophe n’avaient fait qu’augmenter… Jusqu’au jour où celui-ci avait aperçu le texto.

C’était le matin. Cécile était partie aux toilettes et son portable, posé sur la table de chevet, avait vibré.

Et Jean-Christophe avait regardé.

Il avait vu un SMS signé « Ets. Le Floch » : « Salut ma belle. Rejoins-moi à 15 heures. On pourra essayer la baignoire avant qu’il rentre ! lol ;-) ».

Jean-Christophe avait réussi tant bien que mal à masquer ses émotions, mais cet après-midi-là, il avait posé deux heures. Pour rentrer plus tôt chez lui.

Suffisamment tôt pour découvrir sa femme et le plombier enlacés contre le mur de carreaux beiges, s’embrassant à pleine bouche comme des collégiens frustrés tandis que la baignoire se remplissait d’eau chaude et frémissante.

Quelques minutes plus tard, l’époux bafoué cognait la tête grisonnante de Gaël Le Floch contre le rebord de la baignoire, lui cassant le nez et la pommette droite tandis que l’arcade sourcilière s’ouvrait, pissant le jus de raisin.

Cécile hurlait et le frappait, mais Jean-Christophe ne se concentrait que sur une chose : le sang qui giclait, éclaboussant les parois immaculées, colorant de rouge l’eau qui stagnait au fond de la baignoire.

Il lui en avait fallu, du temps, pour nettoyer

(tout ce sang)

les conséquences de son pétage de plombs, tandis que Cécile faisait sa valise, de la haine plein les yeux.

Et voilà que la fille du plombier se tenait là, devant lui.

Morgane Le Floch.

Que lui avait-elle fait ? Comment contrôlait-elle ces tentacules hideux qui le plaquaient contre le fond de la baignoire et imprimaient sur sa peau des baisers abjects ?

— Je n’ai pas tué ton père ! s’exclama Jean-Christophe. (Il déglutit, sentant avec dégoût un tentacule frôler sa joue et effleurer ses lèvres). Je l’ai frappé, c’est vrai, je l’ai amoché ! Mais ce n’est pas à cause de ça qu’il est mort !

Penchant la tête d’un côté, la jeune fille sourit et ce sourire était pire que le courroux qui déformait auparavant son visage.

— Il y a eu une autopsie ! cria Jean-Christophe. Ton père est mort d’une attaque cérébrale quelques jours plus tard, ça n’a rien à voir avec moi !

Mais elle n’était pas là pour l’écouter.

Il se tut, comprenant que c’était la vengeance qui l’avait amenée chez lui.

Elle était là pour le tuer.

Elle pointa à nouveau vers lui son poing, index et auriculaires tendus, et d’une voix presque douce, prononça un seul mot :

— Léviathan.

Puis elle fit demi-tour et quitta la pièce.

— Reviens ! hurla Jean-Christophe. Rev…

Les tentacules resserrèrent leur étreinte et le sang se mit à couler en abondance, giclant des plaies ouvertes dans la chair, teintant de rouge l’eau bouillonnante de la baignoire. Le liquide devint cramoisi et visqueux, comme dans le pédiluve et dans le bassin de la piscine, quelques heures plus tôt.

Tandis que Jean-Christophe se débattait en vain, son corps prisonnier s’enfonçant au milieu des jets vermillon, des bulles de sang et des bouillonnements incandescents, il vit avec horreur les murs de la pièce s’estomper pour être progressivement remplacés par un ciel obscur étoilé de constellations difformes. Sous leur lumière sordide, flottaient des formes cylindriques munies de tentacules semblables à ceux qui s’emparaient de ses membres, l’attachant, le pressant, l’étouffant.

Une langue, énorme, noire et gonflée, couverte de pustules, sortit soudain de la bonde et commença à s’enrouler autour de sa gorge.

Heurgl ! cria Jean-Christophe. Heuuurgggllll !

Il sentit ses membres se tétaniser sous la pression des tentacules qui enserraient ses muscles, puis ses yeux écarquillés virent quelque chose qui acheva de détruire la raison qui lui restait.

Les bords de la baignoire n’étaient plus, comme auparavant, lisses et légèrement incurvés.

Parce que la baignoire n’était plus une baignoire.

C’était une gueule.

Une gueule hérissée de crocs.

Une haleine putride dégagea sa vapeur brûlante et corrosive autour de lui et la langue râpeuse se referma complètement sur sa gorge, tandis que les dents monstrueuses se refermaient sur son corps, telle la gueule d’une plante carnivore immense aux crocs éblouissants.

 

*

Vers sept heures du soir, le portable de Jean-Christophe Dollet sonna. L’écran affichait le nom de l’appelant : Kévin Delabre.

Dans la salle de bains, la baignoire de balnéothérapie avait retrouvé sa forme d’origine. Au milieu des parois immaculées, la bonde glouglouta et une unique bulle de sang gonfla, puis explosa.

Le téléphone continua à vibrer, vibrer dans le silence pesant de la maison.

Il vibra encore à huit heures, et à neuf heures.

Personne ne décrocha.

 

*

Dans la maison voisine de celle de Jean-Christophe Dollet, Matéo, six ans, rangeait son costume de cafard géant dans son armoire avec l’aide de sa mère. La veille, il avait été faire la tournée du quartier pour fêter Halloween et il avait ramené plein de bonbons. Il avait particulièrement apprécié les langues piquantes qui lui avaient été offertes par le voisin.

— Tu es content, alors ? lui demanda sa mère.

— Oh oui ! J’ai eu plein de bonbons. Et pis, Morgane a dit qu’elle adorait mon costume.

La mère eut un soupir triste en songeant à la fille du plombier. Quel malheur de perdre son père à l’âge de quinze ans ! Ça n’allait pas l’arranger, déjà qu’elle avait des goûts musicaux et vestimentaires douteux…

— Tu l’aimes bien, Morgane, pas vrai ? dit-elle.

Matéo hocha vigoureusement la tête.

— Je l’adore. En plus, c’est une sorcière ! Elle a plein de pouvoirs, elle sait faire apparaître des monstres…

La mère sourit en ébouriffant les cheveux châtains de son fils.

— Une sorcière, vraiment ? Tu ne devrais pas penser à ces choses-là, ça va te donner des cauchemars, mon chéri…

Matéo se laissa embrasser, mais il gardait dans sa tête l’image de Morgane hier soir, à Halloween. Sa silhouette toute de noir vêtue. Ses longs cheveux blonds. Sa mère ne pourrait jamais comprendre ce qu’il ressentait quand il imaginait passer sa petite main dans les cheveux de la jeune fille. Il sourit, empli de ce sentiment d’excitation diffus, et se pelotonna sous sa couette Spiderman, serrant contre lui le Minion en peluche qui lui servait de doudou.

Il ferma les yeux quand sa mère l’embrassa sur le front, puis, d’un air étonnamment adulte, il ajouta :

— T’inquiète pas maman. Morgane, c’est vraiment une sorcière… mais elle me fera jamais de mal. Parce qu’elle m’aime bien, et que je l’aime bien aussi.

Sa mère ne trouva rien à rajouter.

 

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