Sauvagerie

Auteur / Scénariste: 
Traducteur: 


Court roman ou longue nouvelle (en anglais, on appelle les récits de ce type des « novellas »), le nouvel opus de J.G. Ballard (dont la première édition en Grande-Bretagne remonte à 1988) n’a rien de dépaysant pour qui connait un peu l’oeuvre de cet auteur passé maître dans l’art de l’anticipation sociale dystopique. Ici, comme dans la majorité de sa production, les personnages se trouvent confrontés à un univers asceptisé que des éruptions de violence organique viennent secouer au moment où on les attend le moins. Souvenons-nous en effet que Ballard n’est autre que l’inventeur sulfureux de la pulsion de mort érotique qui s’empare des personnages de « Crash », fameux roman porté à l’écran par David Cronenberg en 1996, où le choc et les mutilations résultant de carambolages automobiles érigés en oeuvres d’art viennent titiller les fantasmes charnels d’un groupe de fétichistes de cette apocalypse motorisée. Il est aussi l’auteur de « Super Cannes », excellent roman centré autour des effets profondéments dévastateurs qu’ont, sur la psychée humaine, les « resort communities », sortes d’espaces urbains prétendument édéniques, mais qui recèlent en vérité une réalité bien plus complexe.

« Sauvagerie » nous fait ainsi découvrir un enclos résidentiel de luxe (une de ces « gated communities » qu’on voit fleurir en divers lieux, aux Etats-Unis comme ailleurs) du nom de « Pangbourne Village ». Les résidents privilégiés de cette enclave londonienne mènent une existence harmonieuse en compagnie de leurs familles, protégés du chaos régnant (soi-disant) à l’extérieur par des grillages de sécurité surveillés par des gardes armés. La dizaine de familles vivant là fait montre, en plus d’un rapport décomplexé à l’argent qu’elle brasse, d’un positionnement politique assez progressiste, qui s’accompagne de surcroît d’une attitude éminement libérale quant à la façon d’élever ses enfants. Ces derniers disposent de tout ce qu’ils peuvent bien désirer, leurs appétits créatifs sont encouragés, on ne les contraint en aucune manière.

Pourtant, un beau matin, à la stupeur générale, on découvre l’ensemble des parents de Pangbourne Village sauvagement assassinés dans leurs demeures, leurs enfants kidnappés par de mystérieux ravisseurs. Qui a bien pu commettre un pareil carnage ? Et pour quel motif ? Aucune demande de rançon ne parvient à Scotland Yard. Aucun groupe terroriste ne revendique la responsabilité de la tuerie.

Un psychiatre, le docteur Richard Greville, reprend l’enquête là où l’ont laissée les services de police. L’explication du massacre de Pangbourne Village s’impose bientôt à lui. Les enfants ne sont pas les victimes d’un quelconque enlèvement. Dans cette affaire, ce sont eux les assassins de leurs propres parents ! L’éducation ultra-libérale qu’on leur a donné ne leur a pas laissé d’autre moyen d’établir leur identité que de recourir à une sauvagerie criminelle, qui s’est retournée contre ceux qui désiraient se prémunir par tous les moyens des dangers de la vie en société.

Mais plus fondamentalement encore que l’éducation dispensée aux enfants (cette seule critique nous donnerait une oeuvre passablement réactionnaire – ce qui ne correspondrait en rien aux positions politiques de Ballard), c’est la volonté de maîtrise totale (de leur vie, de leur environnement, de celui de leur progéniture) développée par ce groupe de parents, incapables d’accepter le monde dans sa complexité, qui se révèle fatale au final. La tuerie qui frappe cette communauté radieuse ressemble beaucoup à un retour du refoulé, au surgissement soudain de pulsions trop longtemps niées, qui éclatent alors avec une virulence extrême. On pense alors beaucoup à un autre film de David Cronenberg, le très bon « Shivers » (1975), qui nous décrit par le menu l’avancement implacable d’un virus sexuel dionysiaque au sein d’un immeuble ultra-moderne, sensé apporter à ses locataires un ersatz de vie sociale, tout étant disponible en ce lieu profondément inhumain.

Il ne faut que 120 pages à J.G. Ballard pour balayer d’un revers de manche la folie que constituent de pareilles tentatives de s’extraire de la réalité du monde. Le simple fait de décréter qu’on rompt avec notre part animale n’est pas suffisant pour convaincre notre inconscient du bien fondé de la démarche. Gare alors au retour de bâton ! Quant au mythe de l’enfant innocent et pur, il prend ici lui aussi un sacré coup dans l’aile.
La lecture de cet excellent « Sauvagerie » est par conséquent chaudement recommandée !

J.G. Ballard, Sauvagerie, traduit de l’anglais par Robert Louit, 120 p., Tristram

Type: