Science-fiction. Lecture et poétique d'un genre littéraire (La)

Auteur / Scénariste: 

Avertissement à ceux qui aiment les livres :

Je veux toujours faire les choses avec plaisir, mais je vois que des nuages noirs se profilent à l’horizon de notre univers commun. Bien que cela m’indispose, je vais jouer les pédants pour résister, un tant soit peu, à cet assaut de cuistrerie. Veuillez donc pardonner la chronique suivante, la consulter avec bienveillance ou plus élégamment, l’ignorer avec la superbe barbarie qui fait l’honneur de notre race de lecteurs.

La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire

Condescendance et ostracisme vont dans un bateau.

Le titre ne vous trompera pas avec son vague côté vulgarisation facile. Nous sommes ici dans un texte qui se veut un ouvrage de référencs, mieux un normaliseur. Il s’agit de répondre de manière totale à la question lancinante de la quatrième de couverture : « Comment prendre au sérieux ce syncrétisme de thèmes dûment traités de longue date par la littérature patentée, et d’extrapolations fantaisistes sur base d’articles de vulgarisation scientifique ? ».


Irène Langlet, Maître de conférences à l’Université Rennes 2, n’est pas là pour rigoler et cela se sent. Remarque, le lecteur assez coriace pour résister à ces trois cent cinquante et quelques pages de poétique, topographie, régime extra-diégétique, polytextes et autres métafictions ne doit pas savoir non plus à quoi servent normalement les zygomatiques.

L’objectif du manuel est de construire une connaissance technique de la littérature de science-fiction, afin de comprendre notamment comment on lit les ouvrages relevant de ce genre. L’accent mis sur le comment par l’auteur renvoie à une théorie relativement courue, mise en lumière par Umberto Eco, selon laquelle l’acte de lire est un procédé de type scientifique, expérimental, fonctionnant par erreurs et corrections, hypothèses et vérifications.

L’hypothèse sous-jacente à l’étude du comportement du lecteur est que la littérature de science-fiction, comme tout autre type de paralittérature, s’organise autour d’une série de procédés, parmi lesquels en l’espèce, le novum, considéré comme une « infraction aux lois de l’univers familier du lecteur ». Il découle de cet argument l’idée d’une mécanique de lecture qui surpasse celle d’une compréhension d’un texte à trous, méthodologie chère à François Richaudeau et à la notion de redondance issue de la théorie mathématique de la communication. En d’autres termes, le lecteur procède constamment à des hypothèses de sens qui se trouvent confrontées tout au cours du récit par d’autres indices venus les combattre ou les valider : ce que Mme Langlet appelle « l’activité xéno-encyclopédique ».

En fait, l’auteur précise même que l’usage du novum, ou mot-fiction, est une constante de l’écriture de science-fiction, ou plus exactement une « signature stylistique ». Les auteurs utilisent systématiquement cet élément pour permettre au lecteur de se repérer immédiatement dans le genre : il serait en effet familier d’un champ littéraire déstabilisant et riche en incongruités. On le voit, nous ne sommes pas loin de l’activité ludique, et on pourrait aussi bien adapter cette constante de l’incongruité familière aux créateurs de grilles de mots croisés. Le genre littéraire se construit donc sur une théorie de la compétence du lecteur influant sur une théorie de la technique du rédacteur.

Une fois posées ces bases heuristiques, Mme Langlet procède à une série de vérifications sur le genre littéraire en question.

Deux problèmes importants sont ici ignorés, et pour le dire autrement, sciemment écartés de la procédure scientifique, ce qui selon moi, obère considérablement la portée objective du présent manuel. Il se veut global et n’est que partial :

1°) manque la définition de la para-littérature et par là même de la littérature elle-même : en quoi les procédés découverts ici sont-ils exorbitants de l’activité littéraire ? Mme Langlet prétend-elle découvrir le novum dans la science-fiction, et n’en point entendre parler dans la poésie (genre novesque par excellence) ou la littérature elle-même depuis Stendhal ?

2°) la taille du corpus étudié est misérable et disproportionnée. Un bref regard à l’index est édifiant : 1 entrée pour Dick, Disch, Lovecraft, aucune pour Buzzati et Vonnegut Jr, et 21 pour Gibson. L’auteur a péniblement rassemblé une centaine d’ouvrages, essentiellement postérieurs à 1975, parmi lesquels quatre romans sont étudiés finement : Neuromancien (William Gibson), L’usage des armes (Iain M. Banks), Des milliards de tapis de cheveux (Andreas Eschbach) et Chronique du pays des mères (Elisabeth Vonarburg). Quelque soit leur valeur intrinsèque, quatre livres, choisis dans les vingt dernières années, ne peuvent rendre compte d’un genre littéraire, ou alors, et c’est sans doute la clé de leur mode de sélection, ils confirment une hypothèse de travail.

Ce qui est inquiétant dans un tel biaisement des procédures techniques, c’est son idéologie globalisante : un discours qui n’a pas établi des bases logiques fortes se présente malgré cela (grâce à cela) comme un discours valide. « Toute parole est fasciste » ainsi commençait la leçon inaugurale de Roland Barthes au Collège de France : elle est fasciste en ce qu’elle impose un ordre des choses, une manière correcte de concevoir le réel. Je ne suis pas un foucaldien, mais je reconnais à Michel Foucault l’avantage indéniable d’avoir permis à la marge de questionner la norme, voire de lui dénier son insupportable esprit de contrôle et d’autorité.

Or, la méthode de Mme Langlet relève d’une telle idéologie de l’autorité ; je ne prétends pas qu’elle en est l’auteur, ni même une fondamentaliste active – de tels comportements se retrouvent dans à peu près toutes les théories critiques littéraires et je renvoie ici, immodestement, à un lien relatant ma défense du roman policier contre une approche réductive établie sur les mêmes concepts opératoires, ici.

Je prétends par contre que la méthode employée par Mme Langlet fait fi de toute l’histoire récente de l’européocentrisme et de sa critique par les sciences sociales et historiques. Il n’est jamais interdit de comprendre l’autre, mais il ne s’agit pas de le prendre au piège. La critique littéraire n’a pas à jouer avec la valorisation, avec la portée morale, l’argument du bien pour reprendre la terminologie nietzschéenne, sinon à décliner dès lors son argument de scientificité. Entre différents textes, le rôle du critique n’est pas de discriminer socialement, n’est même pas de révéler une valeur sérieuse d’un genre donné, d’un mauvais genre sans doute.

Alors que plus personne ne lit de livres, alors que les éditeurs sérieux ont boycotté pendant des années les auteurs de science-fiction et autres techniciens de l’imaginaire, en quoi l’ouvrage de Mme Langlet est-il utile ? Il vient décortiquer une méthodologie de l’écriture et en révéler la valeur divertissante. C’est une manière de disséquer le principe de plaisir, de repérer des arcs réflexes et des constantes narratives. Je comprends bien que cela présente un intérêt pour des classificateurs et des scrutateurs extérieurs, qui ont besoin d’établir un lexique commun, un protocole d’observation et une échelle des valeurs et/ou une typologie. Mais en quoi est-ce que cela rend compte du système vivant liant l’auteur à ses lecteurs en une fusion somme toute affective et assez peu mesurable ? Mesure-t-on pour avancer, ou pour figer, pour réduire le nouveau à une série de normes et de méthodes ?

La réponse présente dans cet ouvrage, sa façon de poser le problème, son institutionnalité, sont autant de critères pesant en faveur d’une littératumétrie, d’une science de la machine créatrice, prolégomène possible à l’installation par l’Université d’une machinerie de la littérature populaire. Vous avez aimé le livre en ligne, vous adorerez les lignes construites par un programme. Mme Langlet ne pouvant parvenir à l’écriture d’une fiction institue les codes qui doivent en manager la production.

La science est prise ici dans son sens le plus réducteur, en tant que rouleau compresseur des disparités en vue d’un objet industriel connu et reprogrammable. Un tel regard sur le genre littéraire est dommageable à la littérature. Qu’on ne s’étonne plus des discours actuels sur la rétribution du droit d’auteur qui inclut désormais, outre l’éditeur et l’écrivain, l’informaticien, le graphiste et le publicitaire. La conception d’une chaîne de l’écriture est directement liée à la vision fordiste d’une production de masse, et à la sacralisation d’une lecture-type.

Tant pis pour ceux qui résistent, ceux qui bricolent, ceux qui innovent. Ils ne sont pas dans le moule, et par trop réfractaires à la morale consumériste. Chantons donc avec Mme Langlet la ritournelle de la lecture asservie et délectons-nous, à l’unisson, des ouvrages dits et répertoriés comme remarquables. Dans Fahrenheit 451, les livres étaient simplement voués au bûcher. Avec la critique littéraire dissectrice qui se met insensiblement en place, ils sont désormais figés dans leur jeux de lego narratifs, dans leur logo pré-formaté. Y trouveront certainement leur compte les éditeurs post-industriels et leur servo-lecteurs.

Je ne sais pas si j’aurais donné envie aux amateurs d’entrer dans cet ouvrage aride et sophistiqué, mais j’ai essayé de retracer son ambition en quelques mots, et surtout d’en démontrer les limites. Somme toute inquiétantes.

Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Couverture : Dominique CHAPON et Emma DRIEUX, 304 p., Editions Armand Colin, 2006

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Commentaires

Une critique qui reprend en la présentant comme interrogation réelle une antiphrase utilisée en 4ème de couverture justement pour exprimer l’inverse peut-elle elle-même être prise pour autre chose qu’un amalgame d’antiphrases ?

Et donc, démontrant dès l’entrée la faculté de son auteur à pouvoir ainsi se méprendre, elle me donne au contraire envie de lire cet ouvrage, dont par ailleurs chaque extrait cité ici à charge retentit au contraire pour moi à décharge...

Et puis, une universitaire prend notre genre en considération, elle se fait tirer dessus à boulets rouges ! Et on se plaindra ensuite de la rareté de telles études. Il est permis d’être en désaccord, il est grossier de ne pouvoir l’exprimer qu’avec cette violence verbale bien inutile et contre-productive !

>>>>en quoi l’ouvrage de Mme Langlet est-il utile ?

Vous indiquez que "cela présente un intérêt pour des classificateurs et des scrutateurs extérieurs, qui ont besoin d’établir un lexique commun, un protocole d’observation et une échelle des valeurs et/ou une typologie."

Ce qui me frappe surtout c’est que ce genre de livre de critique littéraire est surtout utile pour la carrière universitaire de son auteur !
La valeur de vérité ou d’importance littéraire est secondaire et ce qui est réellement crucial c’est de produire une étude sophistiquée pleine de mots savants qui montre que l’auteur fait parti du même monde que les autres critiques universitaires.

Reprocher à un livre publié dans une collection universitaire d’avoir une approche littéraire, avec ce que cela implique comme précision dans le vocabulaire n’a aucun sens ; retenir exclusivement certains termes que l’on n’emploie pas tous les jours (extradiégétique, métafiction) mais dont un étudiant de première année comprend rapidement l’usage, disqualifie également vos propos.
Seuls les §3 et 4 de cette "critique", qui exposent une partie du contenu de l’ouvrage,
ont un intérêt. Le reste... Je ne vois pas ce que Stendhal vient faire ici (vous ignorez tout ce qui le précède, c’est cela ?) ; les reproches sur le corpus sont récurrents, dans les critiques que certains fans obtus (il y en a) font aux livres écrits par ceux qui ne font pas partie de leur monde : le mécanisme d’ostracisme est manifeste, mais il ne se trouve pas chez I. Langlet ! Il suffit de chercher un peu sur internet pour voir qu’elle tente justement d’abattre les barrières entre l’université, les auteurs et les lecteurs : voir par exemple le "mois de la SF" à l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm en mai dernier.
Pointer comme vous le faites un manque de définition de la paralittérature n’est pas une objection qui tienne : on peut supposer connues certaines bases dans le domaine, de la part d’un lecteur de cet ouvrage, vu les bons travaux sur cette question. Pas la peine de reparcourir les mêmes chemins dans chaque livre.
Les personnes qui veulent avoir une véritable idée de ce que contient le livre d’I Langlet
peuvent lire un compte rendu de D. Labbé : http://www.lefantastique.net/litterature/sorties/
sorties_detail.asp ?numero=1013

et pour une version un peu plus théorique, sur Fabula, le site de référence en littérature.
Poster un texte aussi calomnieux dans un espace public (internet) en se réfugiant derrière l’anonymat d’un pseudonyme est lamentable, sur le plan éthique. Cela me surprend de la part de "Phénix" que ce magazine tolère un tel manquement à la déontologie. Le minimum aurait été une critique contradictoire, ou d’inviter I. Langlet à répondre à ces propos. Je cherchais des échos de la parution de cet ouvrage d’une collègue avec qui j’ai travaillé, et la 4e entrée sur google est ce texte...
Je ne relève même pas les fautes de français ; elles sont grotesques, en regard de la prétention du style et des ’théories’ proposées. Et en opposant la lecture-plaisir et la lecture-dissection, vous formulez les termes d’un débat d’une manière extrêmement naïve, avec au moins un siècle de retard.

Vincent Ferré

Je ne réponderai que sur la phrase impliquant le sérieux de Phénix et sa déontologie.

La seule et unique déontologie de Phénix est le respect de l’avis de ses critiques. La vraie déontologie honnit la censure.

Et comme vous le soulignez, même si c’est pour une critique à tonalité négative du fait, Phénix est un espace public, rien n’empêche l’auteur d’y venir car son attaché de presse (ou celui de sa maison d’édition) a reçu le lien vers l’article.

Quand à affirmer, sans le savoir, que l’auteur use d’un pseudo, désolée de vous discréditer, mais ceci est une conte-vérité !

Chère Madame,
Le ton mesuré de votre réaction montre bien que nous sommes parfaitement d’accord. Que ces paroles - bien qu’un peu trop générales sur la censure, la liberté... qui pourrait les contredire ? - mettent un terme à ce lamentable épisode, à moins que l’auteur, Irène Langlet, ne souhaite intervenir. Dommage pour "Phénix"...
Bien cordialement,
Vincent Ferré
PS : ne vous inquiétez pas, vous ne me discréditez pas : je sais parfaitement qu’il ne s’agit pas d’un pseudonyme (je passerai d’ailleurs voir OK au salon du livre - nous signons le même jour -, si j’en ai le temps). Il s’agissait de lui faire comprendre, en passant, comment on peut construire une image de l’auteur d’un livre, ou d’un post.

Quelle querelle d’arrière-garde que celle qui vise à interdire tout discours universitaire sur un genre paralittéraire ! Ceux qui seraient tentés d’y souscrire devraient lire le passage où Mme Langlet évoque le dynamisme de la SF québecoise, fruit d’un travail commun des éditeurs, de l’Etat, des lecteurs... et de l’Université ! L’Université offrirait (si elle s’occupait de la SF encore un peu plus qu’elle ne le fait actuellement) la possibilité de former d’autres lecteurs et pourrait appronfondir une connaissance du genre qui rende possible des avancées, des expérimentations, des évolutions significatives. L’analyse ne serait pas la dissection d’un genre vivant, mais l’étude d’un mécanisme (puisque mécanique science-fictionnelle il y a), préparant et accompagnant ses mutations.
En outre, une littérature qui se coupe du discours qui l’analyse donne l’impression de ne pas avoir assez de tenue, de coffre, de tripes, pour le supporter.
Que doit-être ce genre que nous aimons ? Un ghetto, un parc d’attractions interdit aux adultes que ne fréquentent que quelques grands enfants ? La SF grandit aussi grâce à ceux qui la prennent au sérieux.

Si je n’avais pas déjà acheté ce livre, ce compte-rendu, par sa hargneuse stupidité, m’aurait au contraire incité à le faire, en réaction.

Bref, voilà un bouquin qui pose un tas de questions, et qui ouvre un tas de débats, car beaucoup des points qu’il avance méritent discussion, et, au lieu d’engager le débat, et de faire avancer le shmilblick, on nous assène une diatribe agressive et poujadiste...

Dommage

Giangi

J’ai commencé à lire ce livre, et je ne vois pas bien ce qui lui vaut tant de colère. À mon avis, le gros défaut de l’ouvrage est sa brièveté : parfois, beaucoup de questions sont évoquées, mais laissées en suspend, ce qui est bien dommage.

Je trouve intéressant le chapitre sur l’histoire de la science-fiction : l’auteur pose des questions pertinentes qui contredisent l’histoire de la science-fiction construite par certains mandarins du genre. Peut-être que les études universitaires sont susceptibles de remettre en cause l’image officielle que certains ont voulu donner de la science-fiction.

Je trouve la virulence de cette critique regrettable. Je n’ose imaginer ce que peuvent vous inspirer d’autres théoriciens comme Guy Lardreau - qui tente d’établir des ponts entre SF et philosophie - ou Marcel Thaon, le psychanalyste. L’opposition auteur/critique qui sous-tend votre analyse est très contestable. Il y a longtemps que la "grande" littérature sait ce qu’elle doit à Sainte-Beuve, aux frères Goncourt ou aux universitaires. Même chose pour le cinéma dont on se souvient du rôle des critiques dans la genèse de la Nouvelle Vague...Et en parlant de New Wave, je n’aurais pas la cruauté de rappeller ici l’imposante carrière universitaire et critique d’un Brian Aldiss....

On peut s’enfermer dans le ghetto sectaire du fandom et de l’ironie facile qui traîne dans beaucoup trop d’enceintes sci-fistes. C’est rassurant d’une certaine manière : ne pas se confronter à un regard profane, ne pas laisser ses usages et ses rituels sous la loupe indiscrète du scientifique, tenir son petit monde pour un petit cercle d’Élus, inspirés par un génie incommunicable....
Je dois alors vous décevoir. Si l’Église catholique et ses légions de corbeaux inquisiteurs n’ont pas empêché le rire ravageur des voltairiens et des éxégètes mécréants de s’abattre sur leurs Écritures, il n’est pas de raison que la Légende Dorée de la Sci-fi subisse elle aussi le même traitement.

Or de quoi est-il question dans le livre d’Irène Langlet ? Étudier les rapports entre un genre et un lectorat particulier ? C’est déjà fait, les études sur les paralittératures, la pragmatique des textes, la poétique des genres, la littérarité, la socio-littérature, la sociologie du lectorat ou l’esthétique de la réception ne manquent pas. Étudier les rapports entre la narratologie, le palimpseste des référents, les intertextualités mytho- graphiques/ -critiques/ -poétiques/ -analytiques ? Balisé également et depuis longtemps. Repenser alors les liens entre l’écrit et les mutations entraînées par le post-modernisme, la culture du jeu, l’individualisme, la vidéosphère, le storytelling, l’intermédialité, le fandom...Trop vaste pour un tel manuel.

Irène Langlet pose donc très honnêtement les limites de son enquête qui ne sera ni sociologique, ni psychologique, ni médiologique. Tout simplement littéraire. C’est-à-dire attachée à traiter narratologiquement un genre en tentant (par un va-et-vient entre l’analyse d’ensemble et des études de cas) d’en définir des traits singuliers. C’est là le voeu même de ceux qui en France se battent depuis 40 ans pour promouvoir la SF en dehors du cercle fermé des puristes. Je pense évidemment à Klein & Goimard (dont personne n’oserait contester la légitimité des activités critiques ...).

La fraîcheur de la vision d’I.Langlet tient dans son refus de travailler autour d’une définition forgée ex-cathedra, ce à quoi elle prèfère la dialectique d’une construction/déconstruction attentive aux effets frontières, aux similitudes plus ou moins visibles et aux dissonances parfois subtiles.

Je comprend que cela puisse choquer ceux qui se sont habitués à l’histoire lisse, droite comme le progrès et oecuménique du père Sadoul et des hagiographes d’antan. Il suffit de relire le dernier Que-Sais-Je ou le guide de Poche SF pour trouver encore ce genre de définitions autocentrées. Dur de leur dire que les frontières de la SF et de la Fantasy sont moins étanches qu’on ne le voudrait, dur de renoncer à certaines oppositions manichéennes du style "pensée magique" vs "anticipation rationnelle", dur de penser un genre à la fois plus éclaté, plus dilué (y compris dans le "mainstream"), moins sûr de ce qui le rassemble et le différencie mais pourtant unifié par un certain rapport au métatexte (Genette), à "l’encyclopédie" (Eco), à la "compétence générique" qui lient l’auteur et son public dans un binôme consubstantiel.

En d’autres termes, une "subculture" (Klein) animée par une profonde synergie entre les auteurs (sortis de leur piédestal) et leur public . En cela, l’étude des formes littéraires (notamment autour du sous-genre hybride du livre-univers, des séries et des cycles -voir A.Besson)- retrouve par des chemins inattendus les conclusions complexes du sociologue, du philosophe, du médiologue...Celles d’une culture ouverte sur le monde et éminemment réceptive à ses mutations.

Merci donc à Irène Langlet d’avoir mis en lumière les innovations riches en enseignements de la critique ancienne et moderne, française, québecquoise et anglo-saxonne (Goimard, Klein, Colson, Ruaud, Bozzetto, Besson, Berthelot, Torres, Gouanvic, Lardreau, Saint-Gelais, Suvin, Bouchard, Eizykman, Aldiss, Freedman, Jameson, Broderick...et j’en oublie).

PS : Nul ne met en doute les compétences "littéraires" de l’auteur de cette critique à mon sens trop superficielle. Mais on ne perd rien à mieux comprendre les ressorts d’une écriture et ce qu’ils nous disent d’un certain lectorat. Ce n’est pas un hasard si les plus grands auteurs de Sf avaient souvent une connaissance encyclopédique du genre. Ça leur évitait de nous servir les plats indigestes et recuits qui encombrent trop souvent les colonnes de certains fanzines.

J’ai livré à un ami quelques observations un peu plus constructives qui complètent ma première réaction (un peu épidermique il est vrai). Je retranscris ici ce message :

"
Quoi qu’il en soit je t’engage à la lire avec attention. J’ai d’autres livres de SF, et crois-moi elle est révolutionnaire ta compatriote ! Je commence peu à peu à discerner les lignes de clivage au sein du milieu maintenant. La grande querelle semble tenir à la question des rapports entre SF et Fantasy (dont on sait que l’une subit le succès croissant de l’autre).

Gérard Klein et les "orthodoxes" (Valéry, Baudou, Manfrédo...) se crispent face au succès de la Fantasy et son "envahissement" plus ou moins visible au sein de la SF. Tu remarqueras que ce sont généralement des professionnels du milieu (éditeurs, directeurs de magazines ou de collections) qui émettent ces plaintes. Pour eux, cette "dilution" de la SFF est caractéristique de la déliquescence post-moderne d’une culture consumériste fascinée par la "pensée magique" et le délire du fandom (mercantilisation Star Wars, modèle séquellier des Perry Rhodan, hybridations incestueuses de la Science-Fantasy).
Le sous-genre du space/planet opera & des cycles est parfois leur bête noire car il est vécu comme le vecteur de cette confusion et affadissement des genres (Klein est plus nuancé la-dessus que Valéry, encore heureux...pour l’éditeur de la plupart des cycles... !).

À contrario, Goimard et un petit noyau d’universitaires (Langlet,Besson, Bozzetto, Lardreau,Allouche), très influencés par les Québecquois du CRILCQ (Saint-Gelais, Bouchard, Suvin, Eizykman) et les Américains post-modernistes (Jameson), pensent tout le contraire. Ils sont rassemblés lors des colloques de Cérisy et très liés à l’association 42. Ils refusent les étiquettes arbitraires et au lieu de succomber au délire généalogique des premiers anthologistes (du genre "Cyrano de Bergerac, Lucien de Samosate et HG Wells même combat") , ils tentent plutôt de redéfinir la SF de l’intérieur, soit d’un point de vue sociologique, soit médiologiquement, soit mytho-analytiquement, ou littérairement (point de vue adopté par Irène Langlet). On obtient alors un panorama de la SF moins homogène qu’on ne l’a longtemps pensé. Un panorama qui laisse beaucoup de ponts avec les autres "genres". D’où la question centrale des cycles/livres-univers qui sont le laboratoire depuis la New Wave de ces hybridations complexes qui dépassent de loin la problématique éculée du "space-opera".

Cette relecture de la SF déplace également le regard de l’auteur au lecteur, dans la mesure où ce qui semble définir le plus solidement une "identité SF" repose dans cette connivence subtile entre le récit et l’imagination du lecteur. Le lecteur est immergé dans une alter-réalité dont il construit lui aussi les contours par ses supputations, ses liaisons, et l’immense activité du fandom. Rien n’est jamais réellement donné au lecteur, c’est ce dernier qui tente de pallier les blancs et de reconstruire une vraisemblance dans une narration qui bouscule ses repères. Cette activité de perpétuelle création du lecteur, toujours avide de creuser dans l’imaginaire, Tolkien l’appelait "mythopoïea" [ça tu ne le trouveras pas dans Langlet]. On est donc loin des frontières artificielles au sein de ce que Goimard subsume sous le qualificatif englobant de "littératures de l’imaginaire". Voilà où semble se situer le débat actuel et l’intérêt considérable du manuel de Langlet.

En conclusion de sa réécriture décapante de ce qu’est la SF et son histoire, Irène Langlet nous invite à élargir notre réflexion aux autres supports médiatiques où se manifeste la sci-fi (cinéma, bande-dessinée,photo,télé, musique,jeux vidéos) pour reconstituer un nouveau système général d’interprétation. Un système où au lieu de pleurer sur l’infantilisation de la société du spectacle, on repense les modalités nouvelles de la lecture, de l’interactivité intermédiale et de l’imagination créatrice de millions de jeunes et moins jeunes. C’est peut être là qu’il faut chercher un avenir à la SF..F ?
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