Cabane de l'aiguilleur (La)
Ce roman, le premier de Robert Charles Wilson - l’excellent auteur de « Darwinia » et de « Spin » - ouvre le livre omnibus intitulé « Mysterium », récemment publié chez Denoël. Il nous permet de retrouver l’écrivain canadien en 1986, au tout début de sa carrière, alors qu’il n’avait encore publié jusque là qu’une poignée de nouvelles (dont une sélection est ici regroupée en fin d’ouvrage).
L’intrigue de « La Cabane de l’Aiguilleur » se déroule dans les années trente, aux Etats-Unis, durant la Grande Dépression. On pense parfois à John Steinbeck à la lecture de ces pages, tant Wilson parvient à nous communiquer l’ambiance délétère qui devait régner à cette époque dans le pays : le niveau de vie est en chute libre, les institutions se délitent, la Prohibition fait des ravages, les gens se tournent vers les prédicateurs itinérants afin de se bercer d’illusions, les vagabonds errent de train de marchandise en train de marchandise, à la recherche de travail ou de mauvais coups à jouer…
C’est dans ce contexte troublé que Travis Fisher débarque à Haute Montagne, petit village reclus situé dans les Montagnes Rocheuses, chez sa tante Liza. Sa mère, une prostituée avec laquelle il entretenait une relation difficile, vient de rendre l’âme. Il sait donc gré à sa tante de l’accueillir chez elle. Creath Burack, le mari de cette dernière, semble en revanche nettement moins ravi de le voir emménager chez lui. Il lui offre toutefois un emploi dans sa fabrique de glace. La raison du malaise de Creath semble directement liée à la présence sous son toit de la ravissante Anna Blaise, jeune inconnue au magnétisme stupéfiant, retrouvée nue sur le bord d’une route… qui lui sert régulièrement de dérivatif sexuel, au grand dam de Liza.
Travis, secondé par Nancy Wilcox, une serveuse locale avec laquelle il entretient bientôt une relation sentimentale, ressent le besoin d’en savoir davantage au sujet d’Anna. Il faut dire que lui aussi se sent attiré par la pureté émanant de cette femme à la perfection quasi inhumaine – l’image inversé de sa propre mère, en quelque sorte. Il comprend rapidement qu’Anna n’a rien d’humain, en effet. Elle provient d’une autre dimension et s’est échouée par erreur en ce lieu. Elle est ici coupée de sa moitié - un dénommé « l’Os », vagabond gigantesque et taciturne, aux pouvoirs surhumains - qui voyage depuis la Californie dans sa direction afin qu’ils puissent tous deux regagner leur univers.
Afin de l’extraire de l’emprise néfaste de Creath, Travis et Nancy isolent Anna dans la vieille cabane de l’aiguilleur, bâtisse désaffectée située à proximité de la voie de chemin de fer. Ils veillent alors sur elle, tandis qu’un lent processus de dépouillement de son apparence humaine suit son cours sur sa personne, tout en espérant que l’Os parviendra à la rejoindre avant qu’il ne soit trop tard…
Wilson n’a pas cherché à faire compliqué, avec ce premier roman. Peu de personnages, une intrigue linéaire (quoique scindée entre les agissements de l’Os et ceux gravitant autour d’Anna), un contexte fortement ancré dans le réel. Il n’en reste pas moins que « La Cabane de l’Aiguilleur » constitue une bonne surprise, et ce à plus d’un titre. Le cadre retenu par l’auteur, celui de la Crise de 1929, est rarement traité par la science-fiction, ce qui le rend digne d’intérêt. Les éléments explicatifs concernant ces êtres venus d’une autre dimension ne nous sont pas livrés d’emblée, ce qui permet de creuser les personnages et leur environnement avant de passer au hors-d’œuvre. La relative brièveté du roman aide à lui conférer une unité de ton bienvenue, qui aurait pu s’émousser si Wilson avait désiré faire durer le suspense.
Il ne s’agit donc pas là d’une pièce maîtresse de l’œuvre « wilsonienne », mais d’un solide roman de science-fiction, bien bâti, qui a de surcroît le mérite de nous plonger dans une période originale dont il tire le meilleur.
Robert Charles Wilson, La Cabane de l’Aiguilleur, in Mysterium, traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goullet, 211 p., Denoël