Jack Barron et l'éternité
Jack Barron est une icône de la télévision, un redresseur de torts moderne, le donneur de coups de pied au cul pour cent millions de gogos accrochés à leur écran tous les mercredis soirs. Pour l’irrésistible présentateur, malgré la corruption, la pauvreté et la ségrégation, c’est le « bizness » qui compte avant tout... jusqu’à ce qu’il heurte de front les intérêts du tout-puissant Benedict Howards. Commence alors le feuilleton en direct d’un combat sans merci entre le pouvoir de l’argent et de la politique et celui des médias. Mais la lutte peut-elle être équitable lorsque l’immortalité elle-même fait pencher la balance ?
Après la grosse déception qu’a été Oussama, j’avais un peu peur de m’attaquer à ce roman et j’ai reculé au possible sa lecture... pour finir par le dévorer sans pouvoir le lâcher.
Sous des allures d’histoire un peu téléphonée (une entreprise propose un espoir d’accéder à l’immortalité, moyennant de fortes sommes, mais cette immortalité sera cher payée, comme on pouvait s’y attendre), Norman Spinrad nous propose un roman triplement intéressant (pas moins).
Tout d’abord, au-delà du récit questionnant le droit de l’homme à accéder à l’éternité se trouve un aspect visionnaire de la société de consommation qui fait presque peur tellement elle est juste. Spinrad a vu la manière dont allaient évoluer les médias, et plus précisément leur côté show business. Il nous décrit ici un univers qui, de façon incertaine mais présente, est régi par la vision proposée par les médias. Spinrad va développer un jeu d’influences entre une grosse compagnie, la télévision et le monde politique qui est on ne peut plus d’actualité. Nous présentant les politiciens comme des fantoches qui sont manipulés par des chefs d’entreprises influentes voulant plier les lois à leurs nécessités, le tout grâce à l’aide des médias venant orienter l’opinion publique, l’auteur a en fait décrit avec une acuité terrifiante la réalité de notre époque. Alors que ce livre a été écrit il y a maintenant 42 ans !
Ce monde corrompu a accouché de Jack Barron. Barron est certainement un des (anti-)héros les plus antipathiques que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma vie de lectrice. Et pourtant, contrairement à d’autres personnages du style, il reste intéressant. En effet, même s’il est impossible à aimer, il est assez complexe pour nous intriguer et pour continuellement interroger notre manière de le percevoir. Jack Barron est un gros salopard qui défend à tort et à travers une cause qui, au début de l’histoire, n’est même pas la sienne, ce juste pour le plaisir de se mettre en valeur. Mais Jack Barron est un homme qui, face à l’horreur, arrive à trouver quelque part au fond de lui le courage de lutter pour faire éclater la vérité. Jack Barron est un opportuniste qui utilise l’injustice qu’il dénonce pour construire sa gloire sans réellement se soucier des autres, en s’inscrivant même en dehors de leur système de valeur. Mais Jack Barron est aussi un homme amoureux qui, sous ses allures cyniques, est totalement dévoué à la femme qu’il aime. Jack Barron est raciste, misogyne, insupportable et égocentrique. Mais Jack Barron, malgré ses idées politiques et économiques écœurantes, aide les autres, à sa manière. Et je pourrais continuer comme ça encore longtemps. Jack, à défaut d’être aimable, est donc un personnage riche, perturbant, vivant. Il rend ce récit encore plus prenant et complexe parce qu’il retire la part manichéenne inhérente à ce genre d’histoire (l’homme seul et juste face à la grosse compagnie influente et machiavélique).
Outre une histoire qui s’avère plus complexe que ce qu’elle paraît de prime abord, Norman Spinrad nous offre également une écriture élaborée apportant un impact encore plus fort au récit. Contrairement à Oussama qui était aride à lire, Jack Barron et l’éternité présente une narration efficace et même audacieuse pour l’époque, alors qu’elle pourrait paraître « normale », voire banale maintenant. En effet, il y a quatre décennies, Spinrad a adopté un ton qu’on retrouvera de manière fréquente au début du nouveau millénaire. Le style de l’auteur est ici nerveux, audacieux. Il met en scène les pensées de ses personnages dans une narration pourtant omnisciente et obtient ainsi un mélange détonnant et original (pour l’époque donc) qui éclate les règles narratives pour offrir un enchaînement de mots traduisant la confusion mentale, l’extase, la peur, etc. Il enchaîne donc écriture « normale » et passages à aux règles de ponctuation éclatées visant à coller avec la fougue et la confusion d’un esprit en pleine ébullition. Une raison de plus pour moi de me laisser emporter par ce roman, et de réaliser encore une fois par la même occasion combien l’auteur procède à des expérimentations narratives dans chacun de ses romans, ce qui fait qu’ils ne se ressemblent jamais (ou tout du moins pas ceux que j’ai lus).
Au final, Jack Barron et l’éternité est une histoire qui m’a complètement emportée pour de nombreuses raisons, la principale étant la manière nerveuse et efficace qu’a Spinrad de nous emmener dans le monde du show business en questionnant son rapport au business (tout court). Un classique à découvrir absolument !
Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad, traduction de Guy Abadia, illustration de Diego Tripodi, 384 p., J’ai Lu