Langage de la nuit (Le). Essais sur la science-fiction et la fantasy
Voici la traduction française d'un recueil paru en 1979, groupant neuf textes théoriques de Le Guin, s'échelonnant de 1973 à 1977. L'écrivaine venait de terminer, en science-fiction, son roman Les dépossédés, qui obtint le prix Hugo en 1975, et, en fantasy, son cycle de Terremer, l'un de ses plus grands succès. Elle était donc à l'apogée de son talent et relire ses idées de l'époque est tout à fait intéressant.
Le premier texte, Une citoyenne de Mondath, est autobiographique. Le Guin y relate avec humour son parcours, sa découverte des littératures de l'Imaginaire par le biais des revues, puis par les nouvelles de Lord Dunsany ou de Cordwainer Smith, et comment elle se lança, après quelques tâtonnements, dans l'écriture de son premier roman, Le monde de Rocannon (1966). Tous les autres, de longueur variée, forment chacun de petits essais, centrés sur la science-fiction ou sur la fantasy. Dans Mythe et archétype en science-fiction (1976), elle souligne l'originalité de la SF, qui applique la capacité de l'homme à inventer des mythes sur des matériaux nouveaux, suscités par la science et la technologie. Si, dans les années 1930, le genre limitait l'image de l'homme à un archétype (Superman, Tarzan, le robot), il tendrait actuellement à se recentrer sur la nature humaine elle-même. On sent là la distance qui nous sépare des années 1970.
La même sensation s'empare de nous à la lecture des textes consacrés à la fantasy. Dans Pourquoi les Américains ont-il peur des dragons ? (1974), Le Guin se moque du public sans imagination qui, sans cesse, lui demande à quoi sert la fantasy. Elle ne pouvait bien sûr prévoir l'essor extraordinaire du genre dans les années 2000 (et même avant). Bien plus que la littérature réaliste, la fantasy apprend à distinguer le Bien du Mal (L'enfant et l'ombre, 1975).
L'article le plus intéressant me paraît être Du pays des elfes à Poughkeepsie (1973). Le Guin y trace la trajectoire du genre à partir de l'« heroic-fantasy » un peu fruste de Lin Carter jusqu'au raffinement extrême d'un Eddison, en saluant au passage des auteurs aimés, comme Leiber, Zelazny, Cabell ou Vance. Elle s'étend aussi assez longtemps sur Le seigneur des anneaux. Mais elle n'est pas dupe des défauts inhérents au genre et met en garde contre une future production à la chaîne, ce qu'elle appelle une « usine à navets ». Étonnant.
Tiens, deux jolies définitions, qui se recoupent : « la fantasy, ce royaume très ancien dont la science-fiction n'est qu'une province moderne », et « la science-fiction, qui est la forme moderne, intellectualisée, extrovertie de la fantasy ».
Enfin, ajoutons qu'Ursula Le Guin est une grande féministe. Dans La science-fiction américaine et l'autre (1975), le mot « autre » peut tout autant signifier l'extraterrestre que... la femme, cette « sorte de poupée qui couine tandis qu'elle se fait violer par un monstre ». A travers l'évolution du regard sur l'ET, elle vise aussi la femme (« 53% de la fraternité humaine »).
Signalons, pour terminer, que l'ouvrage est préfacé par Martin Winckler, qui confesse sans ambigüité son admiration pour Le Guin.
Ursula K. Le Guin, Le langage de la nuit, essais sur la science-fiction et la fantasy, Les Éditions Aux forges de Vulcain, Paris 2016, traduction de Francis Guévremont, couverture d’Elena Vieillard, ISBN 978-2-37305-017-2, 155 p., 12 euros.
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