Anatèm
Cet énorme roman, de plus de 1100 pages réparties sur deux volumes, comporte plusieurs thèmes importants, en particulier l’exposé détaillé et argumenté d’une manière orientée d’une philosophie alliant physique, mathématiques, logique et métaphysique qui, bien que le narrateur soit l’héritier d’une histoire multimillénaire, comportant trois millénaires qu’on pourrait qualifier de postapocalyptiques, reflète des débats, philosophiques et mathématiques, allant de notre Grèce aux temps actuels.
Mais d’abord, il faut présenter le monde du héros, une planète nommée Arbre et située dans un autre cosmos que le nôtre. Après une période de grandes catastrophes qui irait, quasiment, de notre Antiquité au monde moderne actuel, où les « théos », c’est-à-dire les théoriciens dont la réflexion englobe les différentes branches de la philosophie, se mêlaient à la société et réalisaient pour les gouvernements la praxis, c’est-à-dire les travaux de techniciens, les théos se sont retirés dans des « maths », des monastères ou couvents ou, séparés entre unitariens, décenarien, centenariens et millénariens, ils ne communiquent plus avec le reste du monde que lors d’apertes, périodes de dix jours espacées d’un, dix, cent ou mille ans suivant la qualité de la math. Leur vie, entre rituel et réflexion, ferait penser à une sorte de franc-maçonnerie. Les « avots », les membres de ces maths, ont à plusieurs reprises été victimes de « sacs », c’est-à-dire d’émeutes populaires liées à un certain nombre de calomnies à leur sujet. Mais le gouvernement, désormais mondial depuis la Reconstruction, il y a 3679 ans, continue à communiquer avec eux, voire, parfois, à les protéger.
Le héros, Fraa Erasmas, est un décenarien de la math de Saunt-Edhar. Mais, juste avant l’aperte à venir, il découvre, avec son professeur Fraa Orolo, une énigme astronomique que, sur ordre du gouvernement, les dirigeants de sa math entendent cacher aux chercheurs. Ils vont donc – le professeur d’abord, exclu de la math, puis le narrateur – s’attaquer à cette énigme qui menace la survie de tous les arbriens... À l’utopie qu’est la civilisation arbrienne s’ajoute donc maintenant cette histoire de catastrophe possible et comment certains avots, dont le héros, sauront l’éviter.
Enfin, au fur et à mesure des recherches et des rencontres d’Erasmas, nous avons, à peine modifiés par les changements des noms des découvreurs, un exposé complet d’un grand nombre de résultats philosophiques et mathématiques, et en particulier le rappel de l’affrontement en cours, aussi bien que chez nous, au moins depuis Platon entre la vision dite platonicienne du monde des idées, monde parfait dont les humains ne pourraient découvrir, progressivement, que les ombres, et la vision dite, chez les mathématiciens de notre monde, constructiviste selon laquelle les idées seraient créées par les humains au fur et à mesure de leur découverte du monde réel.
Pour le héros, et pour Stephenson qui ne fait que défendre la vision constructiviste de façon rhétorique et scholastique par un adversaire du héros, c’est la vision platonicienne qui est juste et, en transformant l’affrontement entre le héros et le théoricien constructiviste en affrontement entre le doute cartésien et la rhétorique scholastique, Stephenson fausse le débat. C’est dommage car, personnellement, je serais tenté de voir même dans les écrits de mathématiciens « néo-platoniciens » comme Jean Dieudonné, en particulier Pour l’honneur du cerveau humain, des raisons de croire plutôt à la vision constructiviste, que les idées qui nous permettent de comprendre, d’une façon qu’Einstein qualifie de miraculeuse, l’univers sont des créations de plus en plus complexes de la pensée humaine.
Vu qu’une très grande partie du livre est consacrée à l’exposition des découvertes plus ou moins anciennes de la philosophie et des mathématiques, y compris trois « calca », c’est-à-dire des cours sous forme de dialogues entre des personnages sur différents points de mathématiques, de la duplication du carré à la théorie des graphes orientés en passant par un problème de topologie, j’ai été passionné par la partie réflexion mathématique et philosophique de ce roman, et ne suis que davantage peiné de ce biais visant à imposer la vision néo-platonicienne, que je ne partage pas...
Ceci étant, le roman est, comme les fictions de Platon, une expérience de pensée, et non une démonstration réelle : prétendre que le roman, basé sur les hypothèses platoniciennes, en prouverait la validité, serait en fin de compte une prétention rhétorique, scholastique, celle-là même que dénonce la présence du personnage opposé au héros, et une faute logique, prétendre démontrer l’hypothèse par la conclusion.
On remarquera aussi que, dans la société utopique proposée dans ce roman, au moins chez les avots, il ne semble pas y avoir de domination masculine. Ce qui les rend différents des francs-maçons du monde anglo-saxon, les obédiences mixtes y étant inexistantes. En revanche les rituels des « maths » s’apparentent certainement aux rituels maçonniques...
Enfin, on remarquera que, dans cette utopie, les « déolatres », c’est-à-dire les croyants à l’existence d’un dieu suprême, sont des minorités tolérées, mais non susceptibles de menacer la société entière.
Autant de sujets de réflexion que ce roman propose, mais ne conclut pas.
Anatèm, de Neal Stephenson, traduit par Jacques Collin, Albin Michel Imaginaire, 2018, 652 et 552 p., couverture de Gaelle Marco, 25€ x2, ISBN 978-2-226-43513-2 et -43514-9