L’homme de la pleine lune par Catherine Bolle

Plus d’une semaine après le naufrage de la Méduse le 2 juillet 1816

 

L’odeur du sel se mêle à celle des deux cadavres en décomposition. Le balafré a failli étrangler Pierrot quand il a évoqué l’idée de s’en débarrasser. « Touche-les et ce sont tes tripes que je goberai ce soir » lui a-t-il sorti en serrant le poing. Pierrot s’est recroquevillé contre le mât de fortune, avec sur le front le pli douloureux qui ceux qui, résignés, attendent la fin. Les visages de tous les rescapés sont empreints de la même marque. Les rescapés… Un bien grand mot pour désigner la vingtaine d’affamés que nous sommes.

Lorsque je ferme les yeux, le poulet rôti de ma mère et ses mille saveurs viennent défier ma raison. Alors je les garde ouverts. La nuit, j’observe les étoiles qui brillent, mine de rien. La lune sera bientôt pleine. Depuis combien de jours dérivons-nous sur l’océan ?

Ce salaud de capitaine nous a bien eus en nous laissant penser qu’une issue était encore possible tandis qu’il préparait sa fuite avec le beau monde de la frégate. Si son corps gisait à la place de ceux-là, j’enfoncerais mes dents dans sa chair sans l’ombre d’une hésitation !

Le balafré engloutit une nouvelle rasade de vin. À cette allure, la barrique sera bientôt vide et nous n’aurons plus rien à boire. Je m’allonge sur le bois humide pour ne pas croiser les yeux exorbités de mes compagnons d’infortune, ni déceler dans les pupilles la folie des derniers instants. Hier, c’est le plus jeune des nôtres, un mousse d’une quinzaine d’années qui s’est jeté à la mer. Personne n’a tenté de le retenir. Ni de le secourir.

 

J’ai sombré dans le sommeil. De mes lèvres craquelées fuse une plainte qui ressemble au cri d’un animal prêt à succomber au piège qui le retient. Mon ventre vide grimace, grince et se tord dans une douleur indescriptible. La fin est proche. Si seulement je pouvais creuser ma tombe. Qu’adviendra-t-il de mon corps quand je serai mort ? Me garderont-ils auprès des deux macchabées ? Ils sont toujours là, j’entends les mouches bourdonner autour d’eux.

La lumière du soleil filtre derrière les nuages. Une journée calme sans tempête…

— Voile ! Voile à l’horizon !

La voix éraillée du vieil Isidore reste d’abord sans réponse. Puis les murmures de mes compagnons se font entendre. Une voile ? C’est sûr ? Un navire donc ?

Le premier à rire est le balafré. D’un rire sec et rapide comme pour ne pas affoler le destin. Emporté par la frénésie qui nous gagne, je me redresse sur un coude. Mes yeux tombent sur le carré blanc que Pierrot agite au-dessus de sa tête. Comme un seul homme, exaltés par cet espoir inattendu, nous lançons nos appels au secours et nos bras vers le ciel. À mesure que le navire approche, une joie profonde éclate et une clameur s’élève du radeau. Enfin, l’imposant gréement s’immobilise et une chaloupe descend à la mer : nous sommes sauvés.

 

*

 

La cabine dans laquelle je me trouve est plongée dans la pénombre. Je cligne des yeux et redresse la tête. Combien de temps ai-je dormi ? Des bribes de souvenirs se succèdent. Deux bras qui me soulèvent et me basculent sur une épaule, l’agitation sur le pont, une voix puissante et calme à la fois, des cuillères de soupe, une autre épaule et plus rien.

Le lit en bois est recouvert d’un épais tissu des plus agréables et une sensation étrange attire aussitôt mon attention : on m’a passé une chemise propre. Encore très faible, je tente de m’asseoir, mais le vertige me prend. Une foule de questions afflue juste à l’instant où la porte s’ouvre. Un homme grand et svelte entre, suivi d’un mousse qui porte un plateau.

— Comment vous sentez-vous, mon brave ? me demande l’homme.

Je reconnais immédiatement la voix grave et posée. Il s’approche. Ses longs cheveux noirs retenus en arrière, sa mâchoire carrée et son regard droit lui procurent un charisme naturel tel que j’en ai rarement vu. Les yeux plissés, je me laisse guider par mon instinct en répondant :

— Vous êtes le capitaine de ce navire ?

— Exact, jeune homme !

Tout en me gratifiant d’un sourire franc, il fait signe au mousse de déposer le plateau au pied du lit. Il ajoute en me tendant une coupe :

— Capitaine Gargot de la Rochette. Tenez mon garçon, reprenez des forces.

Je ne me fais pas prier. Le breuvage est légèrement sucré avec une pointe d’amertume qui ne le rend pas moins délicieux. De toute manière, même l’eau au goût prononcé de vase que l’on nous sert en général sur les navires m’aurait paru merveilleuse.

— Un nectar tiré de ma cave personnelle. Vous appréciez ?

J’acquiesce en terminant la coupe.

— Bien. Reposez-vous et rejoignez-nous sur le pont quand vous aurez repris des forces.

— Mes compagnons s’y trouvent aussi ?

— Oui. Ils… ils vont bien.

Sans se départir de son assurance, il passe cependant une main derrière son cou qui fait naître un frisson d’angoisse dans mon dos. Il quitte la cabine après une dernière banalité, me laissant de nouveau seul. Quel étrange navire ! Jamais je n’ai entendu parler d’un pareil traitement de faveur accordé aux naufragés. Le mauvais pressentiment qui m’étreint s’amplifie à la pensée que mes compagnons ne vont peut-être pas aussi bien qu’il le prétend. Hors de question de s’éterniser ici. Ni de me laisser surprendre par un simple étourdissement. Mais alors que je m’assois au bord du lit, bien décidé à me lever, un tremblement s’empare de mes membres inférieurs et gagne l’ensemble de mon corps. Secoué par des tressautements qui vont jusqu’à faire claquer mes dents, je me recroqueville sur le lit et remonte le drap au-dessus de mon menton. Que m’arrive-t-il ? Ma respiration s’accélère, les battements de mon cœur n’ont jamais été aussi rapides. Mon appel au secours reste bloqué dans ma gorge. Peu à peu, la conscience m’abandonne et je m’enfonce dans un sommeil sans rêve.

 

Lorsque j’ouvre les yeux, il me faut un temps fou pour remettre de l’ordre dans mes idées. Peu à peu, je m’habitue à l’obscurité juste troublée par la flamme vacillante d’une bougie posée sur un socle près de la porte. Je reconnais la cabine. Le ballotement des flots contre la coque continue de me bercer dans une torpeur qui suit mon réveil. Je frotte mes joues et m’assois avec prudence au bord du lit, hors de question de me laisser surprendre par un nouvel étourdissement. L’odeur épicée de la soupe encore fumante qui m’attend sur le plateau au pied du lit avive brutalement mon estomac. Il se met à gargouiller sans pudeur. Mais j’hésite : s’il s’agissait du même poison qui m’a fait sombrer tout à l’heure ? Et comment se peut-il que la soupe soit toujours chaude ? Je finis par balayer ces questions d’un geste. Tant pis, ma faim est trop grande.

Le bol en bois tremble entre mes mains. La soupe, épicée avec délicatesse, est délicieuse. Chaque gorgée m’arrache une plainte de plaisir.

— Ça fait du bien, n’est-ce pas ?

Je sursaute et manque de renverser le fond de soupe restant dans le bol.

— Qui est là ?

Une ombre se détache de l’angle plongé dans la nuit. Elle s’avance. Ses pas légers grincent à peine sur le plancher. Malgré la pénombre, je distingue rapidement l’allure d’une… femme ? Le bol m’échappe des mains et roule sur le sol. Ignorant ma stupeur, la femme continue d’approcher. La lumière tamisée enveloppe ses formes qui ondulent sous sa robe vaporeuse. Je m’attarde un instant sur ses pieds nus avant de reculer contre la cloison, les doigts crispés sur le drap de coton. Que fait-elle dans ma cabine ? Espèce d’imbécile ! Ses intentions laissent peu de place au doute. Mes paumes soudain moites serrent un peu plus le tissu et la panique m’envahit tout entier. Non pas que j’ignore les plaisirs de la chair, le souvenir de la poitrine généreuse de Mélie et de nos étreintes rapides dans la grange m’a souvent ragaillardi quand nous dérivions sur l’océan. Mais cette créature envoûtante appartient au monde des rêves inavouables, ceux qu’on enfouit au plus profond de nos entrailles et qui poussent les marins à prendre le large vers des terres nouvelles.

Ses yeux brûlants me dévorent tandis qu’elle fait glisser sa robe le long de ses cuisses. Un frisson se diffuse depuis mes reins jusqu’à mon entre-jambe. Je ne sais plus où poser les yeux, ils remontent malgré moi sur sa taille autour de laquelle pendent les mèches noires de ses cheveux, s’attardent sur sa toison puis sur ses seins ronds et souples qui balancent lorsqu’elle prend appui sur le lit et se penche vers mon visage. Sa main caresse ma joue, ses doigts filent sur mes lèvres et descendent dans mon cou. Sa bouche, offerte, n’attend que la mienne. C’est alors que je croise son regard de braise et me fige. Ses pupilles dilatées ne laissent deviner aucune couleur, l’ardeur qui y brille emporte tout. Sans attendre davantage, elle s’empare de ma bouche, mordille ma lèvre supérieure et me découvre avec l’avidité d’un assoiffé qui vient de trouver une oasis en plein désert. Elle a le goût du sel et des épices qui se mêlent aux arômes j’ai encore sur la langue. Ses doigts agiles commencent à retirer ma chemise et je l’aide, enivré par le désir ardent de coller ma peau contre la sienne.

Entraîné par un brusque élan, je la saisis par la taille et la bascule sur le lit. Son souffle rapide m’appelle, le mien y répond et nos deux corps n’en forment bientôt qu’un seul. Dès lors, plus rien n’a d’importance et la raison m’échappe tandis que s’ouvrent les portes du sanctuaire. Je m’y engouffre avec fièvre, retenant mes râles pour mieux entendre les siens. Elle m’accompagne jusqu’à ce que le rythme effréné n’ait raison de ma volonté et que, dans un ultime coup de rein, je déverse en elle ma jouissance. Avec douceur, je me dégage et roule sur le côté pour reprendre mon souffle. Oubliant de me méfier, j’accepte la coupe qu’elle me tend d’un geste langoureux. Ce n’est qu’au moment où la saveur amère glisse dans mon gosier que je réalise, trop tard, ma stupide erreur.

Ses yeux plissés de satisfaction sont la dernière chose que je distingue avant de sombrer à nouveau.

 

Des mains me secouent vigoureusement.

— Réveille-toi, mon gars !

— Tu crois qu’il est mort, lui aussi ?

— Dis pas de conneries, tu vois bien qu’il respire.

La puanteur qui me prend à la gorge à l’instant où je reviens à moi me file une violente nausée. Je me redresse dans un sursaut et me tourne sur le côté pour vomir.

— Manquait plus que ça.

C’est la voix du balafré. Un regard au deuxième compère qui m’observe avec une curiosité mêlée de dégoût : il s’agit du vieil Isidore. Mais où sont les autres ? Et où sommes-nous ? Tout en me redressant sur le sol en bois qui suinte d’humidité, je parcours l’endroit des yeux : les barreaux en fer attirent mon regard.

— Ouais, mon gars. Enfermés comme des lapins.

Sans rien comprendre à ce qui m’arrive, je poursuis mon inspection pour trouver d’où vient la puanteur qui fait tressauter mes tripes à chaque inspiration. La torche fichée au mur à l’extérieur de la cellule ne me permet pas de distinguer grand-chose, mais encore une fois, le balafré anticipe ma question.

— C’est l’odeur des cadavres que tu sens.

— Des cadavres ?

Pour toute réponse, il donne un coup de menton en direction de l’extrémité de la pièce. Une masse informe y est agglutinée. Serait-il possible que… Un deuxième haut-le-cœur met fin à mes doutes. C’est bien un corps qui pend mollement au-dessus du tas. Je réussis à articuler après m’être vidé :

— Qui sont-ils ?

— À ton avis ? me lance le balafré.

Le souvenir du capitaine et de son trouble à l’évocation de nos compagnons me revient… Pris d’un doute, je demande :

— Ils sont morts dans cette cellule ?

— Quelques-uns seulement. Les autres ont été balancés ici hier.

— Pourquoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ! rétorque le balafré en évacuant le sujet d’un geste.

— On a bien cru que t’étais mort toi aussi, quand ils t’ont jeté là tout à l’heure, dit le vieil Isidore de sa voix tremblotante.

— T’étais où, d’ailleurs ? relance le balafré d’un ton soupçonneux.

J’étais où ? Je me recroqueville contre la cloison froide et passe mes mains sur mon visage. Pourquoi ne suis-je plus dans la cabine ? Pourquoi m’avoir montré le paradis pour me rendre aux Enfers ensuite ? Serait-il possible que j’ai rêvé ? Non, j’ai encore l’arôme de ses lèvres au fond de ma mémoire, la douceur de sa peau imprimée dans ma chair, la chaleur de son étreinte au creux de mes reins. Les yeux fermés pour échapper à une réalité inconcevable, je demande dans une plainte :

— Avez-vous vu une femme ?

— Une femme… T’es tombé sur la tête ou quoi ?

Comme je reste prostré, ils finissent par se détourner de moi. Le vieil Isidore se colle aux barreaux de la porte, les doigts tendus à l’extérieur. Le balafré grogne et crache par terre avant de s’allonger pour chercher un sommeil qui ne viendra pas. Quant à moi, je repasse en boucle chaque instant de la rencontre passionnée avec cette créature démoniaque. Elle continue de me hanter sans relâche, à me rendre fou. Ce n’est pas d’eau que j’ai soif ni de nourriture que j’ai faim, mais d’elle. De sa chaleur, de sa fougue, des épices qui enflamment encore ma bouche, de ses baisers brûlants, de tout son être. Je cogne ma tête contre la cloison pour la chasser de mon esprit, en vain. À bout de nerfs, le souffle saccadé, je me lève.

— Il faut que je parle au capitaine.

Le balafré se contente de ricaner.

— Donne-lui le bonjour de ma part !

Sans relever son sarcasme, je m’approche de la porte. Comment sortir d’ici ? Je me gratte le menton un moment. Il y aurait bien une solution, mais avec une part de risque élevée. D’un haussement d’épaules, je tranche le sujet. De toute manière, si on ne tente rien, on crèvera là. Je relève ma chemise sur mon nez et me dirige vers les corps en mettant dans mes pas toute la détermination dont je suis capable afin de ne pas renoncer à la folie de mon geste. Après une inspection rapide, mon choix se tourne vers un bras désarticulé qui ressort de la pile. Son propriétaire est dissimulé dans le tas, ce qui m’arrange. Je cale mon pied sur les corps pour faire contrepoids et tire de toutes mes forces sur le bras.

— Qu’est-ce que tu fous ?

Le balafré se tient dans mon dos. J’hésite à lui faire part de mon plan, ce n’est pas le moment qu’il gâche tout. Accentuant la pression, je tire de plus belle.

— Si t’as faim, prends plutôt celui du dessus. C’est le plus frais.

Ce malade va me faire vomir encore une fois ! Je me sens obligé de mettre un terme au malentendu.

— Je n’ai pas faim. Je tente de nous sortir de là.

— Quoi ?

Avant qu’il ne comprenne où je veux en venir, le bras finit par se détacher dans un bruit atroce. Heureusement, la pénombre m’évite de discerner les chairs qui pendouillent autour de la plaie. Sans perdre de temps, je reviens vers la porte. Le membre passe tout juste par les barreaux. Cette fois, c’est le vieux qui se vide à mes pieds. Contrairement à ce que je craignais, le balafré ne m’empêche pas de mener à bien mon projet. Son rire gras résonne même sur les murs de la cellule.

— Bien joué, mon gars ! Je regrette de ne pas y avoir pensé !

Il attend, porté par un espoir semblable au mien, que la chose opère. On m’a raconté une fois que les corps brûlent bien à cause de la graisse à l’intérieur. Les doigts resserrés sur le poignet de notre compagnon dont je préfère ignorer l’identité, je prie pour que ce soit vrai. L’odeur abominable de chair grillée qui s’élève au contact de la torche semble confirmer l’affaire. Dès que le bras s’enflamme, je le tire à l’intérieur de la cellule et sans réfléchir, le lance sur les corps. Pas besoin de se concerter pour se précipiter ensuite à la porte et hurler à tout rompre.

— Au feu ! Par ici, vite !

Nos voix frappent les murs, devenant de plus en plus pressées à mesure que les cadavres s’embrasent. Alors que la fumée nous fait suffoquer et que je commence à regretter mon geste insensé, des pas retentissent au bout du couloir. Nous crions de plus belle. Enfin, plusieurs marins affolés déboulent et nous intiment de reculer avant d’ouvrir la porte. Ni une ni deux, je fonce à l’extérieur, suivi de près par Isidore et le balafré dont les jurons éclatent de plus belle. Les marins déboulent en tous sens, plus préoccupés par le feu que par notre présence sur l’entrepont.

— À la chaloupe ! hurle le balafré.

— Je vous rejoins, dis-je en bifurquant en direction des cabines.

— On attendra pas longtemps ! me lance mon compagnon de galère en continuant de courir.

 

Il règne un calme étrange dans cette partie du navire, loin de la clameur qui s’élève de la cale. Plusieurs cabines se succèdent, la plupart fermées à clé. La dernière s’ouvre sans difficulté. J’entre en jetant des coups d’œil à la ronde. Il n’y a personne. La lumière du jour, tamisée par des rideaux bleus, atténue le désordre qui s’étale sur le bureau au fond de la pièce. Plusieurs cartes sont étalées et un carnet de notes recouvre l’une d’entre elles. Je m’en saisis dans un réflexe inutile : je ne sais pas bien lire. Je reconnais malgré tout une liste de dates suivies de noms que l’on a rayés.

— Heureux de vous revoir sain et sauf, mon ami. Le feu que vous avez déclenché a bien failli emporter mon navire !

Le carnet m’échappe et tombe sur le plancher. Le capitaine se met à rire en s’avançant pour le ramasser.

— Décidément, votre maladresse vous trahit à chaque fois que je vous approche !

Un frisson d’angoisse descend le long de ma colonne vertébrale. Cette démarche légèrement chaloupée, ces longs cheveux couleur d’ébène, ces pupilles aussi noires que la nuit… Je retiens un cri, la main crispée sur ma bouche. Le capitaine se redresse en époussetant le carnet, son rire aiguisé par mon trouble.

— Surpris ? Moi aussi, je dois avouer. C’est la première fois que je croise l’une de mes conquêtes encore en vie après…

La fin de sa phrase me parvient de très loin. Je me détourne, sonné. Les paumes sur les oreilles, je titube derrière le bureau et m’écroule en travers du fauteuil. La sublime créature qui m’obsède à me rendre fou serait… cet homme en face de moi ? Amusé par ma réaction, il continue de sourire en remettant le carnet sur son bureau. De sa voix grave et posée, il se lance alors dans les explications que je redoute.

— Il y a très longtemps, une jeune femme mariée à un marin rendit visite à une vieille femme qu’on prétendait sorcière. Elle voulait juste savoir si son époux survivrait en mer.

Le regard dans le vague, le capitaine se tait un court instant avant de reprendre :

— La vieille lui tendit une fiole. « Donne-en une coupe à ton mari la veille de son départ, et vous ne serez jamais séparés », lui dit-elle. La jeune femme le fit... La veille de l’embarcation, après avoir fait l’amour avec son jeune époux, elle versa le liquide dans une coupe et il l’a vida sans se poser de question. Elle fut réveillée à l’aube par l’étrange sensation de ne plus être elle-même. Ce corps… n’était pas le sien.

La voix du capitaine s’étrangle. Il soupire, les yeux rivés au sol. Lorsqu’il les relève sur moi, j’y décèle une lueur de désespoir teintée d’une haine qui vibre dans chaque mot qui suit.

— Elle et lui ne formaient désormais plus qu’une personne.

— Mais cette nuit…

— C’est elle qui est venue dans votre cabine. À chaque pleine lune, la chair l’appelle et elle se donne sans retenue. Grâce au breuvage maléfique ingurgité par son compagnon d’une nuit, le sort perdure et l’être infâme avec lui.

Sous le choc de ses révélations, je tente de conserver mon calme par tous les moyens et m’empare de la première question qui me passe par la tête.

— La fiole devrait être vide depuis longtemps, non ?

Le capitaine se tourne vers une malle en bois.

— Elle se remplit sans fin.

Puis ses yeux reviennent sur moi.

— Mais peu d’hommes en supportent le breuvage. La plupart meurt.

— Mes autres compagnons…

— N’ont pas résisté. J’avais choisi les plus vigoureux. Vous n’imaginez pas à quel point il m’est difficile de trouver un homme assez vaillant pour supporter la potion. Bref, vous êtes le seul à avoir survécu, cette fois. Et… à avoir comblé ses attentes.

Le sourire qui accompagne ses mots provoque un nouveau frisson en moi. Je le chasse en baissant les yeux. Les doigts du capitaine jouent avec la couverture de son carnet. Le souvenir de ses caresses sur ma peau accentue la chaleur qui pointe entre mes reins. Après une profonde inspiration, je prends un ton solennel, motivé par une idée encore plus folle que celle de l’incendie.

— Je vous propose un marché.

L’intérêt du capitaine brille dans ses yeux.

— Je vous écoute.

— Gardez-moi à vos côtés. Vous n’aurez plus à dénicher votre homme de la pleine lune.

Le capitaine se gratte le menton. Je retiens mon souffle, suspendu à ses lèvres que je rêve d’embrasser de nouveau. Il fait le tour du bureau, les mains croisées derrière lui.

— Votre idée est alléchante, mon ami. Mais voyez-vous…

Avant que je ne réagisse, il me plante la pointe d’un poignard en plein cœur. Perdu dans ses pupilles, je pousse mon dernier soupir tandis qu’il achève :

— … la jeune femme ne demeure fidèle qu’à son mari. 

 

Ou en PDF ici http://www.phenixweb.info/sites/default/files/l-homme-de-la-pleine-lune-...

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Commentaires

Existe t-il un ou des livres papiers (comme ça je peux lire n'importe où et j'ai toujours un bouquin dans mon sac) avec vos nouvelles? Où peux t-on se le (les) procurer?

 

Merci Hélène, votre commentaire me touche beaucoup. Je n'ai encore plublié aucun recueil de nouvelles, j'y réfléchis ;-)

Encore merci pour vos encouragements qui me boostent pour la suite.

Bonjour, j'ai lu et j'apprécie ; bravo. Et bonne chance pour la suite,  j'admire les écrivains. Cordialement. Mj

 

Merci Mj, ça me touche beaucoup et m'encourage pour la suite.