Thinking eternity

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Le futur reste le domaine privilégié des écrivains, penseurs et artistes. Quoi de plus exaltant que de se projeter vers l’avant, là où tout est possible ? Le lecteur constate que ces visions sont globalement sombres. L’avenir peut être utilisé comme métaphore permettant de critiquer le présent (Ayerdhal) ou comme mise en garde contre les dérives possibles. Mais il est en général dystopique. Il suffit d’établir une liste non exhaustive des œuvres les plus marquantes (Le meilleur des mondes, 1984, Fahrenheit 451, Ravage, La planète des singes, Le passeur, La route) pour en être convaincu. Les écrivains de science-fiction ont mauvaise presse en France, où on les accuse volontiers d’être fantaisistes, voire farfelus. Il est donc intéressant de lire le roman d’un scientifique chevronné. Par son travail de chercheur en physique des particules, Raphaël Granier de Cassagnac est à la pointe du temps présent, déjà en avance sur notre époque. Son CV a le mérite de légitimer sa parole. Diplômé de l’École centrale en 1995, il entre au CNRS en 2000 et devient directeur de recherche en 2015. Je vais casser le suspense : pour le scientifique, les lendemains ne chantent pas plus que pour le poète.

 

L’humanité s’est développée en parallèle avec la technologie. Les premiers outils permirent de chasser, couper, tailler, sculpter. Manger, s’habiller, créer des habitats. Améliorer la survie. Pour l’homme moderne né après-guerre, il est facile d’oublier que l’être humain reste une entité biologique comme une autre, soumise aux mêmes contraintes et aux mêmes périls et dont le but ultime reste cette survie. Nous sommes fragiles, cernés de menaces multiples : pandémies, terrorisme, réchauffement climatique et désastres écologiques, guerre nucléaire, invasions extra-terrestres, collision d’astéroïde. La technologie nous a offert certaines protections face à ces menaces, mais en a développé de nouvelles en parallèle. La résurgence des guerres de religion, Dieu et son image étant mis à mal par l’avènement de l’hyper technologie, en est un exemple. Le retour des nationalismes, stimulé par la mondialisation, l’avènement des réseaux sociaux et le déséquilibre toujours croissant Nord-Sud, en sont une autre. Mais le danger le plus menaçant vient sans doute d’ailleurs. Lorsqu’en 1975, Bill Gates et Paul Allen fondent Microsoft, l’ordinateur en est à ses balbutiements. Personne n’imagine alors la place que prendront les IA 40 ans plus tard. Nous avons du mal à réaliser la portée de la révolution numérique. Les algorithmes gèrent déjà de nombreux aspects de la vie quotidienne et des pans entiers de l’économie mondiale. L’homo sapiens sapiens est à la croisée des chemins, sur le point de dépasser sa propre condition et de céder la place à sa création, une forme d’intelligence bien plus puissante, capable d’évoluer dans des strates insaisissables pour un cerveau biologique. En devenant Dieu, l’homme annonce peut-être sa propre fin. C’est en tout cas ce que pense Stephen Hawking, un des plus célèbres chercheurs de notre temps, qui a déclaré dans un entretien à la BBC en 2014 :

« Les formes primitives d’intelligence artificielle que nous avons déjà se sont montrées très utiles. Mais je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’humanité. »

 

Le thème n’est pas nouveau. James Cameron l’a exploité avec succès en 1984 dans Terminator, et d’autres œuvres comme Wargames (John Badham, 1983), Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964) ou Point limite zero (Sidney Lumet, 1964, puis Stephen Frears, 2000) mettaient en garde contre l’intégration des IA dans les prises de décision humaines.

Thinking eternity est le prequel du roman Eternity incorporated, paru en 2011. Nul besoin d’avoir lu ce dernier pour se plonger dans ce récit. Le thème central en est la création d’une IA douée d’émotions, capable de penser par elle-même. Je ne vais pas dévoiler l’intrigue, mais l’auteur prend en partie le contre-pied des œuvres citées précédemment. En décodant de manière fine les conflits de notre temps, bioterrorisme, cybernétique, mondialisation et pouvoir politique de corporations géantes, il surfe sur des thèmes résolument cyberpunks, sans en emprunter le langage. Passionnant sur le fond, Thinking eternity est plutôt austère sur la forme. Très rythmé, présenté sous forme de chapitres brefs auxquels se mêlent par instants les extraits d’enquête d’une journaliste du Time (procédé qui fait penser à celui utilisé par Max Brooks dans World war Z), c’est un roman court et complexe. L’intrigue est nourrie de nombreux rebondissements. Le propos est sombre, la fin pessimiste. Si l’écriture est fluide, elle ne s’embarrasse pas d’envolées lyriques et ne réinvente pas les codes d’écriture de la SF. Les personnages restent un peu froids, distants avec le lecteur comme ils le sont entre eux (ce qui est sans doute logique dans la société où ils vivent). La vraie force du roman réside dans la capacité de l’auteur à décoder le présent et à projeter les inventions et menaces actuelles vers demain. Le réseau virtuel « Thinkcity » est un Facebook 2.0. L’espace virtuel prend le pas sur l’espace physique, les avatars deviennent une seconde identité. Traitement et stockage des données personnelles deviennent dès lors des questions prioritaires. La personnalité n’est plus une mais devient multiple, parfois brouillée, d’autant plus que les greffes cybernétiques permettent d’altérer le corps. Quelle est la place de Dieu ? Quelle est la place de l’homme ? Qui sont les nouveaux prophètes ?

 

Thinking eternity est donc un roman passionnant, foisonnant, jamais abscons, qu’on pourra juger un peu trop linéaire et distant, mais qui a le mérite de poser nombre de questions éthiques et morales quant au futur qui se dessine pour l’humanité. Thinking eternity sonne comme un signal d’alarme, d’autant plus pertinent que son auteur a déjà un pied dans le futur. Si le propos peut faire froid dans le dos, il ne faut pas oublier que l’on parle du futur et que celui-ci n’est pas écrit d’avance.

 

Thinking eternity de Raphaël Granier de Cassagnac, Editions Mnémos, collection Hélios, août 2016

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