OWEN Thomas
Nous avons rencontré Thomas OWEN à son domicile bruxellois, où il nous a reçus très aimablement, pour se prêter avec complaisance au jeu des questions et des réponses, sur le ton de la conversation.
G. CANTALA : Thomas OWEN, vous êtes un homme dont l’œuvre est réputée et sur laquelle vous vous êtes déjà largement expliqué.
Dès lors, nous aimerions approcher l’homme, ses idées et ses méthodes de travail. Pour débuter, quelles sont vos sources d’inspiration ? Vos premiers romans sont fortement imprégnés d’anglophilie. Est-ce dans la lignée d’autres romanciers belges de l’époque, tel Louis Thomas Jurdant, qui situe lui aussi, à cette époque, l’essentiel de ses ouvrages en Angleterre ?
THOMAS OWEN : En fait, c’était plutôt une mode. Mes premiers romans sont des enfants de la guerre et empreints d’un certain caractère anglophile. Choisir des personnages anglais, des sites anglais, cela avait, à l’époque, un petit air de résistance à l’occupant. De plus, à l’époque, on imaginait mal un roman policier ne baignant pas dans une ambiance anglo-saxonne. Les ruelles ténébreuses de Londres appartenaient bel et bien à la tradition littéraire.
G.C. : Mais vous finissez par la quitter, cette Angleterre mythique.
Th.O. : Oui, je la quitte. Parce que, finalement, je découvre que mon univers n’est pas celui d’un reporter, mais celui d’un homme dont l’imagination folâtre dans toutes les directions, qui n’est pas obligé de s’en tenir ni à un endroit, ni à un certain personnage, ni à un certain milieu social. À ce moment, je me destitue, me dénationalise. Sans intérêt politique non plus, je me dégage de toute appartenance.
Après, j’ai eu d’autres textes, d’inspiration balkanique, eux. J’avais eu l’occasion de faire un voyage dans les Balkans et, de plus, j’avais beaucoup d’admiration pour l’écrivain P. Istrati, qui habitait Paris. Son grand talent et ses textes dégageaient un climat très particulier.
G.C. : N’est-ce pas aussi le fait d’une certaine maturation de l’auteur qui se dégage de situations bien connues, rassurantes, pour prendre son envol, qui accède à un univers plus personnel, et plus universel aussi ?
Th.O. : C’est l’évidence même. De plus, comme je ne fais jamais de plan, ni pour un roman, ni pour un conte, je démarre avec quelques personnages, un lieu et, brusquement, je m’aperçois que ce petit monde se met à bouger sans moi, et que j’en deviens le spectateur. Pour arriver à cela, il me faut déblayer, simplifier. Mes histoires ne sont plus liées, alors, à des sites, à des civilisations. Ça débouche sur le fantastique à l’état pur. C’est celui de l’homme seul.
Jean Ray, lui, plutôt que de se pencher sur ses personnages, multipliait les péripéties auxquelles ils participaient. Le fantastique englobait tout son univers. Le personnage est interpellé par quelque chose de bizarre qui fait irruption dans sa vie. Chez moi, l’inspiration fantastique est intimement liée à la vie intérieure des protagonistes.
G.C. : Si l’on vous comprend bien, pour écrire, vous attendez plutôt que quelque chose hors du commun se passe autour de vous ?
Th.O. : Oui, mais l’événement bizarre ne doit pas être nécessairement extraordinaire. Le déclenchement de l’imaginaire peut naître de peu de chose. Un exemple. Vous croisez dans la rue une femme portant une grande enveloppe brune. Vous vous dites : « Tiens, il y a peut-être des radiographies là-dedans ». Et vous commencez à imaginer des choses. Voilà quelqu’un qui porte son destin dans une enveloppe. Ça, c’est du fantastique ! Pourtant, cette personne ne sait pas ce qu’elle porte dans son sac. Il faudra que le médecin les examine, ces radiographies. Voyez-vous, pour qu’une chose devienne passionnante, il suffit de l’observer longuement. Autre exemple. Imaginez quelqu’un couché dans l’herbe.
Il voit des herbes, de simples herbes, mais qui peuvent devenir tout un monde, pour qui a un peu d’imagination. Pour une fourmi, ce monde devient un univers énorme ! C’est ça le merveilleux, c’est ça le fantastique !
G.C. : Si on vous suit bien, votre fantastique se nourrit de l’observation du monde, pas de grands mythes, ni de panthéons à la Lovecraft ?
Th.O. : Non. Je suis, un observateur, attentif des choses qui m’entourent, et je découvre beaucoup de choses, sans les avoir vraiment cherchées ou réorganisées à l’avance. Je suis un observateur du quotidien, mais aussi de la Langue. Pour moi, le mot ne sert pas seulement à exprimer une idée. Le mot suggère l’idée. Le mot, pour moi, est une image. Par exemple, pour la naissance d’un conte, me vient une phrase comme : « Les parterres saccagés ». C’est une phrase de Borges. À ce moment, je vois des rosiers que des cavaliers sont en train de piétiner. C’est le début d’un conte. C’est une image, mais le mot a eu une résonance qui a fait naître un spectacle, une idée.
G.C. : Dans le même ordre d’idées, peut-on dire que, pour vous, un mot n’est plus une chose immédiate, mais une chose médiatisée par le biais du bagage culturel. Tel un papier qui cesse d’être un simple papier, mais va se charger de tout un contenu ?
Th.O. : Oui. Je me rappelle le cas d’un tout petit gamin à qui on avait donné un billet de cent francs et qui n’en faisait aucun cas.
Quand on lui posa la question : « Qu’est-ce que c’est que ça ? », il répondit : « Un papier ». Le fait que ce morceau de papier avait acquis une valeur monétaire, qu’il soit imprimé, ne l’atteignait pas, parce qu’il n’avait pas franchi le cap des valeurs matérielles et du côté « argent » du papier monnaie. C’était un problème de réception et d’information.
G.C. : Parlant de culture, il paraît, après une lecture intensive de vos écrits que vous êtes marqué par un certain monde, une certaine catégorie sociale, relativement privilégiée.
Th.O. : Oui, c’est un peu mon monde, et c’est en tout cas le monde de ma jeunesse. Mon père était avocat, j’ai étudié dans un bon collège jésuite, à Saint-Michel, c’étaient d’excellents éducateurs très sévères. J’ai fréquenté l’Université, ce qui n’était pas fréquent, à l’époque. C’est vous dire que je suis un privilégié, que je fais partie d’une tranche de la société – sans appartenir au milieu de la « galette », de l’argent, et des gros moyens – de gens qui n’ont cependant jamais connu les deux problèmes que je trouve majeurs : la faim et le froid.
G.C. : Au-delà des mécanismes de vos intrigues, ce sont les mœurs de ces gens-là que vous décrivez. Aussi celles du monde de l’art et des critiques d’art, que vous connaissez bien.
Th.O. : C’est ça aussi. Prenez la critique d’art, puisque vous en parlez.
Il y a, d’un côté, le monde des peintres, qui est un monde infiniment sympathique. Mais dans lequel il y a des personnages de qualité, d’un côté, et une bande de « cloches », qui ne feront jamais rien, de l’autre. Il y a bien sûr, aussi, le problème des mérites et des privilèges que confèrent les relations de famille et autres. Donc, il y a les artistes et il y a ceux qui vivent des artistes : les galeries et autres marchands d’art. Ce sont des professionnels spécialisés qui ont une clientèle elle aussi spécialisée et qui travaillent d’après des catalogues et des listes de clients. Il y a des gens qui s’imaginent qu’il suffit d’ouvrir un magasin et d’écrire, au-dessus de la porte : « Ici, galerie ». C’est faux. D’un autre côté, il y a l’acheteur, qui est, à la fois, le client et le collectionneur. C’est un grand mot, mais, à l’origine, c’est un personnage qui a une âme, et qui est aussi un mécène. Jadis, on « faisait » encore de la peinture sérieusement, on ne faisait pas des investissements. À ce moment, les gens riches étaient de vrais mécènes. À l’heure actuelle, on croit qu’acheter de la peinture, c’est investir. C’est une erreur, car c’est un jeu de hasard. Si un artiste a du talent à 25 ans, rien ne dit qu’il en aura encore à 40.
C’est tout un monde aux mœurs très particulières et très intéressantes.
G.C. : On a le sentiment que certains artistes véritables n’arrivent pas à vivre de leur art, tandis que des gens qui n’en sont pas y arrivent très bien. _ Th.O. : Le monde de l’art est terriblement compliqué. On n’est jamais à l’abri des combines. Si vous voulez bien analyser ce qui se passe, vous constaterez que les conservateurs de musées et les grands marchands sont de mèche. Ils peuvent décider que Monsieur Tartempion va devenir un grand peintre. À ce moment, un musée va lui consacrer une exposition, et tous les autres diront : « Tartempion, quel génie ! ». Et voilà Tartempion lancé ! Et cela fonctionne sur le plan international.
G.C. : Ne croyez-vous pas que, du côté de la littérature, c’est un peu la même chose ?
Th.O. : Ce n’est pas exclu. Il y a des éditeurs qui sont des spécialistes de la notoriété. Vous voyez des types dont on n’a jamais parlé, sortir brusquement de l’ombre et connaître un énorme succès. Mais c’est moins fréquent.
G.C. : On lance un romancier, comme on lance un chanteur, c’est-à-dire comme un produit ?
Th.O. : Comme on lance du Coca-cola.
G.C. : Ce n’est pas un peu triste, et même dangereux, pour l’art lui-même ?
Th.O. : Oui, mais tout est triste, là-dedans. On se rend bien compte qu’on vit dans un monde d’imposture.
G.C. : J’ai l’impression que vous venez d’une époque où, avoir un métier, industriel comme vous-même l’avez été, ça voulait dire quelque chose de sérieux, et que ce n’est plus vraiment le cas.
Th.O. : Ah ça oui ! J’ai été meunier pendant toute ma vie. J’ai fait des études de droit, mais je n’ai pas exercé comme avocat. En fait, j’ai dirigé une entreprise de meunerie : la Minoterie de Trois Fontaines à Vilvorde et j’y suis entré afin d’avoir une situation et de pouvoir me marier. Docteur en droit, ce n’est pas une situation, mais un titre. Alors, j’ai trouvé cette situation et j’ai prospéré. Cela m’a fait une belle carrière.
À cette époque, un directeur d’usine, on appelait ça un « usinier ». C’était un homme qui était dans son usine, qui voyait ses ouvriers, qui faisait, tous les jours, le tour de son usine. Parce que tout avait encore une dimension humaine. Maintenant, les entreprises sont devenues des monstres invisibles, anonymes, des enseignes, des réclames. Quand on vous dit « Assubel », ça ne vous dit rien. Mais quand on vous disait, dans le temps, « Moulin de 3 Fontaines », vous pensiez blé, farine, pain,…
G.C. : N’avez-vous pas l’impression que tout « s’anonymise », dans notre société, se dilue, comme un fantôme qui s’évapore ?
Th.O. : C’est pessimiste, mais je suis très pessimiste, sauf pour les choses de la vie de tous les jours. Ce qui me peine, par contre, ce sont tous ces malheureux qui souffrent du froid et de la faim. Mais c’est le fruit de la dégradation générale. La recherche scientifique, l’enseignement, le sport, tout est devenu combine.
G.C. : N’est-ce pas une raison supplémentaire pour en revenir à une morale de vie beaucoup plus stricte, en ce qui concerne les rapports humains ?
Th.O. : Il n’y a pas de doute ! Seulement, à l’heure actuelle, tout qui prêche l’ordre, est suspect. Si vous prêchez l’ordre, vous êtes d’extrême-droite !
G.C. : Ça, c’est une simplification que certains, qui vivent du désordre, voudraient bien imposer comme règle.
Th.O. : Et dont on abuse ! C’est extraordinaire, la façon dont on est envahi. Je ne veux pas paraître raciste, je suis sans préjugés. Mais je trouve que l’envahissement de l’Europe par tous ces gens qui arrivent de partout, a quelque chose d’inquiétant.
Si on m’avait offert de participer au pouvoir quand j’avais vingt ans, ça m’aurait fait plaisir de devenir un homme puissant. Maintenant, je n’en voudrais plus. Qu’est ce que vous voulez qu’un homme puisse encore faire, maintenant ? Qui peut encore prétendre mettre de l’ordre quelque part ? Ça ne fait que se dégrader de plus en plus. Prenez l’Enseignement dont on a fait (maintenant) un drame. Ce n’est là qu’une répétition générale. Une répétition pour faire trébucher la société.
Tout prépare une désagrégation. On voit des gens descendre dans la rue au nom de diverses motivations, des gens qui n’étaient pas faits pour s’unir sur ces revendications. Mais ils se sont unis pour tenter de faire échec à ce qu’on tente de faire d’eux. Je ne dis pas que ce qu’on veut faire est bien ou pas, mais qu’il n’y a plus de solutions.
G.C. : Ça ne doit pas vous inspirer, pour écrire.
Th.O. : Je trouve cela très triste.
G.C. : Après toutes ces considérations morales et philosophiques, je voudrais revenir un peu à nos moutons, soit Thomas Owen l’écrivain. Et à ce sujet, je souhaiterais connaître un peu mais vos méthodes de travail. Avez-vous, pour travailler, des heures, des jours, et des lieux fétiches ?
Th.O. : Non. Je travaille à toute heure du jour ou de la nuit, sans préjugés et sans préférence. Avant, je travaillais plutôt de nuit, maintenant, je me fais vieux et je préfère le jour.
Quant aux endroits, je travaille ici, à Bruxelles ou à la côte. Je travaille un peu partout, et dans la bonne humeur.
Au point de vue du matériel, je travaille avec un stylo à bille. Il ne faut pas se préoccuper de son remplissage, c’est très pratique. Je ne travaille d’ailleurs plus à la machine. Celle dont je connaissais le clavier est « morte ».
G.C. : Pas d’ordinateur ?
Th.O. : Oh non ! Ça me dépasse. G.C. : Est-ce que vous êtes du genre Balzac, à corriger sans arrêt ses épreuves, au point qu’il avait un tarif spécial pour le travail des linotypistes, chez ses éditeurs ?
Th.O. : Je réalise toujours trois versions. La première, manuscrite, directe. Puis, à partir de la seconde, je travaille avec mon dictionnaire, pour être sûr d’employer le terme propre et ça, ça n’avance pas vite. Puis une troisième et dernière pour éliminer les dernières fautes.
G.C. : Vous êtes-vous imposé un rythme de travail, un nombre de pages par jour ?
Th.O. : Pas vraiment, mais je cherche à me discipliner.
G.C. : Une dernière question, pour nos lecteurs indiscrets. Avez-vous un projet, roman, recueil de contes, ou autres, en route ?
Th.O. : Je voudrais écrire encore un roman, mais le temps passe ! J’espère aussi réunir assez de contes pour en faire un volume. Et j’ai des tas de notes où il y a pas mal de déchets et où il faudra mettre de l’ordre.
Avant de nous séparer, je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée, pour lutter pour l’émancipation de la femme. Il est impensable que la femme soit vouée à un sort aussi injuste. Quand je pense à son sort, dans le monde, je suis indigné. Même le Christ est né de la femme, ce qui prouve la grandeur de celle-ci. Il faut libérer la femme de ses servitudes. Même l’homme qui aide sa femme n’en fait pas trop. Que ce soit la paysanne, l’ouvrière, l’employée, la vendeuse de magasin, toutes ces femmes peinent toute la journée. Puis, le soir, il faut s’occuper de la maison, des gosses et puis encore coucher avec son mari ! Ça ne va pas ! Cette espèce de « mission admirable » de la mère, gardienne du foyer familial est un leurre qu’il faut dissiper. Ce sont des servantes, oui, pas des égales. Il faut prendre conscience qu’il n’y pas nécessairement de fatalité à cet asservissement. Voilà ce que je souhaitais proclamer mon attachement à la cause de la libération de la femme. Mais pour réussir, il faudra faire des progrès scientifiques tels qu’on pourrait, un jour, obliger les hommes à accoucher !
G.C. : Thomas OWEN, nous allons vous laisser, je vous remercie de nous avoir reçus et de nous avoir confié vos impressions et vos idées sur notre pauvre monde.
Les Éditions Lefrancq ont publié quatre volumes reprenant l’intégrale des œuvres de Thomas Owen.
Propos recueillis le 6 mai 1996.