Voix du feu (La)
Alan Moore est le scénariste de génie à l’origine de toute une série de bandes dessinées, souvent adaptées au cinéma, qui ont révolutionné le genre au cours des vingt dernières années. « Watchmen », « From Hell », « V pour Vendetta » : autant de jalons incontournables, que tout amateur du neuvième art qui se respecte se doit de posséder.
« La Volonté du Feu » est le premier roman de cet auteur. Mais s’agit-il réellement d’un roman ? Constitué de douze chapitres, qui sont autant de nouvelles susceptibles d’être lues séparément, ce livre doit son unité au fait que tous les récits qui le composent se déroulent à Northampton, dans le cœur de l’Angleterre. C’est là, en effet, que Moore réside depuis une dizaine d’années (c’était le cas, du moins, au moment de l’écriture de l’ouvrage, en 1995). Chaque histoire nous dépeint une période historique différente de la vie de la cité, de la préhistoire jusqu’à l’époque contemporaine. Outre cette unité de lieu, des ponts thématiques existent entre ces récits. Tout un enchevêtrement de thèmes, de symboles, de traces que l’on peut suivre au fil du compte à rebours qui nous mène inéluctablement jusqu’à ce dernier chapitre où Moore lui-même se met en scène, où il nous accompagne dans une visite guidée des artères du Northampton contemporain.
Tout commence en quatre mille avant Jésus Christ, à l’époque où les chasseurs-cueilleurs laissent progressivement la place aux cultivateurs sédentaires. Un simple d’esprit, rejeté par sa tribu, se lie d’amitié (voire davantage) pour une jolie jeune femme qui le prend sous son aile, qui lui apporte le réconfort que sa mère décédée n’est plus à même de lui donner. Mais les apparence sont parfois trompeuses…
Un saut de mille cinq cent ans nous amène ensuite au beau milieu d’une communauté qui voit s’éteindre son « homme-Hob », une sorte de sorcier à la recherche d’un successeur capable de porter comme lui l’intégralité de la vie du village tatouée sur sa peau…
Il est ensuite question d’un étrange individu, chasseur déguisé en oiseau, juché sur des échasses, ayant subi la disparition complète de son clan alors qu’il était sorti en quête de gibier…
En 290 après Jésus Christ, un fonctionnaire romain prend conscience, en mettant la main sur une fausse pièce de monnaie frappée à l’effigie de Dioclétien, du caractère factice de la puissance impériale, fondée sur un mensonge…
En 1064, une nonne participe à l’exhumation d’une entité monstrueuse tapie sous une église…
En 1100, un ancien Croisé fait construire une église ronde à Northampton, blasphématoire, tourmenté qu’il est par le souvenir de « Baphomet » (la divinité des Templiers) ramené du Proche Orient…
Plus tard, au début du XVIIème siècle, un crâne revient sur ce qui a mal tourné lors de la fameuse « Conspiration des Poudres » de Guy Fawkes, à laquelle il a eu le malheur de participer…
Huit ans plus tard, un Don Juan trop sûr de lui découvre tout à coup que sa proie du moment n’est pas forcément aussi docile qu’il l’avait imaginé…
Nouveau saut temporel, jusqu’en 1841, avec un narrateur dont la folie semble lui conférer certains dons inaccessibles au commun des mortels…
Enfin, après un crochet par l’année 1931, qui voit un amateur de chair féminine tenter tant bien que mal de concilier ses multiples relations « sentimentales », nous retrouvons finalement Alan Moore lui-même pour la conclusion de cette ballade à travers les âges.
Le feu occupe à chaque fois, dans ces récit, une place centrale : à la naissance de la civilisation telle que nous l’entendons, il sert également trop souvent à purifier la société d’éléments jugés indésirables (à l’aide de bûchers). Ce n’est donc pas un hasard si la dernière nouvelle gravite autour d’un escalier d’incendie, unique moyen d’échapper aux flammes en cas d’un embrasement catastrophique.
« La Voix du Feu » constitue un véritable tour de force narratif, tout à la fois linéaire et cyclique, brassant en une poignée de pages plusieurs millénaires d’Histoire, flirtant avec le fantastique à de nombreuses reprises, polyphonique dans son emploi à chaque fois renouvelé d’un style adapté à la maîtrise linguistique de chaque narrateur. Il s’agit véritablement là d’un chef-d’œuvre qu’il est impératif de lire, toujours passionnant, constamment imaginatif, d’une cohérence folle. Espérons que Moore saura donner un successeur digne de ce nom à cette magnifique entrée en matière – s’il parvient un jour à surpasser cette œuvre, il ne nous restera plus alors qu’à nous incliner humblement devant son talent sans bornes.
Alan Moore, La Voix du Feu, traduit de l’anglais par Patrick Marcel, 329 p., Calmann-Lévy