LEHMAN Serge 01

Auteur / Scénariste: 

Serge Lehman (alias Pascal Préjean) a la trentaine sereine et passionnée. Sa série F.A.U.S.T. rencontre un public de plus en plus nombreux et les professionnels de la S.-F. lui prédisent des lendemains fastes. Voici un aperçu de notre rencontre avec ce franc-tireur de la littérature de l’imaginaire, qui pratique avec un égal bonheur la fantasy, la S.-F., le fantastique et qui, non content d’être un des plus grands spécialistes de la nouvelle francophone (avec Jean-Claude Dunyach), est en passe de devenir un maître des feuilletons et des sagas romanesques, sur les traces d’un certain Ayerdhal.


G. Astic : L’actualité littéraire de Serge Lehman est vaste (L’ange des profondeurs [Martin Dirac 1] paru au Fleuve noir, nov. 1997 ; un roman pour les éditions Baleine ; un texte dans une anthologie chez Hachette Jeunesse, nov. 1997), mais elle est dominée par la préparation de L’Âge de chrome, le 4e volet de F.A.U.S.T. Peux-tu en dire quelques mots ?

S. Lehman : Le 4e F.A.U.S.T. est bien avancé. Il devrait sortir en février-mars 1998. Il sera énorme, un Bordage moyen ! Il aura la particularité d’assumer la nature finie des trois premiers F.A.U.S.T., c’est-à-dire de considérer que quelque chose s’est terminé à ce moment-là. On garde le personnage de Chan, mais il ne sera pas au centre du roman ; il sera même assez discret, quitte à ce qu’il revienne au premier plan plus tard dans la série.

J’avais vraiment envie de faire une petite rupture. Pour deux raisons : d’abord pour éviter le risque de répétition et, aussi, pour donner une dernière « chance » aux lecteurs qui ne connaissent pas la série d’entrer facilement dans cet univers sans avoir à lire les trois premiers épisodes.

G.A. : C’est un pari osé ! Comment les lecteurs de L’Âge de chrome pourront-ils faire l’économie de ce qui précède ?

S.L. : J’ai écrit le bouquin pour qu’il tienne debout tout seul. C’est un exercice risqué… c’est la dernière fois que je le fais dans la série : je remets en contexte le monde du Village, le monde du Veld, et celui de l’Instance ; c’est un numéro d’équilibriste parce qu’il faut le faire suffisamment clairement pour que les gens qui découvrent la série au niveau du 4 aient accès à cet univers de façon autonome, sans ennuyer ceux qui ont lu les trois premiers.

G.A. : Janvier 2096, Chan Coray réintègre le quartier général du Square à l’ultime fin de Tonnerre lointain. C’est un retour à la case départ ? Doit-on s’attendre encore à des rebondissements politico-techniques ?

S.L. : L’Âge de Chrome sera un polar. Les deux premiers volumes sont des thrillers, voire des techno-thrillers ; le troisième, c’est un roman d’introspection et de voyage. Le quatrième sera un roman policier : le moteur de l’histoire est une enquête criminelle sur un meurtre commis dans le Village et qui finit au fin fond du Veld, dans une hacienda. L’argument est que cette enquête va permettre de démonter le fonctionnement des haciendas qui n’a été qu’effleuré dans le troisième volume.


G.A. : Pourquoi le titre F.A.U.S.T. ? Quelle est la raison d’être de ce sigle ?

S.L. : Une partie de l’explication a été donnée dans le troisième volume puisque le sigle F.A.U.S.T., c’est le titre de la série Telmat qui détourne l’image de Chan sans qu’il le voie. Mais c’est la partie pour le tout. Pourquoi F.A.U.S.T. ? Parce que Chan vend son âme dans le premier volume. Ce sont mes réticences par rapport à l’exercice du pouvoir en général. Est-ce qu’on peut changer les choses de l’intérieur ? Est-ce que cela a vraiment un sens ?

Est-on condamné en entrant dans un système à en valider les valeurs essentielles alors qu’on y entre pour le changer ? En même temps, il est légitime qu’un système veuille survivre, veuille s’améliorer, se perfectionner et qu’il récupère l’énergie que mettent les gens à le détruire ou à le transformer pour s’améliorer.

G.A. : Ce qui frapppe dans ta saga, c’est la peur de la réversibilité : toutes les choses peuvent se retourner, même le Square. Le titre générique de F.A.U.S.T., le pacte diabolique qu’il implique, semble cristalliser cette peur…

S.L. : Absolument. « On dîne avec le Diable avec une très longue cuillère ». Ça, c’est la résonance mythologique de F.A.U.S.T. et c’est la question qui est pour l’instant au centre de ce que j’écris : peut-on exercer le pouvoir sans se compromettre ? Les points et le côté sigle étaient censés illustrer la mercantilisation des valeurs. On est dans une époque où on peut faire un film, on peut faire un produit dérivé avec la peur que les gens ont des produits dérivés. C’est une métaphore du monde de l’Instance. Ça ne va pas beaucoup plus loin… À l’origine, la série ne devait pas s’appeler F.A.U.S.T., elle devait s’appeler Chan Coray. C’est le Fleuve qui m’a dit « Attends, avec F.AU.S.T. avec des points, tu as un titre de série parfait. C’est frappant ». Et, effectivement, les gens ont bien retenu.

G.A. : La saga est donc née essentiellement d’un personnage ?

S.L. : Oui, d’un personnage et d’un nom. Le personnage est né quand j’étais en terminale, d’un cahier des charges un peu idiot : je voulais faire un James Bond prolétaire, un James Bond du pauvre. L’essence du personnage, qui est le côté adolescent révolté avec des problèmes de compromission face à l’exercice du pouvoir, n’a pas changé. Elle s’est élaborée avec la création du monde du Square, à partir de 1991-1992. Il y a deux trajectoires : une trajectoire de personnage, dont je savais en gros comment il était depuis quinze ans ; une écologie narrative qui, elle, est beaucoup plus récente et qui est bien plus le fruit de mon intérêt pour la citoyenneté, pour les choses de la politique.

G.A. : Tu inscris ton roman de SF dans un futur plutôt proche et tu choisis une fin de siècle. La limite de siècle veut dire pour toi quelque chose ou pas ?

S.L. : C’est essentiellement symbolique. F.A.U.S.T. raconte l’histoire d’un basculement : comment une société, la nôtre héritée de 89, qui définit le rôle de l’individu par la citoyenneté et donc, la place que les institutions lui confèrent dans un système social – quel que soit le pays dans lequel on vit d’ailleurs – prend fin et fait place à une société entièrement neuve, fondée sur l’idée de propriété, où le peuple des haciendas – on le verra au fil des volumes – n’est plus citoyen mais associé. La nouvelle doctrine de la place de l’individu dans un groupe social, c’est l’association, pas la citoyenneté. On est propriétaire des parts de l’ensemble géopolitique dans lequel on vit et on parle en fonction de son quota de propriétés. L’honnêteté intellectuelle que j’espère avoir, c’est de ne pas juger. J’étudie ce phénomène-là comme étrange, effrayant, intéressant.
F.A.U.S.T. raconte donc la fin d’une civilisation, le début d’une autre. J’ai trouvé qu’utiliser la fin d’un siècle était un bon moyen de matérialiser symboliquement le passage ou le basculement d’un état à un autre. Enfin, à l’origine, F.A.U.S.T. devait paraître en 1995 – il est paru avec un an de retard – et je m’étais dit « symboliquement, je vais prendre cent ans pile ! ». Du coup, on s’est retrouvé avec 99 ans…

G.A. : Tu évoques une des ramifications de la série. Elles sont nombreuses : politique, historique, éthique, etc. Sans compter les enjeux modernes : la mondialisation (le ‘village global’ de McLuhan), la réalité virtuelle, les manipulations génétiques. On a l’impression que tu réinvestis la masse d’informations, de savoirs propres à ta formation, à tes lectures tous azimuts, à ta collaboration à Ciel et Espace, comme si ta saga était une sorte de bilan…

S.L. : C’est clair. Il y a un aspect bilan. De ma pratique d’écrivain : que suis-je capable de faire ? Suis-je capable d’écrire un thriller avec des aspects technologiques assez pointus, avec des aspects politiques qui ne soient pas naïfs, avec une vue à la fois historique et géopolitique du monde qui soit au moins informée et peut-être même intéressante ? Il y avait ce côté défi, c’est sûr, en lançant l’écriture.

Je suis déjà un vieux lecteur de S.-F. J’ai 33 ans, mais j’en lis depuis dix ans. Je crois que j’ai des valeurs littéraires assez anciennes. Mes projets littéraires jusqu’ici se sont beaucoup définis par rapport à des livres anciens, des années soixante-dix, mais pas des livres de ’90. J’ai l’impression que la modernité des auteurs anglo-saxons d’aujourd’hui, des gens comme Egan, Baxter, MacAuley, m’est totalement hors de portée. Ça va bien au-delà de ce que je peux faire, dans l’aisance technologique, dans le jeu des possibles. Je suis très loin de franchir ce pas…

G.A. : En as-tu vraiment envie ?

S.L. : Oui, oui. J’aimerais. Je souffre de ne pas pouvoir me dire, et dire par mes livres, que je suis un auteur aussi moderne que ces auteurs que j’admire. D’autre part, dans tout ce que j’ai écrit, il y a toujours eu la certitude que je devais recycler moi-même l’histoire de la S.-F. à usage interne, pour pouvoir aller plus loin. Je ne suis pas un auteur spontané. Je suis un auteur qui théorise beaucoup ce qu’il écrit, qui essaye de savoir quelle place ça aura dans l’histoire du genre.

Le côté ‘bilan’, consiste à pratiquement écrire ce qu’aurait écrit Brunner aujourd’hui s’il avait voulu refaire un autre de ses romans dans la série des grands romans géopolitiques et prévisionnistes de L’Orbite déchiquetée, Zanzibar. Tout comme avant, mes premiers romans, c’était l’envie de faire du space opera classique, parce que je pensais qu’il fallait passer par là pour aller plus loin. L’espion de l’étrange [Fleuve Noir, coll. ‘Anticipation’, 1991, sous le pseudonyme de Karel Dekk], c’était une tentative d’appropriation du mystère du territoire américain sur le territoire français, pour voir si on pouvait le faire. Le Haut-Lieu [Fleuve Noir, coll. ‘Frayeur’, 1995], c’était essayer de faire un roman fantastique classique. Bref, il y a un côté passéiste. Certains critiques m’ont reproché, à juste titre, de ne pas avoir d’idées neuves, c’est vrai. Sur F.A.U.S.T. y compris, il y a un aspect récapitulatif systématique. Maintenant, je m’efforce que ce côté récapitulatif soit informé.

G.A. : Au regard de tes rapports aux connaissances, aux œuvres qui précèdent, accepterais-tu l’étiquette d’humaniste ?

S.L. : C’est compliqué. Il n’y a pas d’étiquette qualificative objective. Dire de quelqu’un qu’il est un humaniste peut, suivant la façon dont c’est écrit, présenté ou reçu – puisqu’il y a une esthétique de la réception – renvoyer à l’image d’un auteur soucieux de ses personnages, d’un auteur soucieux de ses valeurs ou d’un auteur simplement ‘gnangnan’, rabâchant un message.

Je ne suis pas spécialement un pacifiste. Je crois aux vertus de la diplomatie, on l’a bien senti dans F.A.U.S.T. Il n’y a pas de consensus, il y a des accords négociés, les rapports historiques sont des rapports de force, l’ennemi n’est jamais une ordure finie, il a ses propres valeurs à défendre. Je suis historien de formation ; je crois que l’Histoire est une série d’équilibres qui se succèdent, qui changent ; quelqu’un devient plus fort, il prend un peu de pouvoir, on le lui reprend ou non, les autres gèrent la situation pendant un certain temps, puis ils reprennent l’avantage. C’est comme cela que l’Histoire se fait, à l’échelle des grands ensembles géopolitiques. J’ai essayé de donner dans F.A.U.S.T. une vision de l’Histoire et du pouvoir qui ne soit pas une vision naïve, adolescente. Le défi étant que, dedans, il y a un personnage qui, lui, est naïf et adolescent et qui doit apprendre à accepter cette réalité sous peine de schizophrénie et, surtout, sous peine de ne pas être utile. Refuser cette idée du compromis, de l’analyse de l’Histoire comme n’étant jamais des victoires tranchées, mais des victoires provisoires, c’est se condamner à l’inutilité ; se condamner à être enfermé dans le groupe des extrêmes, le groupe des terroristes. Les héros dans Les Défenseurs sont tous des anciens terroristes, à divers titres. Ils sont engagés par le Square, parce qu’il est intéressé par leur colère, mais aussi par leur expertise de la clandestinité, de l’action violente et, en même temps, on leur demande de renoncer à cette culture et d’accepter de la mettre au service d’objectifs diplomatico-politiques. C’est vraiment cela la dynamique des trois premiers volumes de F.A.U.S.T., une problématique qui me passionne.

G.A. : Une chose fait de ta saga une œuvre humaniste, c’est la part des dialogues…

S.L. : C’est sûr. C’est une saga de personnages. C’est mon premier travail vraiment sur des personnages réels. Il est vrai que dans Les Défenseurs l’enjeu essentiel du roman, c’est : est-ce que ces jeunes gens enfermés, en proie à une crise morale et à des douleurs physiques terribles, vont arriver à faire sauter la barrière de l’animalité et à communiquer vraiment ? D’une certaine manière, c’est d’ailleurs ce que j’avais essayé de faire dans Le Haut-Lieu : ces deux personnages doivent absolument se parler, sortir de leurs rôles sociaux définis par avance – le jeune peintre riche et l’employée d’une agence immobilière. S’ils ne vont pas au cœur de leur nature profonde, ils vont être écrasés par ce phénomène, ces espaces qui se solidifient. C’est une métaphore très efficace, je trouve : parlez, parlez, avant que ce truc ne vous écrase !
Effectivement, c’est une saga en partie centrée sur la difficulté de communiquer et sur le fait que les circonstances extrêmes peuvent exercer une pression sur les individus qui les force à se dépouiller de leurs identités sociales.

G.A. : Dernière question sur F.A.U.S.T. Tu as une idée du nombre de volumes que tu lui consacreras ?

S.L. : En gros, la saga fera entre quinze et vingt volumes. Ça exigera encore 5 ou 6 ans. J’ai pris une décision il y a quelques mois. Quand tu parcours les trois premiers volumes, ils racontent une année. Or, l’histoire de F.A.U.S.T. se passe en vingt ans à peu près. Si je m’en tiens à ce rythme, je vais devoir raconter cela en 60 volumes, ce qui n’est pas envisageable. Je vais être obligé de faire des ellipses dans la série. Je peux faire un roman qui se passe cinq ans plus tard, mais j’ai l’impression de frustrer le lecteur de l’évolution du monde. Si je fais des sauts chronologiques trop importants, en réabordant un nouveau volume, je vais être obligé d’entrer dans une démarche de récapitulation. La technique que j’ai mise au point consiste à scander la série tous les quatre, cinq volumes – en l’occurrence, ce sera le volume V – d’un recueil de nouvelles qui se passent dans cet univers. Sans doute des novellas – quatre novellas de cent pages chacune. Ces novellas permettent d’aller vite, de montrer les transformations de cet univers pour attaquer ensuite une nouvelle période.

G.A. : Pourquoi un tel esprit de roman-feuilleton ?

S.L. : J’aime le feuilleton. Une des choses dont je rêve vraiment, ce serait de faire un feuilleton Librio par exemple, comme King. J’adorerais aussi faire un feuilleton dans la presse à raison de quelques feuillets chaque jour ou d’un bon paquet de feuillets par semaine dans un supplément du samedi. J’ai tellement aimé lire des feuilletons et j’ai tellement été frustré de ne pas en trouver quand je suis devenu lecteur de presse…

Je suis un feuilletonniste, oui. Maintenant, c’est aussi quelque chose qui a des limites. C’est un genre, il fallait que j’en passe par là ; il fallait que je développe un jour un grand univers. Une fois que F.A.U.S.T. sera terminé, j’aurai fait un livre-univers et puis on verra après.

Tu sais, tout ce que j’écris est interconnecté. C’est un ensemble qui a maintenant pour titre provisoire ou définitif Le Livre des ombres. Il va compter cinquante romans et cent cinquante nouvelles. Mon modèle, c’est Cordwainer Smith [Les Seigneurs de l’instrumentalité]. Le thème de l’instrumentalité était tellement fort qu’il s’est retrouvé en train de le décliner de façon naturelle. Je n’ai pas son talent ni un imaginaire aussi riche et aussi particulier, mais j’avais envie, quand j’ai commencé à écrire, d’être l’auteur français qui allait faire la chose la plus vaste. Alors, depuis, Bordage m’a bien compliqué les choses, Ayerdhal également, Wagner a un univers qui lui aussi est très vaste ! Il n’empêche que je raconte quelque chose qui commence juste après le Big Bang et qui se termine quelques milliers d’années après l’époque où on est aujourd’hui.

G.A. : Un des projets en cours, c’est une anthologie de nouvelles dont Fleuve Noir t’a confié l’édition. Qui sont les auteurs ? Te positionnes-tu forcément ou pas du tout par rapport à l’anthologie d’Ayerdhal, Genèses ?

S.L. : On est forcément obligé de se positionner par rapport au travail d’Ayerdhal. D’abord, parce que c’était la première anthologie professionnelle française depuis pas mal de temps et puis la première chez J’ai Lu. Et, d’une manière ou d’une autre, incomplète forcément, puisqu’il n’y avait que neuf textes contemporains, plus celui de Carsac. Elle ne pouvait pas rendre justice à tous les auteurs qui ont beaucoup travaillé ces dernières années pour redonner à la S.-F. en France ses lettres de noblesse.

Pour les auteurs, il y a Ayerdhal, Jean-Claude Dunyach, Richard Canal, Trudel, Yves Ménard, un autre Québécois (publié aux États-Unis), Sylvie Denis, Jean-Jacques N’Guyen, Thomas Day (« L’erreur », qui finit le volume), Laurent Genefort (aussi bien que du Bruce Sterling), Wagner, [pas de texte de Lehman]… Une anthologie d’un million cent mille signes ! La publication est prévue pour mars 1998.

La préface est un peu plus longue que celle d’Ayerdhal. On est dans une période où on a besoin de donner au public non spécialisé et à la presse de plus en plus désireuse d’avoir une information sur la science-fiction, des petits vade-mecum ; de leur dire : voilà où on en est, voilà comment on en est arrivé là. On a la chance d’avoir un support qui va être tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, qui va avoir – parce qu’il y a F.A.U.S.T. – un public un petit peu hors-genre. En une vingtaine de pages, je vais expliquer ce qu’est la S.-F., pourquoi la forme courte est si importante en science-fiction, pourquoi elle a tant de mal en France. Et puis, à la fin du volume, je donnerai un appendice qui renverra nomément aux revues, avec leurs coordonnées.


G.A. : Dans Ozone n° 6 (juillet-septembre 1997, p. 26), tu parles de la nouvelle comme d’une « merveilleuse machine littéraire »…

S.L. : Je suis bien plus un novelliste qu’un romancier. Nous n’avons pas dans notre littérature de grands ancêtres nouvellistes, sauf Maupassant. La tendance dans le milieu scolaire, : il s’agit plutôt de faire étudier des morceaux de romans et on se retrouve avec une image de la légitimité littéraire qui est bien plus celle du roman. Dans la S.-F. américaine, les grands ancêtres sont Poe, Lovecraft, Wells, qui écrivait non pas des romans mais des novellas ; à partir de 1926 et des revues, ce ne sont pratiquement que des auteurs de nouvelles qui publient. Le phénomène du roman de S.-F. américain n’arrive qu’à partir des années quarante.
Nous, ce n’est pas du tout notre culture. Nos grands ancêtres sont Jules Verne, Rosny-Aîné, Barjavel, Maurice Renard. L’essentiel de leurs œuvres, ce pour quoi ils sont connus aujourd’hui, ce sont des romans. Le seul qui n’a pas joué ce jeu-là, c’est Jean Ray, mais il occupe une place à part. Ça continue : les auteurs les plus populaires actuellement sont Werber, Dantec, Ayerdhal, Bordage, ce sont tous des auteurs de romans. Je suis un peu le seul qui, réellement, ait prêté autant d’attention à la nouvelle, mais c’était par incapacité à écrire des romans. J’ai percé avec F.A.U.S.T., je n’ai pas percé avec mes nouvelles, même si elles m’ont permis de me faire connaître dans le milieu des éditeurs.

Je suis un militant de la forme courte, pas seulement parce qu’il faut faire comme les Américains. Mais aussi, parce que je pense que, sans des novellistes forts, le genre n’avance pas. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, les auteurs qui font bouger le genre dans le monde anglo-saxon, sont MacAuley, Greg Egan, Baxter, Reed, Dan Simmons. Ce sont tous des immenses novellistes.

G.A. : À ce propos, j’ai été frappé par la proximité de ton texte « L’inversion de Polyphème » avec une nouvelle de Dan Simmons, « La mort du Centaure » (Galaxies, n° 2, automne 1996). Cet auteur compte-t-il pour toi ?

S.L. : C’est quelqu’un qui compte beaucoup. D’abord j’éprouve un mélange d’attirance et de répulsion à son égard. Très peu de textes de Dan Simmons me laissent indifférents. C’est le cas par exemple de son recueil de novellas, L’Amour, la Mort, que j’ai lu cet été. Mais, il y a un fond idéologique que je trouve souvent suspect. Dan Simmons a – cela explique aussi la puissance de son art – une fascination pour la violence qui va souvent trop loin. Ta comparaison ne me surprend pas parce que c’est vrai que ce sont deux textes sur l’enfance, sur le pouvoir de la lecture, de l’imagination, de la création d’univers partagés à plusieurs. « L’inversion de Polyphème » a en fait une nouvelle phare en point de mire : « The Body/Le Corps » de Stephen King [Différentes saisons].
Je suis un grand admirateur de King. J’ai voulu faire mon « Stand by me » à moi. La nouvelle de King est universelle : elle raconte un passage à l’âge adulte, l’acceptation de la mort.

G.A. : Tu es un écrivain, certes, mais aussi et d’abord un lecteur…

S.L. : Exactement. C’est également ma limite. C’est une mini-crise, la période que je traverse depuis quelques mois. J’écris depuis toujours pour une raison qui est probablement une mauvaise raison, qui est l’idée théorique mais réelle qu’un jour on peut avoir tout lu et n’avoir plus rien à lire. C’est pour ça que j’ai commencé à écrire quand j’avais dix, onze ans. J’avais découvert les romans de S.-F., mais il y en avait finalement assez peu à la bibliothèque municipale, je ne connaissais pas les éditeurs et j’ai très vite eu peur d’être arrivé au bout de ce qu’il y avait de disponible. Le commencement en écriture c’est ça : assurons-nous que ce plaisir est éternel ; écrivons, écrivons, écrivons, il y aura toujours ces histoires-là à lire. En fait, c’est un plaisir forcément frustré, puisqu’on ne peut jamais se mettre dans la situation d’un lecteur qui oublie ce qu’il a écrit. J’écris forcément pour une mauvaise raison : j’écris pour lire des textes que je ne peux pas lire !

Dans cette perspective, tout texte est une imitation chez moi. Il n’y a pas de texte réellement fondé sur un projet original.

G.A. : Pourquoi le regretter ? Tu le rappelais dans une interview :« Il n’existe pas de texte pur », et ce n’est pas forcément un mal…

S.L. : C’est vrai. Je le crois. Mais, en même temps, je pense qu’il faut essayer d’en faire. Alors, le seul texte que je considère vraiment comme important pour moi, c’est « Nulle part à Liverion ». C’est le seul texte qui peut-être va rester. Les autres ne resteront pas, parce que ce sont des textes, romans et nouvelles, qui sont trop inscrits dans une envie de continuer à lire des choses anciennes.« La Sidération » a été écrite parce que j’ai adoré une nouvelle de Bruce Sterling. « L’inversion de Polyphème », c’est pour rendre hommage à « The Body ». « L’espion de l’étrange », c’était parce que j’avais envie de créer quelque chose comme un « Twilight Zone » français. Et ainsi de suite. Derrière chacun de mes textes publiés, il y a un autre texte miroir. Je ne crois pas que ce soit un projet littéraire autonome. Il faut que je change mon fusil d’épaule ; il faut que j’arrive à construire des romans et des nouvelles sur un projet personnel qui ne soit pas simplement un désir d’imiter, de faire mieux, de faire aussi bien, ou de retrouver un plaisir de lecture donné par quelqu’un d’autre.

Donc, je suis dans cette période-là où je dois assurer la transition. C’est pour cela que Tonnerre lointain est si étrange. C’est quelque chose que je n’ai jamais lu. En ce sens, je ne suis pas étonné qu’il ait déconcerté tant de lecteurs.


G.A. : Le visuel (cinéma, T.V., et autres) t’influence-t-il beaucoup ?

S.L. : Je considère que c’est une des déclinaisons de notre univers de référence, qui est l’univers de la S.-F. Les créations visuelles de mondes sont, pour l’imaginaire moderne, plus importantes en raison du nombre de gens qui les ont vues, pour qui ça sert de référence plus tard. C’est plus important « X-Files » que Dan Simmons, dans la réception que le grand public va avoir de la science-fiction. Hélas ou pas : ça, c’est une autre affaire.

Maintenant, comme tu l’as bien dit, je suis un lecteur-écrivain, je ne suis pas un spectateur-écrivain. Chacun a son point de départ. Quelqu’un comme Brussolo ne part pas de la fiction pour écrire ; il parle de ses fantasmes intérieures, de l’œuvre qu’il porte déjà en lui. Chacun trouve l’énergie d’écrire où il peut. Moi, ça a vraiment été la littérature et l’écrit.

G.A. : La littérature reste-t-elle un engagement pour toi ?

S.L. : ‘Engagement’ est un mot compliqué. Très peu de livres ont changé l’histoire du monde. On peut faire les livres les mieux construits, les romans les plus touchants, au service des causes les plus justement défendues, on changera la mentalité de moins de personnes que la plus conne des émissions de télé. Ça relativise l’engagement. Cela dit, choisir d’écrire plutôt que de simplement continuer à consommer de la fiction et, de nos jours, pour quelqu’un qui a des conditions de vie normales, on peut passer sa vie dans la fiction, sans jamais avoir besoin d’écrire, de mettre en œuvre son propre imaginaire… face à l’imaginaire d’auteurs tellement meilleurs et toujours à disponibilité.

Ne pas décider d’être un simple consommateur de fictions mais aussi d’être un producteur de fictions, est probablement un engagement. C’est le refus d’être un simple consommateur et dire ‘mon imaginaire vaut celui des autres’. J’ai du mal à aller au-delà de cette définition de l’engagement pour la littérature. Encore une fois, je suis pessimiste sur le pouvoir qu’a un livre de déplacer les mentalités ou de les changer. Je pense, par contre, qu’une littérature considérée comme une entité collective – comme la S.-F – déplace les choses. La S.-F. prise dans son ensemble (la télévision, le cinéma, la littérature, la B.D., les jeux, l’image) a changé le XXe siècle, c’est évident. En cela, j’ai conscience d’être un rouage d’un mouvement littéraire, philosophique, social important.

G.A. : Dans le n° 42 de Phénix (août 1997, p. 202), Baudou parle de toi comme « L’Intellectuel de la S.-F. française »…

S.L. : J’ai des devanciers prestigieux : Jacques Goimard, Gérard Klein. Je ne suis pas ce qu’on peut appeler un intellectuel. Ma formation s’est arrêtée à l’Université au niveau de la maîtrise. J’ai une bonne culture générale dans plusieurs domaines, qui me permet de lire éventuellement un essai de Gérard Genette ou Paul Ricœur sur le temps dans la fiction. Il est vrai que je ne détache pas l’écriture de la fiction de la théorie de la fiction… c’est une démarche intellectuelle. Klein et Goimard sont de vrais intellectuels de formation ; moi, je me suis arrêté à mi-course. Il faudra surveiller Laurent Genefort qui, lui, fait une thèse de littérature. Il aura sans doute les instruments théoriques et littéraires qui permettront peut-être de dire des choses importantes.

G.A. : Serge Lehman du Haut-Lieu, Serge Lehman fantastique, c’est à l’occasion, comme ça en passant ? Ou cela pourrait devenir un aspect fort de ta création ?

S.L. : Le fantastique est pour moi aussi important que la S.-F.


G.A. : Pourquoi alors en écrire aussi peu ?

S.L. : Je suis plus un calculateur qu’un intuitif. L’appropriation du langage de la science-fiction se prête mieux au calcul que celui du fantastique. La seule fois où je l’ai fait, c’est Le Haut-Lieu. Ça a marché. Mais les critiques ont très bien vu l’aspect calcul. Si mes souvenirs sont bons, Curval dans Le Magazine littéraire a dit : « C’est un roman fantastique rationnel ». Il y a une hypothèse qui n’est pas saisissante, mais théorique. Le monde rétrécit, c’est presque une hypothèse de S.-F.

G.A. : Quels sont selon toi les points de convergence, les passages, entre la S.-F. et le fantastique ?

S.L. : L’année prochaine à la Convention, je donnerai une conférence, qui sera à la fois une conférence réelle et une provocation, qui s’appelle « Pour une définition statistique de la science-fictio »n. J’essaie de montrer qu’une œuvre de S.-F. peut se réduire à un cahier des charges en deux temps. On peut définir toute œuvre de S.-F. avec de grands raffinements pour séparer les sous-genres internes, avec un grand luxe de précisions. Avec une première vague de questions qui est : ‘Où et quand ça se passe ?’ Et une deuxième vague de questions qui est la nature de l’hypothèse romanesque de l’auteur. Si on fait un arbre qui combine les différentes valeurs de réponses à ces questions, on arrive à une trentaine de catégories qui définissent tous les sous-genres de la S.-F. Et pourtant, vous pouvez très bien remonter l’arbre et arriver à la catégorie ‘hard science’ et faire derrière une opération d’écriture qui transforme le genre en roman fantastique. Donc, la définition est à la fois nécessaire et presque suffisante pour une définition statistique de la S.-F., et en même temps, par le jeu d’une opération d’écriture, on peut quasiment faire basculer un texte défini comme un texte de ‘hard science’ dans le fantastique. Parce que, au fond, entre le cahier des charges théorique d’un texte – mis en place théoriquement ou intuitivement par l’auteur – et la mise en écriture, il y a une opération supplémentaire qui se produit, qui s’appelle la littérature. L’écran littéraire entre le fond du texte et le lecteur a sa propre autonomie.

S’il suffit de trois mots pour transformer un texte de SF. en un texte fantastique, c’est que la différence n’est pas bien grande. En même temps, ces trois mots mettent en place un processus littéraire d’une grande complexité, qui est la création d’un monde derrière, ce monde renvoyant à quelque chose de rationnel ou d’irrationnel.

Je ne décide pas de mes amours : en tant que lecteur, j’aime autant la S.-F. que le fantastique. J’aime Stephen King, j’adore Peter Straub. Le fantastique pourrait tout à fait devenir quelque chose de dominant chez moi. Pour être clair, tout le monde de Noirville [ Le Livre des Ombres dans La Sidération], le monde de « L’inversion de Polyphème », le monde de « L’espion de l’étrang »e, j’ai prévu une vingtaine de nouvelles et une dizaine de romans purement fantastiques sur le sujet.

Entretien recueilli le samedi 11 octobre 1997, au Cyber-Fiction, Cannes 1997.

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