Sens interdit
Titre sybillin et pourtant parfaitement choisi pour ce roman qui repose sur une idée plutôt originale. Une terrible épidémie à la fin de la Première Guerre mondiale a fait 100.000 morts. Les survivants se sont découverts un odorat modifié, chacun ne pouvant plus sentir qu’un genre d’odeur : animale, végétale, minérale, etc. L’Humanité est dès lors divisée en castes, d’après l’odorat. Tous sont dès leur deuxième année ’testés’ et hiérarchisés. Tout cela est mis sur place par l’Ordre des Flagellants, puissante secte dissidente de l’Eglise, et qui domine le monde. Monde uchronique divisé en cinq maxi-états : l’Union russe souveraine, les Etats-Unis des Deux Amériques, le Commonwealth britannique, l’Empire de Chine et d’Asie-Est, et la Confédération française.
C’est dans cet univers nouveau que nous suivons la trajectoire de Mathis, jeune blanc de la Tanzanie française. Car Mathis, orphelin recueilli, possède une particularité remarquable : il est un Odorant Absolu, il sent toutes les odeurs ! Jeune homme ordinaire parmi les mutants (cfr Je suis une légende de Matheson), il excite bien sûr la fureur des Flagellants, dont le pouvoir repose sur le maintien de la situation. Toute allusion à certains systèmes politiques actuels est évidemment... sensible. Poursuivi et menacé de mort, Mathis ne peut que s’exclamer : « Si je comprends bien, je suis un médicament sur pied ! ». Car en effet, ses parents avaient découvert une plante africaine pouvant restituer l’odorat total. Plante devenant l’enjeu d’une course-poursuite par laquelle se termine le roman de manière échevelée, mais perdant de son impact en sacrifiant trop à l’aventure pure.
Reste que l’ouvrage est bien écrit, comporte des scènes puissantes (la procession des Flagellants) ou impressionnantes (le monde des bas-fonds dans lequel Mathis se réfugie un moment) malgré certaines ficelles : il suffit que les héros soient heureux cinq minutes qu’un nouveau malheur fonde sur eux. C’est de bonne guerre dans un roman jeunesse, mais lasse un peu après une entrée en matière si remarquable. En outre, le caractère uchronique du monde créé n’est pas exploité. Cette valse-hésitation entre deux genres m’empêche de saluer un chef-d’oeuvre, tout en signalant un excellent roman divertissant. Mais il aurait pu être bien plus que cela.
Alain GROUSSET et Danielle MARTINIGOL, Sens interdit, Flammarion coll. « Ukronie », Paris 2010, ill. Couv. de Benjamin Carré, 325 p., 15 €