Frankenstein ou le Prométhée moderne

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D’introduction en préface et de préface en narration, c’est par antichambres qu’on pénètre dans le vif du sujet – ou plutôt le moribond... voire le putride avancé. A l’heure du billet express sur FB, de la minute des journaux et de l’immédiateté du tweet, le rythme auquel s’opère l’entrée en matière a de quoi faire sourire, ou agacer. Mais, comme on connaît déjà l’histoire, autant s’y abandonner en jouant le jeu d’un voyage dans le temps, autre dada de la SF après le mythe du savant fou, avec le très zen lâcher-prise prôné par notre époque new age en réponse à l’impatience consumériste et à l’instantané numérique. Lenteur, descriptions, envolées lyriques de style victorien, histoires dans l’histoire, relayées par une narration dans la narration, etc. sont en effet les caractéristiques formelles, désuètes à souhait, de ce bon vieux Frankenstein tel qu’il est sorti de l’imagination fantastique de son auteur. Car voici le livre initial paru en 1818, dont on connaît ordinairement surtout les spectaculaires adaptations cinématographiques, la dernière en date étant ces jours-ci à l’affiche.

Pour le lecteur de 2015 qui défie les effets secondaires du jetlag stylistique, la vague du fond plonge plus loin encore dans le passé, jusqu’aux origines de la littérature de science-fiction, et donc à ses mythes fondamentaux : il y est question de savoir à proprement parler comment la science peut donner vie à la fiction, et d’abord la fiction la plus éloignée qui soit du réalisme en apparence, tant qu’à faire, le fantastique. Mais on a toujours le fantastique qu’on mérite : au siècle de Darwin, l’imaginaire romanesque se divertit donc à décrire les artifices par lesquels le rêve de fabriquer du vivant pourrait devenir réalité, avec toutes les conséquences affreuses qu’on peut aisément prêter à une transgression aussi inconsidérée.

Qu’on nous permette à ce propos peut-être accessoire, une réserve d’ordre historique à l’attention des puristes : ceux qui affirment identifier là le premier ouvrage de science-fiction, escamotent l’événement que constitua le Songe lunaire de Johannes Képler, paru au XVIIe siècle, entre autres petits textes absolument savoureux encore antérieurs, et d’une lecture émouvante à s’offrir en bibliothèque, aux rayons des archives. Quoi qu’il en soit, le présent roman a force d’événement littéraire dans l’histoire de la science-fiction et on ne saurait trop vous encourager à en juger par vous-même.

L’exercice est d’ailleurs plaisant et divertissant, non seulement en ce qu’il nous frotte à une plume exigeante qui savait distiller le suspense fantastique, mais aussi parce qu’il nous introduit aux préoccupations contemporaines de son auteur. A ce titre, on trouvera remarquables l’innocence de la créature, incapable de tuer une mouche bien que physiquement équipée pour « déchirer une antilope tel le lion », son émerveillement bon enfant devant le bucolique changement des saisons ou la fée électricité, sa méchanceté, évidemment secondaire – n’en déplaise au non-encore né Docteur Freud – et qu’il ne peut décemment contenir suite au dépit bien légitime que lui inspire un genre humain aux « lois sanguinaires », poussant l’outrage jusqu’à lui refuser la plus chrétienne des affections. Bref, il faut s’attendre à se prendre de compassion pour un monstre qui, pour être l’agrégat mécanique grossièrement articulé de pièces de cadavres dépecés par un scalpel prométhéen, goûte la poésie de Milton ou les Souffrances du jeune Werther dans le texte, et n’aspire qu’à couler des jours heureux auprès d’une dulcinée à son image. Et s’il réclame cette dernière de ses vœux éplorés, ce n’est pas sous l’emprise de pulsions bestiales dont il ignore – faut-il le dire ?– la sordide industrie, mais pour que vienne tromper sa tragique solitude, la nouvelle Ève devant sortir, sinon de sa côte, des viscères exsangues d’une bonne dizaine de macchabées dormant du sommeil du juste à la morgue du quartier.

Après tout, il lui doit bien ça, ce fieffé créateur qui l’a lâchement abandonné et déchu – par où la démarche prend accessoirement aussi des allures de bouderie aigrie à l’encontre du grand horloger. Nul doute ne subsiste : à travers l’aversion-répulsion que nourrit la créature envers son créateur, et vice-versa, c’est bien des contradictions de l’humanité qu’il s’agit, à la fois repentante de travers honteux pour lesquels elle désespère l’absolution et convoquant, à toutes fins utiles, Dieu à la barre des premiers responsables du chaos que des plaisantins s’ingénient à lui imputer.

Le savant fou, quant à lui, brouille les « futurs » clichés du fantastique classique relayé par les productions de série B, en arborant un côté dandy auquel on donnerait le bon Dieu sans confession, incarnant le gendre parfait attaché aux valeurs familiales puritaines et propre sur lui quand il officie dans son labo diabolique. Bref, le psychopathe insoupçonné en compagnie duquel on se voit bien au coin du feu, qu’il aura pris civilement soin d’allumer pour réchauffer nos petits petons gelés de Bridget Jones, boire un doigt follement exotique de Sherry et réciter du Shelley. Du Shelley..., bien sûr, puisque le poète célèbre était le mari de notre romancière fantasque. Car c’est à une jeune mariée désœuvrée par un certain été pluvieux qu’on doit Frankenstein, fruit machiavélique d’un jeu anodin entre quatre potaches scribouillards en manque de distraction, car repliés dans leurs appartements par la force des éléments et avant l’invention du téléviseur. Par où l’on voit à quels extrêmes la compagnie de grands esprits peut mener la virginale jeunesse, direz-vous ? Que nenni, le talent féminin dépassera, haut la main et avec la modestie bien élevée qui l’honore, les œuvres de certains Lord Byron et autres Shelley en perversité romanesque. N’associe-t-on pas la science-fiction à l’anticipation ? Sans doute l’équation ne vaut-elle pas seulement pour la fabrique du vivant en éprouvettes ou les missions sur Mars : le « papa » du très populaire Frankenstein passé à la postérité était... une maman.

Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, traduction d’Alain Morvan, illustration de couverture d’Aurélien Police, Folio, 4,60 euros

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