Frank Miller et Sin City : les personnages
Si depuis 1979 Frank Miller a su renouveler la psychologie des super-héros, c’est incontestablement son travail nettement plus personnel sur les différentes histoires de Sin City qui a définitivement fait voler en éclats toutes les conventions du genre. Au travers de ses sept volumes, il nous offre une incroyable brochette de personnages qui semblent avoir été sculptés au burin et n’arrivent pas à sortir de la nuit noire dont ils font intrinsèquement partie.
Hard boiled
Miller joue avec maestria avec tous les ingrédients du polar “hard boiled”. Sin City prend ses racines dans la grande tradition culturelle américaine des pulps. Comme les romans et les films noirs des années 40 et 50 (selon des codes spécifiques instaurés par des auteurs comme Hammett ou encore Chandler), Miller a situé ses romans graphiques dans le cœur le plus sombre de la ville. Dans cet univers cosmopolite, on retrouve, bien évidemment, des flics ripoux, des truands sans foi ni loi, des politiciens véreux, des prostituées, des femmes fatales, des détectives privés marginaux et des assassins sanguinaires. Certains ont succombé à la corruption et au Mal depuis longtemps tandis que d’autres s’efforcent péniblement de (sur)vivre en gardant leur âme intacte.
Le recours au langage argotique pour les dialogues et l’utilisation systématique d’un narrateur pour l’histoire renforcent également l’identification au genre. La spécificité de Sin City repose, en majeure partie, sur son esthétique très particulière avec une stylisation des dessins très contrastée entre des noirs profonds et des blancs crayeux, le noir et blanc s’illuminant parfois fugitivement grâce à un à-plat de couleur primaire qui tranche radicalement sur le reste. Quant aux décors, ils vont jusqu’à l’abstraction (stries de la pluie, éclairs de l’orage, aveuglement des phares de voiture, etc). Dans cette ville, hors de tous repères, s’affrontent également deux types de populations distinctes : d’un côté, on a les hommes, véritables forces de la Nature aux moyens expéditifs, qui sont aussi dénués de sens moral qu’ils sont fidèles à leur code de l’honneur, et de l’autre côté, on a les femmes qui, bien que présentant des profils différents (call-girl, femme de loi, danseuse de saloon, prostituée, …) sont toutes belles à mourir.
Plein la gueule
L’idée de base de Miller consistait à ramener la barbarie (telle qu’on pouvait, par exemple, la trouver dans les histoires de Conan) dans un cadre purement urbain, d’où la création du personnage de Marv, qui est au cœur de la 1ère histoire de Sin City. C’est un ancien boxeur dont les jours de gloire appartiennent depuis longtemps au passé.
C’est un véritable colosse avec une gueule cassée, un visage anguleux toujours couvert d’une multitude de pansements, une mâchoire carrée, des petits yeux enfoncés dans leurs orbites, un corps d’athlète impressionnant, une voix rauque et une cigarette souvent vissée au bec. Fatigué de son existence misérable, cet éternel bagarreur aux tendances suicidaires traîne péniblement sa lourde carcasse dans les bas quartiers. Il passe une grande partie de son temps au Kadie’s, une boite de nuit où il tente de noyer son ennui dans l’alcool. C’est à cet endroit que se rencontre et se concentre à peu près tout ce que Sin City compte de protagonistes appelés à jouer un rôle de premier plan.
Marv n’est ni vraiment bon, ni vraiment méchant. C’est un vrai dur à cuire et un écorché vif qui semble appartenir à une époque révolue et n’a pas l’air de comprendre ce que signifie le concept même de civilisation. Pour lui la seule chose à faire, face à un ennemi, c’est de le tuer de la façon la plus cruelle qui soit. Il a son propre code de l’honneur qu’il respecte scrupuleusement mais il n’a vraiment pas conscience de la vie en société qui l’entoure. Lorsqu’un soir de solitude une belle inconnue fait preuve de tendresse envers lui et qu’il la retrouve morte à ses côtés au petit matin, il se fait alors la promesse de retrouver son assassin, quoi qu’il puisse lui en coûter et cela va littéralement tourner à l’obsession. En cours de route, il sera aidé par plusieurs femmes : Lucille (son contrôleur judiciaire), Nancy (l’une des danseuses du Kadie’s) et Wendy (la sœur jumelle de Goldie, qui veut le tuer dans un premier temps car elle le croit coupable).
Le dernier samaritain
L’Inspecteur Hartigan est le seul flic encore honnête de la ville. C’est une sorte de justicier, de preux et vaillant chevalier des temps modernes. Il apparaît comme étant le dernier samaritain de la ville. Blessé à de multiples reprises dans l’exercice de ses fonctions, il tentera jusqu’à son dernier souffle de faire régner la justice dans cet impitoyable univers. Epuisé par la croisade qu’il mène depuis si longtemps contre le crime et la corruption, il n’aspire qu’à retourner chez lui auprès de sa femme pour prendre un repos bien mérité. Juste au moment où il s’apprête à prendre une retraite anticipée en raison des problèmes cardiaques dont il souffre, il a une ultime mission à accomplir : sauver Nancy Callahan, une fillette âgée de 11 ans qui a mystérieusement disparu, des griffes du fils du Sénateur Roark. Hartigan est un véritable homme d’honneur qui possède un code moral et une éthique très forte qu’il respecte scrupuleusement. Pour sauver la vie de Nancy, il n’hésitera pas à tout sacrifier : son mariage, son travail, son honneur, sa liberté et sa dignité.
Des ennuis à la pelle
Dwight est un ancien journaliste photographe, qui s’est reconverti en détective privé après avoir été involontairement mêlé à une sale affaire. Son goût prononcé pour les jolies femmes lui attire sans cesse des tas d’ennuis et il ne possède malheureusement pas la force herculéenne de Marv pour se sortir du pétrin dans lequel il a le chic pour toujours se fourrer. Il essaie, tant bien que mal, de survivre à sa manière et quand les catastrophes lui tombent dessus, il tente de toujours garder la tête haute et de protéger toutes les personnes de son entourage qui lui sont chères. Lorsque les prostituées de la vieille ville, dirigées par Gail, seront obligées de lutter contre la Mafia pour défendre leur territoire et sauver leur peau, un flic sera tué. Dwight se retrouve alors à nouveau au cœur de la bagarre et il n’hésitera pas à endosser son armure de preux chevalier pour aider ses amies.
Les détraqués
Sin City comporte, bien évidemment, son lot de criminels détraqués. En cherchant à venger la mort de Goldie, Marv va devoir affronter Kevin tandis qu’Hartigan va cher payer le fait qu’il ait voulu oser empêcher Roark Jr. de nuire.
Kevin est un meurtrier psychopathe, adepte des sports de combat, qui prend du plaisir à traquer ses futures victimes. Bien qu’étant d’apparence plutôt chétive avec sa silhouette d’éternel ado, il se déplace aussi vite que l’éclair et avec la souplesse d’un chat pour s’emparer de ses proies, qui sont généralement de superbes femmes aux formes parfaites. Son visage placide d’Ange de la Mort est d’un calme olympien, ce qui ne l’empêche nullement de torturer et de dévorer ses victimes pour s’emparer de leur énergie vitale. C’est une âme tourmentée par la culpabilité mais qui cherche, à sa manière, une sorte d’amour. Il va connaître une triste fin en se faisant démembrer et décapiter par Marv avant que ses restes ne soient donnés à un chien.
Après s’être attaqué à la jeune Nancy, Roark Jr. est devenu l’ennemi juré de John Hartigan. Roark, ce détraqué sexuel dément, est un meurtrier sadique doublé d’un dangereux pédophile qui aime s’attaquer à d’innocentes victimes. C’est un gosse de riches, pourri et gâté, qui obtient tout ce qu’il veut par l’intermédiaire de son père, le Sénateur Roark, un important homme politique totalement corrompu qui a la main mise sur Sin City. Après avoir subi plusieurs opérations de chirurgie esthétique, Roark Jr. a maintenant l’apparence d’une immonde créature répugnante avec un corps ventripotent et des jambes maigrichonnes. Sa tête est énorme avec des yeux noirs globuleux ainsi que des dents gâtées et acérées. Quant à sa peau jaunâtre fluorescente, qui lui a d’ailleurs valu le surnom de “Bâtard Jaune”, elle dégage une odeur nauséabonde. Après sa transformation, sa voix est la seule chose qu’Hartigan puisse désormais reconnaître.
Jusqu’à ce que mort s’ensuive
Jack Rafferty, alias “Jackie Boy”, était autrefois un bon flic mais il a fini par se laisser corrompre. Avec le temps, il est devenu magouilleur, dealer, alcoolique et violent avec les femmes. Il se comporte comme un véritable tyran et se croit absolument intouchable.
C’est une forte tête complètement incontrôlable qui n’a absolument peur de rien. Avec son gang de brutes dégénérées, il parcourt les rues de la ville à la recherche d’un mauvais coup à faire. Ses manigances le jetteront au cœur d’une violence incontrôlable et son insigne de policier ne pourra rien y changer. Après avoir terrorisé Shellie, il va s’en prendre aux prostituées de la vieille ville qui ne vont pas hésiter à riposter.
Manute est une sorte de garde du corps ultime. C’est un bourreau impitoyable qui obéit à n’importe quel ordre que lui donne son patron, sans jamais se poser aucune question. Ce géant énigmatique est mortellement dangereux car il possède une force herculéenne et semble invincible. Tel un Phénix, il renaît toujours de ses cendres. On a beau le cribler de balles ou le découper en morceaux, il revient toujours. En réalité, personne ne le comprend vraiment, ni ne sait d’où il vient.
Dangereuses sous tous rapports
La sculpturale Goldie aura été l’unique et véritable amour de Marv, le temps d’une seule nuit. Découvrant que sa vie est menacée, elle se met en quête d’un homme pour la protéger et c’est là qu’elle rencontre Marv, par hasard. C’est un homme qui dégage un sentiment de force et de puissance tout en étant aussi capable d’être doux et gentil. S’il ne parviendra malheureusement pas à la sauver, il fera tout ensuite pour la venger.
Shellie travaille comme serveuse dans un bar mal famé. C’est le seul personnage à être présent dans les trois histoires du film et elle joue un rôle majeur dans celle de Dwight. Elle est tout à la fois insaisissable, insolente et provocante. Consciente de son pouvoir d’attraction sur l’ensemble de la gent masculine, elle sait parfaitement jouer de ses atouts et profiter de sa beauté pour manipuler les autres et arriver à ses fins. C’est lorsque Jackie Boy remarque l’attention qu’elle porte à Dwight que les choses dégénèrent. Bien que souvent malmenée par les hommes de son entourage et, plus particulièrement tabassée par l’infâme Jackie Boy, elle ne se laisse toutefois pas faire et n’hésite pas à rendre coups pour coups. Elle ne se complait jamais dans le rôle de la pauvre victime impuissante.
Plus féroces que les mâles
Sexy et impitoyable, Gail dirige d’une poigne de fer l’organisation des prostituées de Sin City. Chacune des filles travaillant dans la vieille ville est prête à mourir ou à tuer pour elle car, en négociant de sombres arrangements à la fois avec la Mafia et la police corrompue, Gail a su mettre en place un équilibre pour protéger ses collègues et leur garantir ainsi une relative tranquillité. Toute de cuir rouge vêtue, avec ses cuissardes moulantes et son Uzi sous le bras, elle règne sur son territoire. On la voit de façon sporadique dans la 1ère histoire mais dans Le Grand Carnage, elle devient le personnage féminin principal. Dans le passé, elle a sauvé la vie de Dwight et l’a aidé à se procurer une nouvelle identité. Depuis lors, il veille sur elle et assure la sécurité des filles du quartier.
Miho est l’une des plus redoutables “amazones” de la vieille ville. C’est une jeune femme aussi mystérieuse que fatale, dans tous les sens du terme, et si elle ne prononce jamais un mot, elle agit en revanche. C’est une sorte de samouraï implacable qui manie avec une très grande dextérité toutes sortes d’armes : katana, shuriken, arc et flèches. Comme toutes les autres filles de la bande à Gail, elle est aussi superbe que vénéneuse et aucun homme ne peut lui résister.
Dark Angel
On découvre le personnage de Nancy Callahan sous deux aspects différents. Tout d’abord sous celui d’une fillette, âgée de 11 ans à peine, qui a été enlevée puis séquestrée par l’infâme Roark Jr. avant d’être sauvée in extremis d’une mort certaine par l’Inspecteur Hartigan. On la retrouve ensuite huit ans plus tard, alors que la petite fille, craintive et timide, s’est désormais transformée en une jeune femme sexy, tel un magnifique papillon sorti de sa chrysalide. Elle travaille maintenant au Kadie’s comme gogo danseuse, où elle fait un numéro sur scène habillée en cow-girl. C’est tout à la fois quelqu’un de doux et de vulnérable mais aussi de confiant et de fort. C’est la seule personne à Sin City qui connaisse réellement l’espoir car elle est persuadée qu’un jour Hartigan, qu’elle considère comme son héros, viendra la chercher comme il l’avait déjà fait dans le passé. C’est une sorte d’ange qui apporte de la lumière dans la noirceur de cette ville corrompue.
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