Déviation Nord
Déviation Nord est le dernier titre de Thierry Berlanda, le deuxième que je lis après L'orme aux loups, que je lui avais acheté, ainsi que L'insigne du boiteux, au salon Noir Vézère du Bugue de l'année dernière. J'avais beaucoup apprécié cette rencontre, que j'avais qualifiée comme étant "ma plus belle de ce salon", avec cet homme érudit et lettré mais tout à fait abordable et charmant et qui m'avait émue aux larmes par sa sensibilité et son empathie (à ma grande gêne, il doit se le rappeler). J'avais ensuite lu son roman historique, qui m'avait fait forte impression, notamment grâce à son écriture très riche, se rapprochant du vieux français et comportant des mots et des tournures désuètes prouvant la maîtrise littéraire de l'auteur. C'est donc tout naturellement que je me suis jetée sur son dernier livre, dont le titre, la couverture et la quatrième ont capté mon attention et titillé ma curiosité.
Le soir de Noël, Milton Walsh, un chirurgien respecté, son épouse Agathe, une jeune anesthésiste, et leur fille Lola, s'engagent sur les routes enneigées pour aller fêter le réveillon avec leur famille : ils ne parviendront jamais à destination ! Lehmann, un adjudant-chef proche de la retraite et loin des procédures, et Emilie Casanave, une jeune adjointe brillante, dotée d'un sixième sens incroyable mais dénuée de second degré, vont tout faire pour les retrouver...
Déviation Nord est un roman policier qui prend des allures de thriller grâce, entre autres, au contexte et au milieu dans lesquels il se déroule. Les paysages du Morvan en plein milieu de l'hiver, aux routes désertes et enneigées, se prêtent remarquablement bien à l'exercice et instaurent dès le début un climat anxiogène et oppressant. De même, la nuit, pendant laquelle se déroule une partie de l'histoire, ainsi que le froid extrême, ajoutent au sentiment d'angoisse et en font un thriller glaçant dans tous les sens du terme. On se retrouve en immersion totale grâce aux descriptions des lieux et des intempéries.
Mais ce sont aussi, et surtout, les protagonistes qui donnent une vraie profondeur au récit, parce que brossés avec intelligence et finesse, parce qu'humains et faillibles, et crédibles bien qu'atypiques. La part belle est donnée aux personnages féminins, que ce soit Agathe et sa fille Lola, confrontées à l'horreur, ou alors Prisca Frisamour, personnage secondaire mais éminemment haut en couleur, avec une mention particulière pour Émilie Casanave, la jeune gendarme aux capacités de déduction étonnantes et à la ténacité d'un pit-bull, mais incapable de saisir le second degré comme le sens figuré ou les métaphores. Cette particularité donne d'ailleurs lieu, lors de dialogues crédibles et naturels, à des échanges savoureux et à des réflexions in petto amusantes, voire truculentes. L'humour n'est, en effet, pas en reste chez l'auteur, qui peut aussi facilement faire preuve d'ironie.
— Déjà prête ? Vous dormez tout habillée ou quoi ? Elle fronce les sourcils. — Non, je... je dors en... Lehman lève les mains pour étouffer dans l'œuf les explications de la gendarme. — Je ne veux pas savoir comment vous dormez Casanave. Je plaisantais, c'est tout.
Bien que charpentée comme une nageuse olympique, la femme qui se lève péniblement au bout de la pièce donne l'impression de sortir hagarde de sa voiture, après avoir fait trois tonneaux et vu la mort de près.
Les chapitres alternent différents points de vue et mettent tour à tour en avant l'enquête policière menée par les deux gendarmes et le thriller pur qui prend le dessus lors des scènes vécues par Agathe et Lola. Suspense et rebondissements sont au rendez-vous et l'auteur nous balade tout au long de son intrigue machiavélique et tissée avec soin. De fausse piste en cul-de-sac, de trompe-l'œil en chausse-trappe, il se joue de nous jusqu'à un dénouement que j'avoue n'avoir pas vu venir.
Le ton résolument moderne de l'ensemble, et notamment des dialogues, témoigne, une fois encore, de la large palette stylistique que possède Thierry Berlanda et de la facilité avec laquelle il joue sur les différents registres d'expression des protagonistes : que ce soit le langage châtié, poétique et plein d'humour de l'Anglais Milton, le parler coloré de Prisca la Martiniquaise, mais aussi l'argot ou le jargon spécifique employé dans la gendarmerie. Enfin il fait preuve d'un regard acéré sur notre monde et sur ses failles et se permet parfois quelques remarques ou jugements bien sentis.
Or, en un temps où la franchise passe pour du mépris et la candeur pour de la crétinerie, la soi-disant extralucidité d'Émilie n'avait servi qu'à la cantonner à des missions basiques...
En résumé, c'est un roman que je conseille chaudement, tout comme l'auteur, dont je vous engage à découvrir la plume de grande qualité et les intrigues passionnantes. Pour ma part, j'ai encore L'insigne du boiteux dans ma pal et je sais déjà que je me procurerai les autres.
Mon seul regret sera que les salons aient été annulés en cette année si morose, dont celui du Bugue, où nous devions nous revoir. Plaise à Dieu ou à n'importe qui d'autre que nous puissions nous rencontrer à nouveau, mon cher Thierry, dans cette vie-là ou dans une autre...
Parue sur Beltane (lit en) secret
Déviation Nord de Thierry Berlanda, De Borée Editions, 19.90€