Demi-Monde (Le)

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J’ai commencé ce texte, au départ très négatif à la lecture du premier volume. Les volumes suivants semblent avoir progressivement corrigé certains défauts et j’ai intercalé les réévaluations progressives dans le premier jet de ma critique, pour ensuite la poursuivre au fur et à mesure de la lecture. Parce que le principal problème que j’ai eu à la lecture du premier volume est le manque d’informations sur certaines idées sous-jacentes, pourtant indispensables pour donner de la cohérence au scénario. Seuls quelques indices, que j’ai parfois manqués – en particulier sur le fait que le cadre du récit est une histoire uchronique –, permettent de voir cette cohérence qui apparaîtra dans le second volume. Pour être de nouveau mise à mal dans le troisième par la profusion de complications nouvelles, et malgré tout à peu près résolue dans le dernier. Si je termine la lecture par une impression d’ensemble légèrement positive, ce n’est pas que je n’ai pas eu, plusieurs fois, envie de rejeter ces livres. Je crois quand même en fin de compte que, même si cette histoire ne restera pas pour moi un chef-d’œuvre spéculatif, elle me laissera le souvenir d’une fantaisie intéressante.

 

Le Demi-Monde est une simulation informatique, créée par un superordinateur quantique, ABBA, supposée permettre d’entraîner les soldats américains à la guérilla urbaine. Il est divisé en cinq parties du « disque » formées d’agrégats urbains accolés dans lesquels sont entassés trente millions de « Dupes », c.-à-d. d’habitants numériques imitant des humains à certains détails près (pas de circulation sanguine ni de système respiratoire, mais en revanche le besoin de boire du sang humain dont ils reçoivent un substitut synthétique, mais qu’ils peuvent aussi trouver sur les visiteurs « humains » capturés). Les doubles d’humains habités par l’esprit des visiteurs sont, eux, dotés d’un système sanguin. Les Dupes, quand ils en capturent, les appellent daemons. Ces Dupes sont divisés en 6 groupes, cinq groupes territoriaux plus un groupe de NuJus supposés entretenir l’antisémitisme chez tous, et sont dominés par des avatars fabriqués à partir des pires tyrans de l’histoire ou supposés tels. Le Robespierre et le Toussaint Louverture sont certainement des caricatures, je ne me prononcerai pas sur certains autres. Le nazi de service n’est pas Hitler, mais Heydrich et le stalinien est Béria, non Joseph Djougatchvili. Ils ont d’ailleurs renversé Henri VII et Ivan le Terrible pour réunir deux zones en un seul Quatrième Règne dirigé par Heydrich avec la collaboration de Aleister Crowley (je verrais plutôt Torquemada dans le rôle de grand prêtre, mais il sévit ailleurs, surtout dans le second volume). Au nombre des caricatures-calomnies, j’insérerai aussi Nicolo Macchiavelli...

 

Avec toutes ces complications excessives, le lecteur se demande si l’auteur a seulement exagéré les problèmes comme l’avait fait Campbell dans un roman qui, malgré sa nullité, n’a pas été traduit, The Moon is Hell ou si le tout n’est pas l’œuvre d’un savant fou qui aurait dupé ses commanditaires militaires pour préparer la victoire, dans le Demi-Monde puis dans le monde réel, du nazisme ressuscité. Cette seconde hypothèse qui sera confirmée dans les volumes suivants semble attestée dès le premier par une répétition d’indices cousus de câble blanc. J’ajoute que, même si cette explication est usée jusqu’à la trame, elle permet d’espérer une cohérence de l’histoire qui s’améliorera donc dans le second volume et une explication finale dans le quatrième qui utilise, de plus, la théorie des univers parallèles créés par des modifications temporelles répétées. Surtout quand sera aussi révélée l’histoire du monde réel, distincte de la nôtre au moins à partir de 1946. En fait d’ailleurs peut-être depuis 1795, mais de façon occulte...

C’est d’ailleurs dans le second volume qu’apparaît un début d’explication cohérente qui mêle la divergence historique et l’existence de plusieurs complots par des groupes dont on ne sait plus qu’ils appartiennent seulement au Demi-Monde ou au « Monde réel » : c’est dans le Demi-Monde que les légendes font mention de certains monstres qui semblent, au contraire, exister dans le monde réel et avoir imaginé le Demi-Monde comme un outil de conquête... Pour ne pas gâcher la lecture du début de l’histoire, je ne donnerai pas le pourquoi de la manœuvre du savant fou, dans un monde qui, on le comprend enfin (ou avais-je manqué des indices présents dès le premier volume ?) n’est pas le nôtre, mais une Terre uchronique dans laquelle l’histoire a divergé, en 1946 si j’ai bien compris, à cause d’une épidémie appelée Peste qui a frappé le monde (particulièrement les États-Unis ?) et a été interprétée par beaucoup comme un châtiment divin. Ceci étant, dans les épisodes du second volume qui se passent dans le « Monde réel », les divergences proposées, aussi bien que les ressemblances – qui, en fin de compte, sont moins crédibles que les différences –, aboutissent à un mélange de plus en plus difficile à accepter. Que les personnages aient pu paraître appartenir à notre univers dans le premier volume, que la plupart de leurs références culturelles et techniques soient conformes à notre histoire, est encore moins crédible que l’idée d’un monde totalement différent. Le quatrième volume, qui précise que cette réalité est le résultat d’une suite de modifications historiques à partir d’une réalité qui serait la nôtre à part l’existence des comploteurs et la découverte du moyen de changer l’histoire, rend ces néanmoins incohérences moins injustifiables.

 

Plus on lit et plus il est difficile de croire que l’auteur avait prévu dès le départ la totalité de son cadre, des épisodes et des révélations à venir. On a l’impression que, emporté par son récit bâti à la manière d’une série télévisée dont la durée n’est pas vraiment prévue (alors qu’ici il s’est imposé de terminer au volume 4), il rajoute au fur et à mesure des complications ou qu’il crée de nouveaux problèmes en se réservant de trouver des explications dans le volume suivant. Ou d’éliminer le nœud qu’il n’arrive plus à dénouer à la manière d’Alexandre, en tranchant et éliminant le personnage qu’il ne sait plus gérer. La fin du volume 3 a assez l’air d’un nœud gordien tranché à l’épée, même si l’épilogue oblige à se concentrer sur les deux autres nœuds de l’histoire : le complot « grigoriste » et le rôle d’ABBA, l’ordinateur quantique (voir plus loin).

 

J’allais oublier les derniers fils du scénario du premier volume qui mélange déjà les pires idées de Matrix et celles de Ces garçons qui venaient du Brésil avec le « gag » à la New York 1999 : la fille du président des États-Unis, Norma Williams, est prisonnière du Demi-Monde et Heydrich sait comment l’utiliser pour attaquer le monde réel. Et, pour essayer de la libérer, les Américains n’ont trouvé qu’une jeune chanteuse noire, Ella Thomas, seule capable d’infiltrer le Demi-Monde (coucou Sister Act)...

Si au moins le roman présentait des « Dupes » originales, c.-à-d. jouait un tant soit peu sur ce qui différencierait ces simulations informatiques d’humains (avec de plus une physiologie différente) des vrais humains... Mais j’ai vainement cherché dans le premier volume la moindre trace d’une telle réflexion, alors même que cette réflexion fait l’objet du merveilleux La fille automate de Paolo Bacigalupi. Là, nous avons un roman d’aventures standard, de qualité plutôt inférieure, dont les personnages sont aussi « humains » que n’importe quel personnage de n’importe quel roman d’aventures. C’est bien sûr un risque courant dans la littérature, celui de ne créer qu’un seul type de personnage même quand on désire en opposer plusieurs sortes (humains, animaux, machines, ici créatures virtuelles...).

Autre défaut de ce premier roman : il se termine, comme il ne devrait jamais arriver dans le premier volume d’une trilogie ou, comme ici, d’une tétralogie (mais cela arrive plus souvent d’une façon légitime à la fin du deuxième et, éventuellement, du troisième volume), par un suspense où le pire semble advenu.

 

Bien sûr, les volumes suivants semblent partiellement rattraper ces défauts et corriger les dérives signalées (supposées) plus haut. Au prix de complications supplémentaires que je vais expliquer plus loin ; si vous avez envie de lire ces livres sans autre spoiler, arrêtez-vous après la première conclusion à venir. Comme je dis toujours, il faut attendre qu’une trilogie soit entièrement parue avant de l’attaquer, sauf bien sûr si le premier roman avait son intérêt propre. Là, j’ajouterais : avant même de savoir si elle vaut la peine d’être lue. Et mon opinion a malgré tout évolué au fur et à mesure de ma lecture. Le quatrième volume, en particulier, semble émettre des idées originales et qui méritent d’être discutées et justifient, finalement, la patience nécessaire...

 

Au cours et à la fin du second, c’est un curieux roman qui semble n’être qu’une fantaisie particulièrement élaborée, touffue, mais hélas dénuée de profondeur...

Au nombre des inserts plus ou moins bizarres du livre, il faut remarquer les citations parascientifiques attribuées à différents savants du Demi-Monde, mais aussi à des auteurs du « Monde réel ». Parce qu’elles ne sont pas anodines. Une citation d’un para-Lobatchevsky et d’un Kondratieff du Demi-Monde prétendant trouver un ordre dans le Chaos et en déduire la validité du projet de Laplace d’une connaissance déterministe absolue fera, certainement, sauter de rage tous ceux qui connaissent le caractère définitivement anti-laplacien de la théorie du Chaos en mathématiques et de la physique quantique. Je n’ai pas encore réussi à déterminer avec certitude s’il s’agit d’un jeu délibéré de construction d’un univers dont, même les lois scientifiques ou surnaturelles seraient différentes, ou d’une tentative de chercher des lois de notre univers. Dans le second cas, je serais scandalisé. Car ces lois différentes me paraissent totalement inacceptables. Dans le premier, pourquoi pas ? Une fois le label Fantaisie collé à un livre, tout y est permis, même l’incohérence. Maintenant, il se peut, et cela semble se confirmer plus loin, que la conclusion de Lobatchevski et de Kondratieff soit liée à l’essence du Demi-Monde, création d’un ordinateur quantique. Sauf que même dans ce cas, ce serait justement à la nature quantique du fonctionnement d’ABBA que les physiciens de notre réalité attribueraient la présence d’indéterminisme dans l’univers virtuel créé. Alors, à moins que la Théorie du Chaos n’ait été affectée par le caractère différent du monde dans lequel se passe le roman, autrement dit que les deux mondes, « Réel » et « Demi- » ne soient tous deux que des fantaisies, j’ai de la peine à suspendre mon incrédulité.

Donc pour résumer ce second volume : alors qu’on comprend et voit se développer le complot d’un groupe criminel, les Charismatiques noirs, esclaves de monstres vampiriques, les Grigori, aussi bien dans le monde réel qui les ignore que dans le Demi-Monde où ils sont connus, on voit apparaître un contre-complot de certains savants du Demi-Monde qui posséderaient des connaissances de l’avenir et sauraient comment le modifier. Sans oublier l’intervention de dieux du Demi-Monde, Loki parfois appelé Loci et Lilith, dans les légendes du Demi-Monde servante de Loki et créatrice, entre autre, des Grigori, mais ennemie des Charismatiques noirs. Ça va, vous suivez ? Lilith s’est réincarnée dans l’une de ses descendantes, Ella Thomas qui, sous le nom de Dame Mimanuelle, va orchestrer la marche vers la bataille finale, le Ragnarok. Face à elle, un Demi-Mondain, Vanka, et Norma vont peut-être parvenir à empêcher le pire... Car, en plus, le rôle de personnage central passe dans ce second volume d’Ella Thomas à Norma...

 

Dans le troisième volume, qui pourrait n’être qu’un développement des aventures nécessaires avant la conclusion dans le volume final, et être lu au seul premier degré comme une suite d’épisodes d’une suite feuilletonnesque télévisée, une tentative de lecture raisonnée multiplie les complications et contradictions entre les différentes versions de l’adoration générale d’ABBA par toutes les religions du Demi-Monde et leurs sous-entendus historiques, dans une histoire légendaire qui remonterait à avant la création (ou l’isolement) du Demi-Monde et qui impliquerait une relation avec le Monde réel qui inverserait presque la relation normale entre créateur et création. Et l’intervention dans le récit et dans les inserts (second épilogue) d’ABBA, incarné dans un des personnages, aggrave le malaise. De plus les rôles et relations entre eux des personnages principaux, Ella, Norma, Vanka et quelques autres, semblent presque s’inverser. À la fin du volume, Norma est devenue le dernier obstacle possible au triomphe des Charismatiques Noirs et des Grigori. Grigori qui, après une apparition dans le volume deux, sont absents de cet épisode, si ce n’est par leurs alliés charismatiques.

Reste encore à savoir si va enfin apparaître au devant de la scène un autre groupe rappelé dans les mythologies citées, les Kohanim, ancêtres des juifs du monde réel et des nu-Jus du Demi-Monde. Même si, de manière presque caricaturale, certains nu-Jus ont joué le rôle de société secrète et je ne citerai pas les autres sociétés secrètes impliquées dans cet embrouillamini demi-mondesque.

Ni si, comme semblait le prétendre la vision lilithienne exposée dans les volumes deux et trois, Grigori et Kohanim ne seraient que des créations de Lilith. Laquelle, disparaissant dans le premier holocauste qui conclut le volume trois, crée alors un vide pour le volume à venir.

 

Quatrième volume dans lequel le rôle central va de nouveau se déplacer : désormais on découvre que les interventions d’Ella Thomas et de Norma Williams sont, en fait, des trucs d’ABBA pour exploiter les failles de sa programmation. Parce que si cet ordinateur est de fait une création des Bole et des Grigori pour préparer leur « solution finale » qui verra la disparition des races « impures », c.-à-d. non exploitables par les vampires, et l’asservissement des survivants de l’espèce humaine par les Grigori, dans les deux mondes, cet ordinateur a acquis une conscience, du fait de sa nature quantique (l’auteur considère que la conscience humaine est d’origine quantique) ; et cette conscience est associée à une certaine empathie, à la volonté d’empêcher la réussite du plan des Bole et de parvenir, malgré les programmes qui le lui interdisent, à les vaincre. Grâce à certaines modifications proposées à ses maîtres, mais qui ont abouti à mettre des obstacles sur leur chemin, en particulier Ella Thomas, la réincarnation de Lilith, qu’Abba va ressusciter dans le Demi-Monde et réactiver dans le Monde réel, et Norma Williams qu’il a su rendre adulte, ABBA parviendra à empêcher le triomphe des Grigori et de leurs serviteurs nazis du Demi-Monde, après une suite de retournements plus abracadabrantesques les uns que les autres.

Comme je l’écrivais en fin de lecture du second volume, cette tétralogie est, avant tout, une fantaisie assez débridée. Il n’empêche que, même si certains éléments du cadre sont discutables, certaines idées sur le rôle de la connaissance et la nécessité de son partage presque sans limites (le quatrième volume verra développer la notion d’infoCialisme), la défense de la tolérance généralisée (« normalisme » puisque c’est Norma Williams qui convertit à cette théorie une majorité des habitants du Demi-Monde) demandent une réflexion et, éventuellement, une adaptation à notre réalité. Quant aux multiples formes de gynophobie caricaturées dans les religions du Demi-Monde, remarquer qu’elles ne sont pas si éloignées des formes connues, voire en développement accru, dans notre réalité, ne fera de mal à personne si cela aide à les combattre...

Alors il y a deux façons de lire et, finalement, d’apprécier cette série : la prendre pour une distraction totale sans se poser de question sur les incohérences plus ou moins apparentes et leur éventuelle résolution ; ou, au contraire, conserver l’esprit critique, mais supporter les impossibilités provisoires pour chercher, et parfois trouver, ce qui est évoqué et existant et les réflexions possibles...

 

Le Demi-Monde, par Rod Rees, traduit par Florence Dolisi, J’ai lu Nouveaux Millénaires,  1. Hiver, 2012 – 2. Printemps, 2013 – 3. Été, 2014 – 4. Automne, 2015.

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