Créatures de l'ombre

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Sous ce titre fabriqué, Omnibus regroupe les œuvres principales de ce géant de la littérature irlandaise (1814-1873), certes héritier du roman gothique, mais pionnier aussi du fantastique moderne. Il est à noter que les Éditions José Corti avaient déjà fait paraître les ouvrages de Le Fanu, dans une traduction de Jacques Finné. Était-il raisonnable de rééditer les mêmes textes en rémunérant un nouveau traducteur ? On peut se poser la question.

Le lecteur, sans doute,  n'aura cure de ces problèmes et savourera en un seul gros tome l'essentiel de Le Fanu, par ailleurs excellemment introduit par Alain Pozzuoli. À commencer par Oncle Silas, roman de plus de 500 pages, publié en feuilleton en 1864. Il descend des romans de Walpole ou Radcliffe par les décors, mais la psychologie des personnages est neuve : l'inquiétant oncle Silas bien sûr, ainsi que « Madame », et surtout Mathilde Ruthyn, l'héroïne bien malgré elle de ce sinistre drame suffoquant. Une manière de maître d’œuvre du gothique finissant. Suivent quatre nouvelles. Thé vert et Le guetteur relatent tous deux l'apparition d'une figure singulière (un singe pour le premier, un petit homme curieux pour le second) qui poursuivra le héros jusqu'à la folie. Monsieur le juge Harbottle, texte fort connu, inspirera La maison du juge de Bram Stoker, le digne héritier de Le Fanu. Quant à La chambre de l'auberge du Dragon volant (1872) assez long, passionnant et fort bien écrit, il n'a finalement rien de bien fantastique. Mais le mélange d'aventures et de thriller rend cette nouvelle très prenante. Le volume se termine par le haut chef-d’œuvre qu'est Carmilla (1871). On le sait, ce roman passe pour le premier roman vampirique de l'histoire, bien avant le Dracula de Stoker (1897). Plus que par cette simple qualité anticipatrice, l'œuvre vaut par son atmosphère troublante à l'extrême. Une grande dame mystérieuse arrive au manoir styrien où habitent Laura et son père et repart aussitôt en y laissant pour quelque temps sa fille Carmilla. Plus encore que l'élément purement vampirique, qui occupera le dénouement, frappe l'ambiance vénéneuse du lien lesbien qui s'empare insidieusement des deux filles. Aujourd'hui encore, on peut s'étonner de cette atmosphère de langueur et de consomption, qui imprègne tout le récit. Pour 1871, c'est très osé. Le style de Le Fanu atteint ici un raffinement extrême dans l'audace ; il reste impressionnant en 2014.

 

John Sheridan LE FANU, Créatures de l'ombres : Oncle Silas, Thé vert, Le cuetteur, M. le juge Harbottle, La chambre de l'auberge du Dragon Volant, Carmilla, préface et chronologie d'Alain Pozzuoli, traductions de Patrick Reumaux, Elisabeth Gille et Michel Arnaud, Éditions Omnibus 2014, 883 p., 29 euros.

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