CHAUMETTE Jean-Christophe 02
« Le Maitre des Ombres » possède une évidente parenté avec « L’Arpenteur de Mondes », ou encore « L’Aigle de Sang » paru en son temps chez Pocket. Est-ce une histoire à laquelle tu avais pensé à l’époque ?
Oui, la parenté est certaine. Initialement, « Le Maître des ombres » devait paraître chez Pocket Terreur, ainsi d’ailleurs que « Le Dieu vampire ». Mais le départ du regretté Patrice Duvic a tout chamboulé. Les deux manuscrits sont restés dans mes tiroirs jusqu’à ce que je trouve d’autres éditeurs.
Traiter des religions monothéistes, dans le contexte actuel... même avec l’alibi de l’anticipation, il fallait « oser ». Tu as exercé une certaine autocensure dans ton écriture ? Ou as-tu naturellement « équilibré » les choses ?
Non, pas de censure. Le roman reflète mes opinions profondes. Je considère que la quête de spiritualité est naturelle chez l’Homme, et sans doute souhaitable. Mais systématiquement, cette quête conduit à l’élaboration de systèmes religieux qui, eux, sont hautement nocifs. Ce qui apparaît dans « Le Maître des ombres » apparaît également dans la plupart de mes romans. Je m’intéresse beaucoup au mysticisme, à la recherche du divin, tout en étant plus que critique à l’égard des religions. J’ai de la sympathie pour les mystiques, ils n’embêtent personne, ils mènent leur quête seuls dans leur coin, ce qui me semble être la démarche juste. A mon avis, la spiritualité devrait avoir le niveau d’intimité de la sexualité. Donc je suis choqué par les systèmes religieux qui, au nom de la quête spirituelle, élaborent toutes sortes de codes de conduite et prétendent que ces codes doivent se situer au-dessus des lois. Tout cela est une affaire personnelle, privée. Que chacun vive (ou ne vive pas) sa spiritualité dans l’intimité et qu’il foute la paix aux autres ! Les religions ne savent pas faire ça… Elles sont intrusives, toutes intrusives. Je n’ai pas cherché à « équilibrer » les choses. Les trois « religions du Livre » se valent dans leur volonté de régenter l’existence des humains, avec des cycles et des variations au cours de l’Histoire. Cela ne m’a donc posé aucun problème de critiquer ces trois religions dans mon roman, par des biais différents d’ailleurs. Et en essayant aussi de montrer à quel point une certaine vision actuelle des religions est ridicule, celle qui consiste à fustiger l’Islam tout particulièrement, en lui conférant une sorte « d’intolérance intrinsèque ». Le problème n’est pas l’Islam, le problème ce sont les systèmes religieux. Dans le roman, les intolérants et les fanatiques sont partout. Pour tous ceux qui s’intéressent à ces questions, regardez le merveilleux film d’Alejandro Amenabar, « Agora ». Les mécanismes de l’intolérance religieuse et de ses dangers y sont admirablement démontés, avec tant de talent que l’histoire est absolument intemporelle. Une leçon à méditer par tous (de toutes les confessions) et tout le temps.
Toutes les technologies employées sont juste « un chouïa » plus avancées que celles d’aujourd’hui... Tu as mené des recherches ?
Les technologies avancées sont un sujet qui me passionne depuis l’adolescence. Je lis en permanence des monceaux de revues et de bouquins sur la question (utile quand on veut faire de la SF). Il est possible aussi que ma formation scientifique me pousse vers ce genre de centre d’intérêt. Donc « mener des recherches », oui et non… Je ne me suis pas lancé dans des recherches spécifiquement pour ce roman (comme j’ai pu le faire par exemple pour mon roman historique « Le Pays des chevaux célestes ») mais je suis continuellement en train de me renseigner sur les nouveautés en aéronautique, matériaux, armement, biologie… Tout ce qui est décrit dans le roman est en cours de développement ou en projet. Tout ne verra probablement pas le jour, mais une partie de ces technologies seront utilisées dans un avenir proche.
En 300 pages, on a parfois l’impression que tu ne fais qu’effleurer certains concepts ou certains personnages... Il existe une version « Echiquier du Mal » du roman, en 1000 pages ?
Je suis obligé d’être pragmatique. Une nouvelle sera publiée plutôt facilement. Un roman, c’est plus dur. Une énorme saga, ça devient vraiment difficile… Je n’ai rien contre les « versions longues », et « L’échiquier du Mal » est un de mes livres cultes. Et j’ai donné dans la saga à rallonge avec le cycle du « Neuvième cercle ». Mais à n’écrire que des ouvrages dont la longueur se chiffre en milliers plutôt qu’en centaines de pages, on court le risque qu’ils restent dans un placard. Et puis de nombreux lecteurs n’aiment pas la « rumination », le développement de chaque concept dans le détail, le foisonnement de personnages complexes étudiés sous toutes les coutures. Personnellement j’aime bien ça en tant que lecteur, mais ce n’est pas un goût universel… C’est un format qui convient bien à la Fantasy, en matière de Fantastique, c’est plus rare. Mais chaque histoire peut se décliner de toutes les manières, sous la forme d’une courte nouvelle, d’une nouvelle longue, d’un court roman, d’un gros roman, d’un cycle. Il faut faire un choix. C’est vrai que « Le Maître des ombres » aurait pu donner un roman plus gros. Mais j’ai choisi un « rythme » au départ ; et c’était aussi un format qui s’adaptait bien à la collection « Pocket Terreur », à laquelle il était initialement destiné.
Tout au long du roman, je ne cessais de penser aux aventures de la Force Sigma, due à la plume de James Rollins... C’est un auteur que tu connais ? Ou c’est un vrai hasard ?
Un vrai hasard. Je ne le connais absolument pas mais maintenant je vais me renseigner… Il faut dire que je ne connaissais pas Graham Masterton quand j’ai écrit « L’Arpenteur de mondes ». Là non plus on ne peut pas évoquer une quelconque influence. En biologie, on parle de « convergence adaptative ». Deux espèces animales se développent séparément, isolées totalement, sans filiation l’une avec l’autre, et aboutissent à des « solutions » morphologiques ou physiologiques quasi-jumelles. Il y a sûrement de la « convergence adaptative » en matière d’auteurs de Fantastique.
Comme je le dis dans ma chronique, j’aime beaucoup le travail qu’effectue Rivière Blanche, mais cela reste une « petite maison ». Ce roman, tu l’as présenté ailleurs ? Franchement il aurait sa place sous le parasol de 5000 personnes !
Comme je l’ai dit précédemment, « Le Maître des ombres » avait été accepté par Patrice Duvic pour sa collection « Pocket Terreur ». Et puis Patrice a été poussé à la démission, on lui a fait des tas de misères et ce roman n’est pas sorti. A l’époque, j’ai été un peu écœuré par le monde de l’édition, j’ai laissé mes romans de côté pour me consacrer à mon travail. Et puis bien sûr, au bout d’un certain temps, j’ai eu envie que mes manuscrits de Fantastique deviennent des ouvrages publiés. Je connaissais le travail entrepris par « Rivière Blanche » et je les ai proposés à Philippe Ward. Il les a aimés tous les deux, mais m’a expliqué le problème que tu évoques dans ta question : « Rivière Blanche » est un petit éditeur, ces deux romans méritent un éditeur plus important. Donc j’ai cherché… Pour « Le Dieu vampire », le manuscrit a plu à un éditeur qui ne fait pourtant pas ce genre de littérature ; il a fait une exception parce que c’était un peu un « coup de foudre ». Pour « Le Maître des ombres », je l’avais proposé à Bragelonne, avec un avis des plus positifs de Benoit Domis qui s’occupait du Fantastique, mais je n’ai plus eu de nouvelles. Benoit n’était pas décideur. Les lecteurs donnent un avis, l’éditeur décide ; le mystère, c’est souvent pourquoi et comment… Bref, j’en ai eu marre et je suis revenu vers Philippe Ward, et sans regret. Je dois dire que j’apprécie ses qualités humaines et notamment son honnêteté intellectuelle. Dire « le roman me plaît, mais il est trop bien pour moi… » ce n’est pas si courant. Du coup, une fois que nous nous sommes mis d’accord, j’ai été sollicité par un autre éditeur plus important qui voulait savoir si j’avais des inédits en Fantastique et je lui ai dit non. Je n’étais pas lié contractuellement et je suis sûr que Philippe ne m’en aurait pas voulu, étant donné son discours depuis le début si j’avais « changé de cap », mais j’estimais que je lui étais redevable. J’ai vécu toutes sortes d’expériences avec le milieu de l’édition, des bonnes et surtout des moins bonnes. Alors si ma route croise celle de personnes qui possèdent ces fameuses qualités humaines que j’aime tant et qui sont si rares, j’aime autant travailler avec elles.
*question spoiler * La fin de l’histoire porte en elle un certain espoir... Mais un espoir qui passe par la fin de notre civilisation... Pessimiste Jean-Christophe Chaumette ?
Je crois qu’on peut dire ça. Je répète toujours que la force des pessimistes est de n’avoir que des bonnes surprises. Mais j’avoue que plusieurs de mes livres tournent autour de la fin du monde et mes enfants se moquent régulièrement de moi à ce propos. Plus sérieusement, je suis un passionné d’Histoire et quiconque s’intéresse à l’Histoire sait que chaque civilisation nait, grandit et meurt. Et de ces cendres émerge quelque chose de nouveau.
Tu penses que l’avenir est à « plus de religion », « plus de guerres », « plus de médias » et « plus de manipulation » ? (c’est un peu la version non spoiler de la question d’avant, je te l’accorde).
Plus de tout cela, malheureusement… La religion prend une place grandissante dans notre siècle. Moi j’ai été ado dans les « seventies », et ceux qui se souviennent de ce qu’était cette époque doivent être effarés par la régression, ce que je ressens moi comme une régression, dans certains domaines. Je crois que les jeunes du 21ème siècle doivent être bien mis en garde. Certaines choses ne sont pas acquises définitivement. Le droit à l’avortement, les droits des femmes d’une manière générale, la primauté de la Science sur « les vérités révélées » (Darwinisme versus créationnisme par exemple) sont ou seront menacés par les systèmes religieux.
Plus de médias, c’est indéniable, avec la bouteille à l’encre Internet, notre moderne langue d’Esope, qui va avec plus de manipulation forcément. Et aussi plus de flicage, plus de surveillance. Une évolution effarante là encore pour un « fils des seventies ». J’ai lu quelque part que Facebook avait réalisé une sorte de rêve de dictateur, à la nuance prêt que les gens étaient volontaires pour être fichés. Gare au monde virtuel dans lequel nous épanchons nos sentiments, exprimons tout sans retenue, laissons la trace de nos paiements et de nos passages. L’époque actuelle est une époque « d’exhibitionnisme frénétique ». On se filme, on s’enregistre, on diffuse cela, on veut être vu et entendu de la terre entière (cf « Le Maître des ombres » et le flux d’images généré par l’armée des Etats Sanctifiés et Unis d’Amérique), on est prêt à se ridiculiser devant une caméra de télévision parce qu’être vu sur des millions d’écrans semble avoir plus d’importance que tout. J’espère qu’un jour sera redécouverte la valeur de la pudeur et de l’intimité ; l’importance du jardin secret.
Quant à plus de guerres, j’espère me tromper. Mais je suis persuadé que nous entrons dans une crise économique, environnementale, démographique, et l’histoire de l’humanité démontre que les crises se résolvent en général dans la guerre. Mais je suis tellement pessimiste que je peux espérer de bonnes surprises.
Tes projets ?
Un roman qui va sortir en 2013 chez Voye’l, « Gospel ». Très différent de ce que j’ai écrit jusqu’ici. Mais là ce n’est plus vraiment un projet, c’est déjà écrit.
Pour le futur j’ai des envies qui sortent du cadre dans lequel je me suis toujours tenu. Scénario de BD, de film, de série. J’ai des projets dans chacun de ces domaines. Plus difficile à concrétiser que l’édition d’un roman, mais qui vivra verra.
Critique ici : le maître des ombres et ici