Anachronopète (L’)

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Ainsi se trouve résumée sa mission, qui est de voler vers le passé. En effet, grâce à elle, on peut prendre le petit déjeuner à sept heures à Paris au XIXe siècle, s’offrir un en-cas à midi en Russie avec Pierre le Grand, déjeuner à dix-sept heures à Madrid avec Miguel de Cervantes Saavedra – s’il a de quoi payer ce jour-là – et, la nuit tombant en chemin, débarquer à l’aube avec Colomb sur les plages vierges de l’Amérique.

 

Voici un roman pour le moins singulier et, assurément, important. Après lecture, on se dit qu’il aurait dû être publié en France depuis longtemps : nécessité rétrospective. C’est chose faite grâce aux éditions Musidora.

Quel est son point de départ ? À l’occasion du Salon universel de Paris de 1878, le savant espagnol Don Sindulfo dévoile sa fabuleuse invention : un vaisseau, fonctionnant à l’énergie électrique, aussi complexe qu’élégant, qui permet de voyager dans le temps. Pour baptiser l’événement, on cite Jules Verne, référence assumée. On sait sur quel terrain du merveilleux scientifique on se trouve.

Tout d’abord, remettons cette histoire de machine à voyager dans le temps dans son contexte littéraire et historique. Le thème du voyage temporel est familier, il inspire de nombreux textes et il y a bien des façons de l’imaginer. Dans Le voyageur imprudent (1944) de Barjavel, c’est par des gélules que l’entreprise devient possible. La chimie, donc. Matheson, dans Le jeune homme, la mort et le temps (1975), emploie l’idée de transport psychique pour faire voyager son personnage, Richard Collier. On bascule ici dans le fantastique. H. G. Wells, dans Quand le dormeur s’éveillera (1910), songe à l’hibernation, qui est, elle aussi, une façon de jouer avec la temporalité. Enfin, le voyage temporel au moyen d’un artefact technologique est généralement associé à la Machine à explorer le temps du même Wells (souvenez-vous : les Eloïs et les Morlocks. Classique, nous disons). Quelle date ? 1895. Or, l’Anachronopète est publié en 1887. Ce premier élément suffit, à lui seul, à faire de ce texte une oeuvre remarquable, par la primauté du concept. Comme les anthropologues, les amateurs de SF cherchent toujours leur Lucy.

S’il est bien sûr séduisant de faire le rapprochement entre Enrique Gaspar et H. G. Wells, tout comme quelque présupposé nous pousse à l’associer à Cervantes, l’expérience de sa lecture nous conduit finalement vers d’autres affinités, certes moins intuitives : Marivaux et Bradbury. Marivaux pour l’humour caustique, l’usage des intrigues amoureuses et le dévoilement de l’absurdité des moeurs et des conventions sociales. Bradbury, pour l’idée de tourisme temporel. Souvenons-nous de cette histoire génialement déraisonnable de safari organisé soixante millions d’années en arrière, dans le but de chasser un tyrex ! (la nouvelle Un coup de tonnerre, 1952). Sur la même étagère, on trouve aussi Les temps parallèles, de Silverberg (1969), roman dans lequel en remontant la ligne (Up the Line, le titre US), les voyageurs temporels peuvent assister au Sermont sur la Montagne ou encore au sac de Constantinople.

Nous parlions d’humour. C’est un autre point fondamental qu’il faut souligner ici : Don Sindulfo et Benjamin, les protagonistes du récit, sont régulièrement ridiculisés, notamment le premier nommé, dont le portrait physique et moral est peu flatteur. Humour encore dans les remarques concernant la société française et, par exemple, son hypocrite moraline, dans le traitement que les autorités réservent aux prostituées.

Une place singulière dans la galaxie des récits de voyage dans le temps, une bonne dose d’humour, avançons ! C’est également un texte rempli d’idées et de descriptions authentiquement poétiques. Sans doute un point fort de cette oeuvre. Les pages 33-34, remarquables, sont à lire absolument. On ne peut pas ne pas penser aux rêveries cosmologiques des libertins et/ou savants du XVIIe. Ils pensaient faire avancer le savoir, ils développaient l’imaginaire. Mais le premier peut-il se passer du second ? Le chapitre 3 de Lanachronopète semble réconcilier le Bachelard du rationalisme et le Bachelard des rêves. Celui du Nouvel esprit scientifique et celui de L’air et les songes. De solides considérations scientifiques se mêlent à des interprétations pleines de fantaisie. On croirait Galilée revisité par Cyrano.

Cette fantaisie et cette vibrionnante imagination n’entravent pas l’importante érudition que comporte l’ouvrage. On y trouve des références à Reiset et Regnault, à Boucher de Perthes, des développements sur la Rome antique, la Chine impériale et mille autres considérations savantes. Peut-être saviez-vous que le nom de Confucius provient de « Kung-fu-Tseu » ? En lisant ce livre, on apprend bien d’autres choses. L’auteur a l’intelligence de toujours mettre ces éléments au service de l’intrigue et de l’action. Cela aboutit parfois à la formulation d’hypothèses scientifiquement cocasses et charmantes (la genèse des montagnes devra encore attendre Wegener !). Mais parfois l’intuition sonne juste et trouble le lecteur : le lien établi entre le mouvement, la vitesse et le temps n’est pas loin de nous faire penser à la fameuse expérience des chronomètres d’Hafele-Keating.

Rappelons à cette occasion qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un voyage dans le temps : en l’occurrence, une exploration du passé. Car c’est bien le passé qui est au coeur de ce texte et qui est fièrement revendiqué. « Vive le passé ! » s’écrie-t-on, page 43. Tandis que le XIXe siècle fait de l’Histoire en regardant le futur (et que nous autres au XXIe n’en finissons pas d’éplucher le présent), Enrique Gaspar choisit le passé et vise l’origine des choses. Il faudra donc, dans cet Anachronopète qui signifie littéralement « celui qui vole en arrière dans le temps », reparcourir en sens inverse la dynamique de l’atmosphère autour du globe. Et, comme il est dit p. 67, « marcher en arrière, comme des crabes ». Une autre chose étonne : entre l’humour spirituel et la farce amoureuse, il y a toute la place pour une véritable prise en compte de la nature du temps. Ce dernier n’est plus simplement traité comme un espace bis, un décor, mais comme une dimension à part entière, celle qui donne son être aux choses. Et ce, jusque dans les moindres détails : les vêtements portés par l’équipage qui re-parcourent à l’envers leur processus de production, les aliments qui retournent à leur état initial... Le temps n’est pas un simple paysage, un prétexte, il n’est pas un accident qui arriverait aux êtres, il est la source capricieuse de leur existence et de leur forme, toujours provisoire.

Enfin, et pour terminer, c’est un roman qui traite du choix, de la liberté, et de la responsabilité. « Et si... » est la grand question qui hante le texte. Non, il n’y a pas de Nécessité historique qui tire, quoi que nous fassions, les Humains vers un seul et unique Narratif possible. Nos choix ont des effets et ils peuvent changer le récit du monde. Problème conscientisé lorsque Don Sindulfo lui-même explique : « Nous remontons le temps, mais nous ne pouvons pas l’annuler. Si le présent est une conséquence du passé et que nous en sommes des spécimens vivants, nous ne pouvons annuler une cause dont nous sommes les effets réels sans nous supprimer par la même occasion. » Le paradoxe du grand-père avant l’heure...

C’est donc décidément un ouvrage qui mérite toute l’attention des lecteurs de science-fiction et des amateurs de récits de voyage temporel. Sans compter que la découverte d’un tel roman est en soi un voyage. Pour reprendre le propos de Nicolas Tellop, co-artisan de l’édition : « En ouvrant un livre presque 150 ans avant sa sortie, on accomplit assurément une forme de voyage dans le temps. » Ajoutons à cela les illustrations intérieures de F. Gomez Soler, la couverture parfaite de Laurent Durieux, la traduction fluide et efficace de Sophie Vallez, une postface signée Xavier Mauméjean, impeccable comme toujours, et nous avons tous les ingrédients d’un roman assurément destiné à devenir un incontournable de nos rayons SF.

 

L’Anachronopète, d’Enrique Gaspar, éd. Musidora, 2022.

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