Apocalypse et cacahouètes de Catherine Bolle
On raconte qu’en cas d’apocalypse, seuls les meilleurs survivraient. Depuis que je les ai trouvés cet après-midi, après des mois de recherche, ça hante mes pensées. Parce que si c’est le cas, l’humanité est mal barrée.
Dès mon apparition devant l’édifice en pierres, j’avais failli faire demi-tour. Le gars baraqué planté devant moi n’avait pas encore ouvert la bouche que je priais déjà pour qu’il la ferme. À juste titre.
— Tu me suis ?
Il s’était retourné avant de me poser la question. Un hochement de tête avait suffi. Après avoir passé deux heures en sa compagnie à répondre à des questions, je n’avais qu’une hâte : faire connaissance avec le reste du groupe. Ça grimpait sec pour atteindre le cœur de la citadelle fortifiée. Un endroit pareil sur les hauteurs de la ville abritait forcément des rescapés, j’aurais dû y songer plus tôt. Monsieur Muscle avait fini par accepter le silence, il soufflait comme pas possible alors qu’il restait un bout de chemin, à juger par la distance qui nous séparait du bâtiment principal. À sa hauteur, j’avançais sans peine.
— Heureusement que je ne fume plus, avait lâché le nigaud au milieu d’une quinte de toux. Remarque, c’est pas bien difficile : on ne trouve plus de cigarettes.
Son rire étouffé entre deux raclements de gorge n’avait rien de drôle. Mais bon, je savais pourquoi j’étais ici. C’est avec soulagement que j’avais aperçu une silhouette à l’extrémité d’un pont. Le fossé qu’il surplombait n’était pas très profond, mais suffisant pour protéger la forteresse en cas d’attaque. L’endroit idéal.
Le gringalet qui nous attendait, les bras croisés sur sa poitrine, semblait un poil plus rassurant que son pote. Il avait élevé la voix de loin.
— Qui tu nous amènes là, Jean-Claude ?
L’autre, le fusil sur l’épaule, m’avait tapé dans le dos en répondant :
— Un survivant. Il s’appelle Rocco.
— Rocco ? Tu te fous de ma gueule ?
— Ben non, pourquoi ?
Le gringalet avait soupiré et secoué la tête avant de s’approcher de moi. De mon côté, j’appliquais l’une des règles que je m’étais fixé : en dire le moins possible. Le fameux Jean-Claude n’y était apparemment pas soumis. Il continuait en se tortillant sur place.
— Écoute, Stan, je l’ai interrogé en suivant le protocole, ce mec-là n’est pas dangereux.
— Le protocole, mon cul !
Le dénommé Stan me tournait autour, ses petits yeux plissés. L’autre revenait à la charge.
— Pourquoi tu dis ça, Stan ?
Un soupir encore plus prononcé. Et un regard en biais à son pote de plus en plus mal à l’aise, comme s’il perdait d’un coup toute la crédibilité qu’il avait tenté de mettre en place. « Rassure-toi, mec, tu perds pas grand-chose », j’avais eu envie de lui dire. Stan avait quand même pris la peine de lui répondre.
— Parce que celui qui a mis au point ce putain de protocole s’est fait tuer une semaine plus tard. T’as d’autres questions, tant qu’on y est ?
Un regard appuyé pour que le nigaud percute bien et Stan s’était planté en face de moi. Je le dépassais d’une bonne tête, mais ça ne l’effrayait pas. D’un coup de menton, il avait débuté un autre genre d’interrogatoire.
— Dis-moi, Rocco. Tu portes toujours ce long manteau ?
— Quand j’ai froid.
Il avait levé les yeux au ciel pour sonder l’air. Pas besoin de fouiller des heures les cieux pour trouver le soleil, il n’y avait plus un seul nuage depuis la catastrophe nucléaire. Des perles de sueur mouillaient son front, il s’était rapidement essuyé du dos de la main avant de poursuivre :
— Et là, t’as froid ?
— Faut croire que oui.
— Hum.
J’attendais la suite qui n’était pas venue. Après une hésitation, Stan avait tourné les talons en murmurant que c’était bon pour le moment. Sur cette brève mais concluante entrevue, il avait laissé Jean-Claude me conduire à l’intérieur du bâtiment. Le moulin à paroles avait aussitôt repris.
— Faut pas en vouloir à Stan, c’est un brave type. Il est triste à cause de Polyphème.
— Polyphème ?
— Oui, sa carpe borgne. Elle est morte hier.
— Ah.
— On a un bassin où vivent encore quelques carpes. C’est tellement fascinant comme animal ! Un genre de lien avec la nature, tu vois ? Quand tu touches une carpe, c’est un peu comme toucher un arbre, ça te transmet un souffle de vie !
Un grand blanc. Qu’est-ce que j’aurais pu répondre à ça ? Scotché par ses conneries, j’avais à peine fait gaffe à la cour que nous traversions. Immense, avec des ouvertures sur les remparts. Mon guide avait eu le malheur de remarquer mon intérêt.
— Impressionnant, hein ? C’est une fortification de Vauban, un ministre de Louis XIV.
Bordel, il ne s’arrêtait jamais ?
— C’est le vieux qui m’a raconté tout ça.
Il m’avait servi un regard de gosse fier d’avoir réussi à réciter sa poésie.
— Il disait des choses intéressantes avant de perdre la boule, le vieux.
Putain ! Manquait plus qu’un vieux sénile pour compléter le tableau. On approchait d’un porche à l’extrémité de la cour et j’attendais sa prochaine intervention avec une impatience non feinte quand le grognement sourd nous avait surpris. L’idiot s’était aussitôt repris.
— Je ne devrais pas sursauter, je sais déjà ce que c’est.
Moi aussi, je savais de quoi il s’agissait. Et l’air détendu de Jean-Claude ne me semblait absolument pas adapté à la situation. Il en avait remis une couche.
— Viens, suis-moi. C’est par ici !
Il s’était engagé sous le porche comme s’il se rendait à une fête foraine.
Voilà où j’en suis dans ma quête des autres. Embarqué dans une galère encore pire que celle que j’ai vécue jusque là. Mais trop tard pour regretter. Je n’ai plus qu’à suivre cet imbécile heureux en espérant avoir fait le tour des surprises pour la journée.
J’avance en laissant une distance respectable entre nous, j’ai appris à me méfier des plans sans danger. Au bout de quelque pas, nous débouchons sur ce qui ressemble à un ancien zoo. Les cages sont encore en place, vides. Ou presque. L’odeur putride de charogne frétille sous mes narines en même temps qu’un nouveau grognement déchire le silence. Cette fois, plus de doutes : je suis tombé sur des dingues.
Hilare, Jean-Claude m’entraîne sur sa droite dans un dédale de cages à ciel ouvert. Des lianes pendent encore aux branches mortes, les abris pour les bestioles sont toujours là. Mais aucun locataire à l’intérieur. À part celui sur lequel je m’apprête à tomber d’un pas à l’autre. L’odeur est de plus en plus forte, tout comme le bruit des barreaux qu’on secoue. Qu’est-ce qui leur est passé par la tête ?
Ça y est, je distingue la forme qui remue à moins de quatre mètres de moi. Difficile d’imaginer que c’était un homme autrefois avec ses trous à la place des yeux, son crâne parsemé de rares cheveux, ses bras décharnés au bout desquels des doigts crochus s’agitent en vain et son corps en lambeaux. Une colère brutale me prend aux tripes en voyant cet abruti de Jean-Claude faire le débile en face de la cage.
— Gouzi-gouzi, il est pas content, dis donc ! Il veut une petite cacahouète, peut-être ?
Je m’interpose entre lui et le macchabée.
— Arrête-ça tout de suite.
Le débile met un temps fou à réagir.
— Attends, le nouveau. Tu ne me donnes pas d’ordres.
Je ne baisse pas les yeux. Les siens se mettent à ciller et sa lèvre supérieure à trembler, quel couard ! Mes lèvres s’en étirent de contentement. La phrase que je retiens depuis trop longtemps sort enfin.
— Je me demande par quel miracle vous êtes toujours en vie…
— Grâce à moi !
Bon sang ! Moi qui pensais avoir eu ma dose de sensations fortes ! Une femme s’approche de nous, un chapeau de cowboy bien calé sur son crâne. Il laisse une partie de son visage dans l’ombre.
— Surpris ?
Un rayon de lumière accroche son regard. Franc et direct. Ok, j’ai affaire au chef. Je me tourne dans sa direction et la salue comme il se doit d’un signe de tête.
— Madame.
Sans m’accorder la moindre importance, elle fonce droit sur l’abruti qui recule de trois pas.
— Désolé, chef !
— Attends au moins de savoir ce que j’ai à te reprocher avant de t’excuser, imbécile.
— Oui, chef. Désolé, chef.
Elle enchaîne sans s’attarder sur le caractère désespéré du cas de l’imbécile.
— Primo, on ne recrute personne sans m’en parler d’abord.
Le coup d’œil dans ma direction est… charmant.
— Secundo, je vous avais demandé de ramener un zombie en mutation. Pas ça !
Le bras tendu vers la chose qui se contorsionne dans sa cage l’est beaucoup moins. L’idiot bafouille.
— C’est le seul qu’on a trouvé, chef. Désolé, chef.
Elle soupire en secouant la tête. Elle aussi. Décidément, ce type est doué pour mettre les nerfs des personnes qui le côtoient à vif.
— Ça ira, Jean-Claude. Tu peux disposer.
L’idiot ne se fait pas prier pour tourner les talons et partir au pas de course. Le chef prend enfin le temps de m’examiner.
— Vous avez un nom, j’imagine ?
— Rocco, pour vous servir.
Elle reste dubitative.
— Qu’est-ce qui vous amène ici, Rocco ?
— Dix longs mois de solitude.
Le silence qui s’installe entre nous n’est entrecoupé que par les grognements de la bête. Jamais personne ne m’a sondé du regard comme elle le fait, une chaleur depuis longtemps oubliée monterait presque dans mes reins. Un léger rictus déforme ses lèvres au moment où elle tranche :
— Je pense que ce n’est pas l’unique raison, Rocco. Une intuition. Et mon intuition me trompe rarement. Mais vous pouvez rester parmi nous, nous trouverons de quoi vous occuper.
Un grognement plus violent que les autres détourne notre attention. La bête est fixée sur nous. Plus précisément, sur moi. Un malaise s’immisce dans mes tripes devant les orbites du macchabée, pas si vides que ça. Je questionne le chef pour chasser mon trouble.
— Quel est l’intérêt de le retenir là ?
Elle l’observe longuement avant de répondre.
— Vous l’ignorez peut-être, mais les zombies sont en train de muter. Des spécimens sont à présent dotés d’une intelligence qui se rapproche de la nôtre. Qui surpasse à coup sûr celle de certains membres de ma troupe.
Inutile de se questionner trois plombes pour comprendre de qui elle parle. Elle poursuit :
— Bref, je voulais en étudier un. Comprendre leur évolution rapide et sait-on jamais, engager un dialogue. On peut toujours rêver.
Son regard un instant perdu retrouve toute sa gravité face à un nouveau grognement.
— Mais voilà ce qu’ils m’ont dégoté. Il faudra plusieurs décennies à celui-là pour évoluer d’un orteil. Quelle bande d’incapables !
Elle me fait signe de la suivre.
— Il est temps de rejoindre les autres pour le repas. Vous avez faim, je suppose ?
J’opine.
— Toutes ces émotions m’ont mis en appétit.
Les murs en pierre de la salle qui tient lieu de cantine dégagent une atmosphère bizarre. Chaleureuse. Le chef retire son chapeau et le balance sur un meuble en bois avant de frotter ses cheveux très courts et très sombres. Elle m’invite à approcher de la longue table autour de laquelle sont assis deux mecs armés, un boutonneux d’une quinzaine d’années et un vieux. Les présentations sont rapides.
— Voici Freddy, notre ado à tout faire, le vieux qui n’a plus de nom depuis belle lurette et là, c’est Ange et Démon.
Ces deux-là m’interpellent. Deux copies conformes qui reposent leur cuillère en même temps et posent sur moi un regard identique. Le chef précise la situation.
— Ces frangins sont deux veilleurs hors pair. Avec eux, on peut dormir sur nos deux oreilles.
— Ouais, enchaîne direct l’un d’eux. Et si j’avais été à mon poste à l’arrivée de celui-là, il ne rentrait pas.
Son coup de menton rédhibitoire dans ma direction ne laisse aucun doute sur ce qu’il vient de dire.
— Ne soit pas aussi catégorique, rétorque sa copie. Ce type est peut-être un mec bien.
L’autre ne répond rien mais dans le regard qu’il me jette une dernière fois avant de se lever, je déchiffre que c’est pas gagné. Il tape dans le dos de son frérot.
— En route pour la relève.
L’ambiance se détend d’un coup après leur sortie.
— Apporte une assiette à notre invité, Freddy, dit le chef en s’asseyant en bout de table.
Le boutonneux s’exécute rapidement. La soupe fumante qu’il dépose devant mon nez m’arrache un hoquet de stupeur.
— Des légumes ?
Le rire clair et franc du chef résonne dans la salle. Sa voix vibre d’une fierté presque maternelle quand elle répond.
— Du jardin, s’il vous plait.
— Sans pluie ?
Cette fois, elle ne rit plus. Mais garde un ton léger pour mettre fin à l’intermède culinaire.
— Nous ne vous dévoilerons pas tous nos secrets le premier jour, Rocco.
Pas de soucis. De toute façon, ma journée est plus que satisfaisante. Nous mangeons à peu près en silence, seul le vieux fait du bruit en mâchouillant ses légumes mais personne n’y prête attention. Tout change avec le retour de Monsieur Muscle et de Stan. Ils s’affalent en face de moi.
— R.A.S., lance le gringalet.
Après un regard en biais en direction du vieux, il s’insurge.
— Pourquoi tu remplis son assiette à ras bord, Freddy ? C’est du gaspillage !
— Ne sois pas méchant avec le vieux, Stan. Il sait des tas de choses, même des mots que personne ne connaît.
— Arrête, J-C ! S’il est le seul à les connaître, c’est parce qu’ils n’existent pas !
— Ben si, justement ! Le jour où il nous a parlé de rotoscoper, j’ai vérifié dans un dictionnaire et…
— Où est-ce que t’as déniché un dico ?
— Dans un ancien musée, figure-toi.
— Ah ouais ? T’as le temps d’aller au musée en ce moment, toi ?
— Ça suffit !
La chaise du chef bascule en même temps qu’elle se lève. Un brin énervée, mais d’un calme qu’elle maîtrise parfaitement, elle remet les choses au point.
— Personne ne maltraite le vieux. On est une communauté, ne l’oubliez pas.
Stan acquiesce en marmonnant des excuses et Jean-Claude glisse un clin d’œil à l’ancien qui n’a pas relevé la tête de son assiette. Une belle communauté, oui. Je profite du sujet pour satisfaire ma curiosité.
— Dites-moi, chef. Vous êtes la seule femme ici ?
Elle hausse un sourcil d’un air entendu et dit, un sourire en coin :
— Oui. Et si la question suivante est de savoir qui couche avec moi, la réponse est : personne.
Un coup d’œil à la ronde : Stan est concentré sur sa soupe, le vieux s’acharne après une feuille de chou, Freddy a disparu à la cuisine. Reste l’abruti qui prend une profonde inspiration. Je crains le pire.
— C’est vrai ça, personne ne touche au chef. Le chef, c’est comme un fantasme. Si tu réalises ton fantasme, alors il disparaît. Plus de fantasme, plus de désir. Et plus de désir, plus de vie.
Pire que ce que je craignais. Et c’est pas fini.
— Bref, coucher avec le chef, c’est renoncer à la vie.
— Tout à fait, mon cher Jean-Claude, confirme l’intéressée. Pas exactement pour les raisons énoncées, mais le résultat est bien celui-là. La mort à celui qui me touche.
J’en reste pantois d’admiration. La fin du repas se déroule dans un calme relatif. Stan et Jean-Claude énoncent le compte-rendu de la journée. Pas de zombies ni de rescapés. À part moi. Un pressentiment me pousse à me préparer à une nouvelle flopée de questions. Ça ne loupe pas. C’est Stan qui revient à la charge sur son sujet favori.
— Ton manteau m’intrigue, mec. J’y ai beaucoup pensé durant les longues minutes passées en plein cagna.
Les autres attendent. Même le vieux semble éprouver un minimum d’attention à l’affaire. Je me racle la gorge.
— Ok. Qu’est-ce que tu veux savoir ? Si je cache des armes là-dessous ? Ton pote m’a déjà palpé.
— Oui, et je n’ai rien senti.
Stan envoie un regard de travers à Monsieur Muscle avant qu’il ne soit tenté d’ajouter une connerie. Il joue avec la pointe de son couteau et prend le temps de formuler sa réplique avant de poursuivre.
— C’est ça qui m’interpelle, justement. Qu’un type comme toi qui prétend survivre seul depuis des mois ne soit pas armé.
Le chef, les coudes bien en place sur le bois de la table, ne me lâche pas des yeux non plus. Ok, nous y voilà. À partir de maintenant, c’est quitte ou double. Je me redresse lentement. Stan s’empare de son flingue, je lui fais signe de se détendre.
— Je retire juste mon manteau, c’est vrai qu’il fait un peu chaud.
Il garde la main sur son arme malgré tout. Tous les regards sont suspendus aux boutons que je défais les uns après les autres. Alors que j’arrive au dernier, des cris proviennent de l’extérieur.
— Chef, on a un problème !
— Oui, un gros problème !
Les deux frangins viennent de débouler en courant. Leurs yeux exorbités se posent sur celle qui s’est levée d’un bond. Sa voix se veut ferme, mais j’y décèle un léger tremblement.
— Expliquez-vous.
— Des macchabées évolués. Une bonne dizaine dehors.
— On a baissé la grille, complète l’autre. Mais on ne tiendra pas longtemps s’ils sont plus nombreux.
— Évolués ?
— Oui, évolués.
Ange et Démon ont répondu en même temps. Deux autres réagissent aussi en un sursaut. Le chef et Stan qui pointent leurs yeux sur moi. Suivis de Jean-Claude.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande l’un des deux frères.
La voix du chef retrouve son aplomb.
— Je crois que Rocco a pas mal de choses à nous dire.
— J’étais sûr qu’il fallait éliminer ce type direct ! hurle l’un des jumeaux.
— Attends d’abord qu’il s’exprime, réplique l’autre. Il ne vient peut-être pas en ennemi.
Je saisis l’occasion.
— Ton frangin a raison.
Le ricanement de la deuxième moitié est interrompu par le chef.
— Écoutons ce que Rocco a à nous dire, nous jugerons ensuite.
— Bien parlé, chef !
— Ferme-la, Jean-Claude, s’énerve Stan, l’arme toujours en main.
Il est temps d’en venir aux faits avant qu’il n’y ait un bain de sang. Avec des gestes précis et mesurés, je retire mon manteau. Des pansements en profitent pour se faire la belle, ça m’arrache une grimace de douleur. Je le pose sur le dossier d’une chaise et déclare en ouvrant les bras :
— Voilà.
Leurs regards stupéfaits virent assez vite au dégoût face à la puanteur qui envahit la pièce.
— Ça schlingue ! Qu’est-ce que…
Les mots de Stan restent bloqués dans sa gorge au moment où il réalise à qui il a affaire. Et il n’est pas le seul. En moins de cinq secondes, je suis encerclé, un flingue posé sur ma tempe.
— Bouge pas, espèce de charognard ! hurle une voix derrière moi.
Sans doute celle de Démon, on apprend vite à distinguer les deux frangins.
— On le descend ici ou dehors ? demande Stan dans un élan de pragmatisme.
— Nulle part, réplique le chef. Reculez, c’est un ordre.
Ils mettent un temps fou à obéir, je m’attends à mourir pour de bon d’une seconde à l’autre. Mais cette femme a une autorité hors du commun. Au moment où je retrouve un espace vital respectable, je me demande ce qu’elle a accompli par le passé pour mériter un tel respect. Ça ne l’empêche pas d’en revenir aux faits.
— Parlez vite et bien, Rocco. Et nous épargnerons peut-être votre… vie.
Je prends une profonde inspiration et me lance.
— Nous sommes un groupe de zombies évolués, comme vous dites.
Devant leur nez pincés, j’ajoute :
— Notre putréfaction est en voix de guérison, mais ça suinte encore un peu.
Un coup de menton en direction de ma chemise tachée. Est-ce une lueur de compassion que je décèle dans le regard du chef ? Je continue :
— Depuis des mois, nous sommes en quête d’un groupe comme le vôtre. Je suis leur éclaireur.
— Pourquoi toi ?
Jean-Claude se prend un coup de coude dans les côtes.
— Laisse-le causer, imbécile !
— Parce que j’observe beaucoup et parle peu.
Ça arrache un rire rapide à Stan qui réitère son coup de coude.
— Prends-en de la graine, J-C.
— Mais j’ai rien dit, là ! s’insurge Monsieur Muscle.
Le soupir du chef les interrompt. Elle me demande sans se déconcentrer :
— Que venez-vous chercher ici, Rocco ?
Je pose sur elle un regard appuyé.
— Mis à part cette place forte au-dessus de nos espérances, une chose que nous ne possédons plus.
Elle plisse des yeux, mal à l’aise. J’évacue aussitôt le malentendu.
— Je ne parle pas de trouver des femmes, il y en a dans notre groupe et…
— Vous avez des femmes ?
Les yeux écarquillés de Jean-Claude vont sortir de leurs orbites.
— Voilà une bonne nouvelle ! Tu trouveras sans doute la femme de ta vie parmi elles, hein ?
Au rire de Stan se mêlent ceux d’Ange et Démon. Même les lèvres du chef s’étirent discrètement. Mais elle ne lâche pas le morceau.
— Dans ce cas, que cherchez-vous ?
Je sonde ses pupilles. À l’instant où je réponds, j’espère du fond du cœur y déceler la petite étincelle qui confirmera que tout est encore possible.
— Ce qui fera à nouveau de nous de vrais êtres humains. L’humour.
Ou à lire en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Apocalypse-et-cacahouetes-...
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