La nuit du Rossignol par Christophe Maggi
La salle du théâtre de la Michodière était comble, les spectateurs écoutaient amoureusement la femme au chapeau blanc leur chanter les Chemins du désespoir, chemins du souvenir, chemins du premier jour, divins chemins d’amour[1] des trémolos dans sa délicieuse voix de soprano. Paris n’avait pas perdu le goût de la fête malgré les terribles évènements qui secouaient le monde, les Parisiens se réfugiaient dans les théâtres, les cinémas, les cabarets en quête de divertissement mais aussi pour organiser le marché noir. Déclarée ville ouverte le 14 juin 1940, Paris avait subi le joug des Allemands. Cinq mois plus tard, la ville se voyait de nouveau envahie par d’autres… envahisseurs.
Un homme au chapeau de feutre, grand nœud papillon noir sur costume gris chiné, caché derrière le rideau des coulisses, regardait la comédienne avec attention, il scrutait les moindres faits et gestes de celle qui fut jadis sa femme. Amanda embrasserait le Prince dans quelques instants, tel était le dénouement nostalgique de la pièce Léocadia, et le rideau tomberait sous les applaudissements nourris.
Un jeune garçon arriva sur la pointe des pieds derrière lui et lui chuchota quelques mots à l’oreille. L’homme acquiesça et le suivit dans les loges. Un écriteau doré sur la porte annonçait « Yvonne Printemps ». Il entra. Un énorme bouquet de roses rouges trônait sur la table ronde du petit salon de la loge, un homme en trenchcoat et chapeau noir attendait impassiblement debout, une cigarette anglaise aux doigts.
— Docteur Borrel, ravi de vous revoir. Ils terminent Léocadia. Vous allez entendre les applaudissements dans quelques minutes.
— Elle joue avec Pierre ?
— Oui.
Leurs regards se croisèrent, un petit sourire maladroit aux coins des lèvres, Sacha savait ce que le docteur pensait mais n’en fit rien. Ses histoires de couple ne regardaient que lui… Et la presse à scandale !
— Comment s’est passé la traversée ?
— Sans encombre. Londres veut des garanties que nous ne pouvons lui donner. Tout est prêt à Betchley Park, ils attendent les liaisons radio. Le SOE sera à l’écoute mais se réserve le droit de ne rien faire.
Une fabuleuse salve d’applaudissements déchira l’atmosphère légère et feutrée qui régnait dans le théâtre parisien. Les langueurs des mélopées avaient laissé place aux ovations. Un triomphe ! Il y eut quatre rappels pour cette première représentation d’une des dernières pièces roses de Jean Anouilh. Épanouis et fiers, les comédiens firent des révérences et envoyèrent des baisers à leur chaleureux public. Les lumières de la salle se rallumèrent lentement tandis que les comédiens quittaient la scène encore sous les applaudissements. Le public se leva et commença à regagner la sortie. Les spectateurs bavardaient et commentaient le spectacle mais lorsqu’ils aperçurent les officiers en uniforme ivoire assis au dernier rang, ils baissèrent les yeux, pressèrent le pas et sortirent en toute discrétion. Peu paradaient ou soutenaient leurs regards ; de pâles étrangers ternissaient la salle, plombant l’ambiance, et ils n’étaient pas les bienvenus.
Yvonne Printemps et Pierre Fresnay rejoignirent la loge principale, celle de la comédienne et directrice. Le jeune garçon en pantalon de golf brun montait toujours la garde à la porte, grelottant de froid ; il frappa prestement deux coups sur le montant en bois et leur ouvrit. La comédienne salua distraitement son ex-mari et embrassa le docteur chaleureusement. Elle s’affala devant son miroir et retira ses bijoux de pacotille pour les remplacer aussi vite par ses somptueuses boucles d’oreilles serties de grosses perles, reçues en cadeau quelques mois plus tôt d’un illustre inconnu, amant de passage, comme bon nombre. Elle entreprit de se démaquiller puis se résigna. Elle demanda que l’on ouvre le champagne et fit servir une coupe à chacun. Personne ne parlait. Les trois hommes attendaient, leur verre à la main, encagés dans la loge de la soprano, la diva, l’impératrice que ses désirs soient annoncés et exaucés.
La comédienne n’avait rien perdu de sa superbe. Elle arborait toujours sa coiffure à vaguelettes élaborée, avait de minces sourcils et de très grands yeux pers, le regard rieur, rêveur, parfois mélancolique, virant au noir lors de contrariétés et de rebuffades déclenchées par d’hystériques ires entre amants. Ses lèvres très finement dessinées offraient un sourire affriolant en croissant de lune. Ses poignets étaient encerclés de bracelets lourds et massifs ; à chaque main, une bague sertie de diamants et d’émeraudes de tailles remarquables.
— Bon ! dit-elle en attrapant sa coupe de champagne sur la tablette à maquillage. Levons nos verres… Et haut-les-cœurs ! Je sais me faire attendre mais nous n’avons que quelques heures devant nous. Le tour de chant commence à vingt heures.
Les coupes tintèrent et tous burent avidement le Dom Pérignon millésimé, une cuvée réservée aux civils. Au regard des hommes, Yvonne retira sa robe de scène laissant apparaitre son soutien-gorge griffé couleur chair et enfila une somptueuse robe noire Jeanne Lanvin. Pierre Frenay, toujours, en habit de Prince ne pouvait se changer, il n’était pas dans sa loge. Sacha esquissa une question mais il savait pertinemment qu’il aura droit à une remontrance :
— Tu te changes ?
— Ça se voit non ? Toi, ne changes rien, tu ressembles déjà à un égoutier !
Son caractère acerbe faisait d’elle une femme de tête, qui aurait fait danser la gigue à n’importe quel homme. Elle était redoutable et redoutablement belle. Alors qu’elle continuait de se dévêtir, les hommes firent semblant de regarder ailleurs mais tous les regards se croisèrent dans les grands miroirs et pointaient sur des épaules dénudées, d’un corps sensuel qu’avait jadis connu Sacha, à une époque à laquelle remarques et quolibets en public étaient quotidiens.
Elle prit son manteau de fourrure de loup à trois boutons, plus discret que celui en renard roux, et enfila une paire de longs gants noirs. Comme à son habitude, elle se faisait attendre, elle excellait dans cet art et s’en amusait. Elle se ficha sur la tête un turban anthracite aux fins drapés qui lui donnait un air distingué et noble. Elle prit enfin un petit sac à main, qu’elle passa en bandoulière. Elle était éblouissante, bien que vêtue de couleurs sombres, les couleurs du ciel, de la vie et des cœurs parisiens en 1940.
Pierre se demanda ce qu’elle comptait faire avec un sac à main ! Et il fut rassuré de voir que son petit chien ne serait pas du voyage ! Même en temps de guerre, Yvonne Printemps, à l’instar de beaucoup de femmes, se faisait un devoir d’apparaitre féminine, sensuelle, élégante et désirable ; c’était son acte de résistance suprême.
Le petit groupe, composé du Prince, d’Yvonne en civil de la haute bourgeoisie, de Sacha Guitry et du Docteur Borrel, fils du célèbre Amédée Borrel, s’engagèrent discrètement dans le hall, après avoir vérifié que des officiers ou des soldats ne les attendaient pas. Le jeune garçon les précéda, ouvrit une porte à l’arrière du théâtre, sautilla en deux enjambées dans la neige de décembre, souleva tant bien que mal la taque d’égout et les aida à descendre par l’échelle. La lune brillait dans le ciel noir et les ombres circulaires des soucoupes métalliques tachaient la neige.
Alors qu’ils descendaient l’échelle, le petit groupe frissonna de froid. Le métal des échelons était glacé, et seule Yvonne avait des gants. En décembre 1940, Paris affrontait son deuxième hiver de guerre le plus froid. La situation était d’autant plus pénible que les approvisionnements en charbon se faisaient attendre, les nazis ayant imposé dès fin 1939 le rationnement des vivres et du combustible, la situation ne s’était pas améliorée. La température tombait facilement à vingt degrés sous zéro et les chutes de neige étaient quotidiennes. Pire, les tissus étaient maintenant métrés et les femmes manquaient de bas et de chaussures, les deux seules choses importantes à leurs yeux. Et pourtant…
Les envahisseurs avaient pris position au-dessus de Paris, Parisiens et nazis dans l’incompréhension totale. Des vaisseaux géants desquels sortaient d’autres engins plus petits atterrissaient çà et là dans tout le pays. Heureusement pour Paris, la première ville à avoir reçu la visite des envahisseurs était Berlin. Les nazis, déjà en guerre contre l’Europe, pensaient qu’ils avaient affaire à l’ennemi de l’Ouest. Lancer la Luftwaffe n’avait pas été une bonne idée, l’aviation avait été décimée en quelques minutes et en représailles Berlin réduite à un tas de sable. Aucun survivant. Paris, déjà envahie par les nazis et désarmée, n’avait plus les moyens de riposter, aussi les Français remarquèrent prestement que, si personne n’utilisait la force, les envahisseurs ne répondaient pas. Ils prenaient position dans les villes stratégiques, infiltraient les ministères, dictaient leurs lois, rasaient tous les casernements, confisquaient ce qui ressemblaient de près ou de loin à une arme, déportaient certaines personnes, surtout des femmes et vidaient, de façon incompréhensible, les hôpitaux. Malheureusement, leurs intentions n’étaient pas aussi claires que leur peau. Aux rafles des nazis succédaient les rafles des envahisseurs, moins brutales, mais toutes aussi effrayantes. Les déportés étaient entassés dans des véhicules volants qui rejoignaient les énormes soucoupes stationnées dans l’atmosphère et personne n’en revenait jamais.
La guerre mondiale en décembre 1940 se résumait à un front qui avançait vers l’Est. Les Soviétiques et les Chinois ayant eu la mauvaise idée de résister, ils ne pouvaient affronter la suprématie technologique des envahisseurs. Les nazis, ceux qui n’étaient pas en Allemagne, se fondaient dans la masse et essayaient de rester discrets. Ils avaient remis la question juive à plus tard et s’alliaient avec les Anglais et les Américains. L’Afrique semblait épargnée, l’Australie attendait des ordres qui ne parvenaient pas de Londres. L’Inde et les Philippines s’organisaient pour ne pas montrer de velléités de résistance, les Américains et les Canadiens avaient fait preuve de prudence en ne bougeant pas le petit doigt et en déplaçant discrètement la majorité de leurs forces armées dans des abris souterrains. Londres, Lisbonne et Madrid ressemblaient à Paris, envahies mais calmes. Rome n’existait plus. Aucune nouvelle ne provenait du Japon. Tapie dans l’ombre, une Résistance s’organisait…
Le petit groupe s’enfonça dans les égouts et parcourut plusieurs centaines de mètres dans les dédales de la ville assoupie. Yvonne sifflotait la Marseillaise, Pierre et Sacha marmonnaient quelques paroles discrètes, le docteur fermait la marche. Comme les ondes radios étaient coupées depuis la venue des soucoupes, les communications entre les différents groupes de Résistants et les forces armées dispersées et cachées restaient très difficiles. L’atout le plus sûr était le contact humain et les pigeons voyageurs pour les longues distances.
Yvonne marchait en tête, en chef de file, chef de son groupe, son caractère ne lui aurait jamais permis un autre rang. Ils arrivèrent dans une grande salle aménagée, éclairée de bougies. Un officier de la Waffen-SS, en uniforme rutilant noir, attendait, une tête de mort au képi et brassard rouge au bras droit. Sur une table, trois valises en carton ouvertes étaient l’objet de leur conversation secrète. L’homme fit les présentations : Yvonne, Sacha, Pierre, le docteur qui revenait de Londres, et lui-même l’Obersturmführer Fritz qui était dans la banlieue berlinoise juste avant l’attaque.
— Et Hitler ? demanda Yvonne, sur un ton arrogant et autoritaire en regardant l’officier tout de noir vêtu, ses bottes brillant dans l’obscurité.
— Arf ! Entschuldigen Sie Fräulein[2], nous sommes sans nouvelle. Funkwellen nicht passieren[3].
Il continua dans un français approximatif
— Soit il est ensablé dans son Führerbunker sous la Neue Reichskanzlei[4], soit il est dans un sous-marin en direction des Amériques.
Le docteur prit la parole :
— Londres veut que l’on mette en place un moyen de communication chiffré dès ce soir.
Yvonne se retourna vers le SS :
— Quels sont les résultats ?
— Taux de létalité très élevé. Les effets sont bien plus rapides que ce que le docteur pensait.
Tout en parlant il dirigea le petit groupe vers le fond de la salle, séparée en deux par une grande grille métallique. Des gémissements provenaient des tréfonds de l’obscurité. Il demanda de rester à distance par précaution et appuya sur un interrupteur. La lumière jaillit dans la cellule.
Tous reculèrent d’un bond et un petit cri étouffé sortit de la gorge de la soprano. Les Résistants en avaient capturés deux. Comme ceux croisés dans la salle de spectacle, ils étaient humanoïdes, de taille moyenne, totalement dépourvus de poils, de sourcils ou de cheveux. Ils n’avaient pas d’oreille non plus. Dans d’autres circonstances on aurait pu les considérer comme presque humain mais ils étaient abominablement répugnants. Leur peau était transparente comme du verre, clairsemée de voiles laiteux sous cutanés et laissait apparaitre tous leurs organes. Il émanait d’eux une terrible odeur nauséabonde et ils gringottaient continuellement. Ils ressemblaient à des larves humanoïdes géantes et translucides. On pouvait voir dans leur corps leur cœur battre, les aliments parcourir leur tube digestif, leur sang translucide circuler dans des canaux tout aussi translucides ; et par-dessus tout, alors qu’ils étaient habituellement vêtus de vêtements transparents, ils étaient ici nus !
La créature de gauche était inerte, couchée au sol en position fœtale, son corps recouvert de pustules blancs gluants et suintants. Le second se tordait de douleur et gémissait en se grattant tout le corps, il semblait terriblement souffrir.
— Ceux-ci n’ont pas prononcé un seul mot, ni en allemand, ni en français mais je les soupçonne de comprendre tout ce que nous disons. Celui-ci est mort en moins de quarante-huit heures, celui-là ne s’en sortira visiblement pas, c’est l’affaire d’une heure ou deux.
Yvonne était satisfaite et elle jeta un regard à ses amis puis ajouta :
— Lançons l’Opération Rossignol.
Elle mit sa main dans le double fond de son sac et en sortit un Luger P08. L’officier SS la regarda circonspect. Pierre comprit enfin l’utilité de cet accessoire de mode.
— Je l’ai pris à un de vos compatriotes quelques mois avant que nos amis communs ne débarquent ! dit-elle en agitant le pistolet sous le nez de l’officier.
Elle montra du doigt les deux larves blanchâtres. Elle continua de s’adresser à l’officier SS et dit dédaigneusement :
— Je n’aime pas la choucroute, le vert-de-gris est une couleur immonde, la poésie de Schiller est naïve et la chasse aux Juifs ne me passionne pas. Les Allemands sont de piètres amants, je supporte à peine Bach et Lili Marleen, et par-dessus tout, je déteste qu’on envahisse mon théâtre ! Et puis je ne vous aime pas, avec votre air sévère et votre uniforme Hugo Boss ! Alors eux, vous pensez bien… !
Elle braqua l’arme vers la dernière créature vivante qui la regardait avec des yeux livides de suppliant. La créature avait très bien compris ce qui se tramait et semblait même soulagée.
— Abattre des prisonniers de guerre ne vous dérange pas, renchérit l’officier en souriant.
— Oh Monsieur le claque-talon, dit-elle d’un air faussement outré, demandez-leur s’ils ont signé la Convention de Genève, voyons ! Die Genfer Konvention, verstehen Sie ?[5]
Yvonne attendit sa réaction, le regard noir. L’atmosphère était tendue et empestait des relents d’égout, d’urine et de parfum Chanel 5. D’un geste théâtral dont elle seule avait le secret, elle se retourna, les lèvres pincées, le regard hautain, et leva le bras. De son élégant poignet brillant d’or, sans un geste frémir, Yvonne tira deux balles dans la tête transparente de la moribonde larve.
— On sait que c’est au point, on n’a plus besoin d’eux.
Personne n’avait bronché, tous se forçaient à supporter l’odeur épouvantable et attendirent. Yvonne se retourna vers le groupe d’hommes, ignorant les corps, et prit la tête des opérations.
— Les enfants, dit-elle avec empressement, répétition générale – elle frappa dans les mains – Vous, le nazillon, vous enfilez des vêtements civils et vous filez au port de Lisbonne, j’espère que le sous-marin de votre Kriegsmarine sera au rendez-vous, direction New York. Vous leur apportez une machine Enigma et les documents du Docteur Borrel. Vous arriverez bien plus tard quand tout ceci sera fini… en espérant que ce ne soit pas trop tard pour la suite. Docteur, vous restez ici et transmettrez le signal de l’opération et vos documents via la machine de chiffrement dès que les communications radio seront rétablies. Puis vous regagnerez Londres avec Sacha via l’ambassade de Lisbonne. Et croyez-moi, elles seront rétablies, sinon je ne chante pas ! Pierre, le théâtre ! Je monte sur scène à vingt heures. Tu seras dans les cintres pour le final avec les confettis et le reste. À vingt-deux heures, l’affaire sera réglée. Maintenant il est temps de partir, ma fourrure sent déjà l’urine de rat.
Pierre et Yvonne ressortirent par les égouts ; Fritz regagna une autre sortie secrète après avoir changé de vêtements et pris une valise.
La lune était pleine, Yvonne sentait que la nuit serait sienne, la nuit du Rossignol, et pensa aux résistants du monde entier tapis dans l’ombre, attendant frénétiquement un signe de ralliement. Le soir même, alors que les cloches de la cathédrale n’avaient pas encore sonné vingt heures, deux officiers extra-terrestres se présentèrent à la loge de la comédienne. Ils étaient vêtus de leur uniforme ivoire transparent et parlaient un français correct mais au débit très lent et saccadé.
Yvonne et Pierre, qui avaient juste eu le temps de se préparer, croisèrent leur regard inexpressif.
— Madame, vous nous faites honneur de chanter pour nous ce soir et nous vous en remercions. Tous nos officiers sont déjà dans la salle et vous remettent leurs hommages.
— J’ai refusé de chanter pour les nazis en 39 et je n’accepte de chanter pour vous qu’aux conditions que j’ai édictées ! Le plaisir n’est pas réciproque mais je suis une femme d’honneur, alors si vous savez tenir votre parole, je tendrais la mienne.
— Bien sûr, madame ! Les émetteurs commenceront à diffuser vos chants dès le début du spectacle. Une retransmission unique et mondiale pour notre plaisir et le vôtre.
Le subalterne enchaina :
— Nous vous attendons, madame, et il fit une stupide courbette en l’invitant à le suivre.
Yvonne monta sur scène, elle avait revêtu sa robe ceinturée bleu pétrole à motif printanier et enfilé des gants blancs ; une robe de circonstance, pensa-t-elle. La tête coiffée d’un chapeau blanc tombant, elle avait forcé sur le rouge à lèvre qui ciselait merveilleusement sa bouche, elle arborait son long collier de perles et avait ajouté une épinglette en or en forme de croix de Lorraine. Elle s’approcha du micro, les yeux pétillants, un bouquet de roses blanches à la main. Avant que les lumières ne se tamisent, elle contempla la salle en retenant tout son dégout. Le bleu profond de ses yeux brillait dans l’obscurité. Tous les sièges étaient occupés par des créatures blanches et diaphanes, des centaines d’yeux vides la toisaient avec impatience.
La voix de rossignol vibra dans l’air parisien au son de Je chante la nuit…, Oui, Je t’aime Ô Paris, elle enchaina ensuite avec Vertige d’un soir…, Plaisir d’amour… Yvonne sentait la salle en pamoison, les notes éthérées se perdaient dans la nuit et bien au-delà, elle ne pensait plus à rien, elle se laissait transporter par sa propre voix. Elle prenait peu à peu conscience de ses actes de bravoure, de son héroïsme, de l’acte de résistance qu’elle diffusait par sa voix à travers les retransmissions. Elle comprit qu’elle serait un modèle pour tous les partisans du monde libre et en grande prêtresse du spectacle, elle devait emporter avec elle son public.
La BBC retransmettait en direct Yvonne Printemps et en profitait pour diffuser les secrets d’attaques de représailles en code via la machine Enigma empruntée aux Allemands. Fritz voguerait d’ici peu sous l’océan en direction de New York. Pierre attendait dans les cintres près d’un ventilateur, un énorme sac de confettis couleur or à sa gauche, un petit sac de spores de variole dans la main droite. Le docteur pianotait dans les égouts sur le clavier de la machine à chiffrer allemande ses instructions pour l’utilisation des spores de variole et la composition du vaccin, à l’attention des nations qui n’en possédaient pas.
Tandis qu’Yvonne entonnait le dernier chant en une apothéose, Pierre alluma le ventilateur et répandit les confettis dans la salle, d’un même geste, il lâcha les spores aux quatre vents. Tous les militaires et une bonne partie de la population avaient été vaccinés contre la variole pendant la Première Guerre mondiale, les essais sur les extra-terrestres capturés montraient qu’ils ne possédaient aucune défense contre cet agresseur, ô combien contagieux. Les Américains apprécieraient la manière, eux qui avaient utilisé le même subterfuge contre les Indiens.
Yvonne s’abandonnait dans de majestueux trémolos inimitables. Sa robe rappelait le printemps. Le printemps arriverait bientôt, Paris résisterait, et la vie reprendrait ses droits, mais d’autres choses bourgeonneraient d’ici là sur le corps des envahisseurs.
Les extra-terrestres regardaient béatement choir les confettis dorés sur leurs corps laiteux. Ils ne se doutaient de rien, envoutés par la voix et le regard de la soprano. Elle se remémora les chants diffusés à la radio et entendus dans le monde libre ; en guise de rappel, en grande Résistante, elle invita à l’unité. Et c’est emportée par sa propre émotion, qu’Yvonne Printemps, fièrement, une larme à l’œil, entama le Chant des Partisans :
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines,Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne,Ohé ! Partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme !Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes...[6]
NdA : En poursuivant la vérité historique, les plus passionnés des lecteurs découvriront dans ce texte les parts de vérité et les actes historiques qui ont amené Yvonne Printemps, Sacha Guitry et Pierre Fresnay à participer à la Résistance et finalement à être inquiétés à la Libération. L’Histoire se lit aussi entre les lignes.
Version PDF ici http://www.phenixweb.info/sites/default/files/la-nuit-du-rossignol-chris...
[1] Paroles de Les chemins de l’amour, chanson interprétée par Yvonne Printemps, écrite par François Poulenc pour la pièce d’Anouilh Léocadia.
[2] Excusez-moin mademoiselle
[3] Les ondes radios ne passent plus.
[4] Chancellerie du Reich.
[5] La Convention de Genève, vous comprenez ?
[6] Le Chant des partisans, hymne de la Résistance française écrite en 1941 par Anna Marly. Les paroles ont été ajoutées en 1943.
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