Les derniers des géants
Dans notre monde formaté et marketé, les vrais artistes sont de plus en plus à l’étroit. Pour se faire une place, garder leur rang ou tout simplement pour gagner leur vie, beaucoup sont tentés de mettre leur talent en veilleuse ou de vendre leur âme au système. Ainsi l’on voit de grands réalisateurs et scénaristes se compromettre dans des remakes, des franchises, des films boursouflés d’effets spéciaux, des œuvres dénuées de sens. Cernés par les agents de l’industrie et de la finance qui ont transformé le cinéma en plan comptable, se dressent deux géants inébranlables.
Les derniers.
Deux octogénaires solides comme deux rocs.
Un nomade et un cow-boy.
J’ai nommé Roman Polanski et Clint Eastwood.
Sortis dans l’indifférence générale, leurs nouveaux films sont ce que j’ai vu de mieux au cinéma ces derniers mois. « La Vénus à la fourrure » et « Jersey Boys » sont d’émouvantes météorites, de palpitantes pépites, des monolithes érigés loin des sentiers battus.
Polanski et Eastwood sont avant tout des magiciens. Ils transforment n’importe quel pitch en émerveillement. Qui mettrait un euro sur l’histoire d’une actrice qui essaie de convaincre pendant une heure et demi un metteur en scène de l’engager dans sa pièce ? Qui s’intéresserait à la biographie d’un groupe des années soixante que personne ne connaît ?Polanski et Eastwood ont brodé sur ces deux trames. Résultat, on en plein les yeux, plein les oreilles, plein le cœur.
Le premier nous tient en haleine sur une scène de théâtre avec seulement deux personnages et un vieux bouquin de Sacher-Masoch datant de 1870.
Le second nous emballe en compagnie des quatre membres des Four Seasons et de vieux tubes des années soixante.Comment s’y prennent-ils ? On n’explique pas le génie et on ne révèle pas les trucs des magiciens. Mais on peut délivrer quelques clefs.
Tout d’abord, les deux réalisateurs savent nous happer.
Qui mieux que Polanski sait commencer un film ? Les premières minutes de « Frantic » et de « The Ghost Writer » étaient des modèles d’ouverture. « La Vénus à la fourrure » ne déroge pas à la règle. L’entrée de Vanda, vulgaire, sexy et détrempée nous cloue au fauteuil avant de se métamorphoser.
Qui mieux qu’Eastwood sait nous transporter en quelques plans dans n’importe quelle époque, n’importe quel siècle, n’importe quel pays. A lui seul, le film « Au-delà » nous projetait avec la force d’un tsunami vers les destins croisés de trois personnages sur trois continents. « Jersey Boys » nous plonge cette fois dans les années soixante avec une reconstitution au cordeau. Même les acteurs ont l’air d’être d’époque !
Polanski et Eastwood sont des directeurs d’acteurs prodigieux. A la fin de « La Vénus à la fourrure » je donne l’Oscar de la meilleure actrice à Emmanuelle Seigner sans hésiter. Et celui du meilleur acteur à John Lloyd Young dans le rôle de Frankie Valli.
Polanski et Eastwood savent raconter une histoire, quelle qu’elle soit, lui donner du rythme en y insérant des rebondissements et des coups de théâtre pour conserver le suspense. Ils animent le récit avec des personnages de chair et de sang aux répliques aussi naturelles que brillantes. Et ils nous envoûtent avec une musique qui parvient à déborder d’un cadrage parfait.
Car Polanski et Eastwood sont aussi des perfectionnistes.
Dans le moindre détail. Jusqu’à la dernière image
Et là n’est pas leur moindre talent.
Les deux réalisateurs savent terminer leurs films. Chose rare chez les cinéastes, même les grands.
Qui ne souvient pas du dénouement de « Chinatown » et de « Répulsion », parmi les plus terribles du cinéma ? Et qui a oublié la dernière scène de « Grand Torino », implacable et inattendue. Comme tout dénouement réussi.
« La Vénus à la fourrure » et « The Jersey Boys » sont magnifiquement aboutis eux aussi. Le premier nous réserve une fin incroyable qui hantera le spectateur longtemps après la vision du film. Le second est purement magique, s’achevant sur une jouissive métaphore de l’éternité. « Quand on a enlevé tout ce qui n’est pas important, il reste la musique », dit l’un des personnages. Et Eastwood sait de quoi il parle puisqu’il est aussi un grand musicien.
Roman Polanski et Clint Eastwood abordent tous les genres en s’attachant à l’essentiel. Hors des modes, hors du temps, hors des schémas marketing. Ils ont marqué deux siècles de leur empreinte et continuent de le faire avec une étrange jeunesse. Ces deux grands messieurs et l’œuvre qu’ils bâtissent depuis soixante ans resteront dans la mémoire des hommes et des générations à venir.
N’est-ce pas après tout la définition de l’immortalité ?
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