Histoire de la modernité

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« Comment l’humanité pense son avenir ». Tel est le sous-titre de cet imposant essai de Jacques Attali, extrêmement interpellant. « La modernité désigne implicitement la conception qu’une société se fait de son avenir. (...) penser l’avenir de la modernité, c’est donc penser l’idée qu’on se fera, à l’avenir, de l’avenir ». Tâche fascinante à laquelle se voue Attali tout au long de ce livre, rigoureux sans être ardu, se servant d’un langage aussi accessible que fort joliment écrit.

Il pose ses jalons dès l’introduction. En parcourant l’Histoire, il voit le règne de trois modernités successives : celle de l’Être (l’homme), celle de la Foi (le groupe, qui sera sauvé) et celle de la Raison (la société du progrès). Cette dernière conception voit par ailleurs apparaître le terme même de « modernité » sous la plume de Balzac : une modernité conquérante, économiquement et socialement. Être moderne relève-t-il dès lors d’une certaine philosophie, et donc d’une civilisation occidentale qui dominerait actuellement la planète entière ? Il se permet de douter de son universalité. Et propose une série d’analyses de diverses formes de modernité, centrées sur les concepts suivants : le progrès et l’individualisme, le constat de la faillite de la raison occidentale, le retour à d’anciennes valeurs fondatrices ou la découverte d’une nouvelle éthique basée sur l’altruisme.

Armé de ces différentes théories, Attali entame alors un long panorama historique afin d’expliquer l’origine, l’évolution et la finalité de ces trois modernités. Celle de l’Être, de la préhistoire jusqu’au triomphe du christianisme. Ce sera celle du monde antique gréco-romain, incluant la première pensée juive. La modernité de la Foi courra ensuite jusqu’en 1400 et verra le triomphe de la Chrétienté. La société civile est soumise à l’ordre divin. L’Islam en sera une forme inédite. La modernité de la Raison entame son parcours dès la fin du XVè siècle, avec l’apparition des nouvelles techniques (l’imprimerie surtout) et des grandes explorations et découvertes de nouveaux continents. C’est l’heure des querelles des Anciens et des Modernes, mais aussi celle des utopies de Campanella ou de Bacon. C’est l’époque de Cervantès et de Shakespeare. La modernité passe-t-elle par les Anciens, que l’Église censure ? Le concept vacille. La philosophie des Lumières au XVIIIè siècle forme un jalon essentiel : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert inocule le « progrès par la circulation du savoir ». Le vieux monde craque. Apparaît, dans la foulée de la Révolution française, l’essor de l’industrie et la modernisation des mœurs. Est moderne ce qui accroît la liberté individuelle et fait avancer le progrès technique. Ils iront de pair : ce sera la démocratie du marché. Avec l’entrée en scène des États-Unis dans le monde industriel surgit une nouvelle conception de la modernité, une interprétation conquérante du terme, celle de la suprématie d’une pensée économique. Attali a soin de chaque fois lier ces soubresauts théoriques à ses équivalences artistiques, littéraires ou musicales, embrassant la totalité du monde intellectuel (même la mode féminine est au rendez-vous). Signalons ici que Jacques Attali est un mélomane passionné, auteur déjà d’un ouvrage intitulé Bruits (1977), sur la place de la musique dans la société. Il parlera ici par deux fois de musique, associée à la révolte : celle de la « Querelle des Bouffons » au XVIIIè siècle et celle du rock dans les années 1960. Au XXè siècle, la conception triomphe. Suivra la terrible désillusion des deux guerres mondiales, qui fera vaciller cette victoire que l’on avait crue acquise. Attali cite ici la naissance de la science-fiction comme balise de ce changement. La liberté totale, la « jouissance de chaque instant » doit-elle s’installer dans le monde entier ? Est-ce la modernité absolue ? Ce modèle occidental doit-il s’étendre à la planète tout entière ? L’Église et le monde arabe sont rétifs...

Y a-t-il une modernité unique ? La dernière partie de son essai tente de répondre à cette question essentielle. Comment penser l’avenir en 2030 ? C’est ici qu’il analyse successivement sept formes de modernités qui pourraient survenir dans les prochaines années, telles qu’évoquées dans son introduction, du succès total de l’idée du progrès perpétuel jusqu’au retour aux anciennes valeurs du passé. Avec toutes les conséquences politiques qui peuvent en découler : autoritarisme, populisme, nationalisme, théocratie, écologie forcenée...

Attali termine par un vœu, après cet immense survol. Il souhaite la naissance d’une « modernité de l’altruisme » : « Elle fait du bonheur de l’autre la condition du sien ». Empathie et non plus concurrence. Elle rassemble, en une ellipse vertigineuse, Être, Foi et Raison, réconciliant ainsi le long processus historique décrit. Magnifique conclusion d’un essai magistral, dont je conseille impérieusement la lecture à tous ceux que l’évolution de plus en plus rapide de notre époque préoccupe.

P.S. Il est à noter que Jacques Attali accueille les commentaires sur j@attali.com

Jacques Attali, Histoire de la modernité, Éditions Robert Laffont S.A., Paris, 2013, 205 p., 18 €.

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