300, la BD
« 300 » est le récit de ces 300 guerriers spartiates qui se sont opposés à l’armée perse, forte de 100 nations, en 480 avant Jésus Christ. Autrement dit, comment un grain de sable est parvenu à stopper le vent qui s’abattait sur la Grèce ! Un acte de folie et de bravoure qui a fait couler beaucoup d’encre. L’encre d’un dessinateur sans précédent, Frank Miller !
L’ombre pour parole
Ce qui fait la force de la bd de Frank Miller est son encrage. Il suffit de parcourir sa bd culte, Sin City, pour se rendre compte de la facilité qu’a cet artiste à créer l’émotion à travers un simple aplat de noir et blanc. Pas besoin de modeler les formes. Pas besoin d’apporter de la couleur. Un filet de lumière à travers des stores ou surgie d’un lampadaire et Frank Miller donne toute sa dimension à son dessin. Personnellement, je préfère quand il reste dans ce registre du clair-obscur. Lorsqu’il revient à un style plus classique, pratiqué par des centaines de dessinateurs de comics, son encrage perd de sa force. C’est pourquoi je m’arrêterai sur cette technique des aplats noir et blancs que seuls quelques rares auteurs, comme Mike Mignola, osent aborder. Et surtout, abordent avec succès.
Voici une première planche tirée de la bd.
Le roi Léonidas, encore enfant, frappe d’un fragile bâton un loup gigantesque. De manière classique, un dessinateur aurait retranscrit la scène en dessinant les deux protagonistes face à face. Une ellipse pour donner le mouvement, une tension des muscles pour marquer le violence du coup et nous aurions une planche tout à fait honorable. Ici, Frank Miller, choisit de couper l’image en 2. Au premier plan, nous ne voyons que l’enfant qui frappe. L’animal transpercé disparaît hors de la case. Par contre, son ombre est projetée sur la paroi rocheuse, à la manière des ombres chinoises. La silhouette prend immédiatement une autre dimension. Elle impressionne.
Maintenant, prenons la scène du départ pour les « Thermopyles ».
L’ensemble des protagonistes qui s’adressent au roi Léonidas est traité de manière classique. Ainsi, il est possible de lire leurs émotions sur leurs visages. Les serviteurs demeurent stoïques et neutres. Le villageois supplie. La reine affirme sa détermination. De son côté, Léonidas est entièrement encré en aplat noir. Cette composition offre un contraste fort entre l’homme fier, déterminé, qu’est Léonidas et ceux qui le conseillent en vain. De plus, le fait de ne voir que les contours de l’individu permet à l’imaginaire du lecteur de travailler. Nous pouvons lui prêter n’importe quelle expression. Nous connaissons l’intention du héros. Inutile d’en rajouter. Tout est dit dans son expression corporelle.
Plus tard, dans l’histoire, Ephialtes, un soldat difforme demande à pouvoir intégrer la garde de Léonidas. Le roi lui refuse cet honneur et Ephialtes se jette dans le vide.
Une fois de plus, l’ombre devient le mot. Plus exactement, le noir devient le mot. Puisqu’ici, il n’y aucune projection sur un mur, ni placement dans l’ombre des protagonistes. Frank Miller, à partir de son encrage spécifique, cherche plutôt à ce que Léonidas (l’impartialité), la montagne (la dureté) et Ephialtes (la détresse) ne fassent plus qu’un. Puis la répartition de chacun marque l’événement. Léonidas se confond avec la montagne. Ils ne forment plus qu’un seul et même bloc, duquel un morceau fragile, handicapant pour la bataille à venir, s’effrite et chute – Ephialtes.
Notons que la même technique avait déjà été appliquée avec brio dans un épisode de Sin City. Mais cette fois-là, le personnage faisait corps avec le ciel. L’encrage révélant ici la lumière, à la manière d’un négatif photo.
Passons au moment où le dieu-roi Xerxès s’apprête à envoyer sa garde personnelle au combat. Juste avant que la bataille ne commence, le seigneur perse s’adresse à Léonidas, en tête-à-tête. Ses intentions semblent pacifiques. Le roi Léonidas est venu seul, sans garde, ni protection et discute sans crainte avec Xerxès. Seulement, comme nous nous en doutions, il s’agit là d’un piège tendu par le dieu-roi des Perses. La case d’avant, Frank Miller place son héros, dos à l’obscurité de la roche. Puis, par un simple aplat, il nous place dans la cavité rocheuse. Aussitôt, l’ombre révèle la face cachée de la scène et la menace qui pèse sur le roi Léonidas.
Autre scène, autre lieu. Mais toujours l’idée d’une menace tapie dans l’ombre.
Ici, ce sont les Spartiates qui se servent de la montagne pour tendre un piège aux soldats de la garde personnelle de Xerxès. Inutile d’extrapoler. Il suffit de voir comment la montagne s’apprête à dévorer sa proie.
L’influence des Romantiques
Ce travail des ombres et du relief n’est pas sans rappeler l’approche très contrastée des peintres romantiques, au début du 19ème siècle en Europe. Théodore Géricault, Francisco Goya, Eugène Delacroix, autant de grands noms du Romantisme qui ont marqué l’Histoire par leur touche pleine d’émotions.
Choisissons pour exemple, l’huile sur toile « Le voyageur au-dessus de la mer de nuages » de Caspar David Friedrich.
Dans cette œuvre, le peintre romantique allemand choisit de placer l’homme face à son destin. Tout comme auparavant, avec la scène du départ du roi Léonidas, le personnage central est vu de dos. L’individu se tient droit. Il domine. Réflexion, détermination, nostalgie, le spectateur imagine l’expression qu’il veut sur son visage. Cette impression nous vient non seulement de l’aplat noir formé par son habit, mais aussi de la masse sombre que forme l’homme et le pic rocheux sur lequel il repose. Les deux entités font corps et ne forment qu’un. Cela ne vous rappelle rien ? Voici comment Frank Miller en arrive à des images fortes comme celle du roi et de ses hommes prêts à livrer leur ultime bataille.
Revenons à l’Antiquité, avec une histoire similaire, celle d’un grand guerrier qui combat pour l’honneur et la gloire et qui ose défier l’un des berceaux de la civilisation, Rome. Cet homme n’est autre qu’Hannibal. JMW Turner, un peintre romantique anglais, qui touchera aussi à l’impressionnisme, en a tiré une toile qu’il nomma « Hannibal et son armée traversant les Alpes ». C’est à partir de cette toile que vous verrez comment la colorisation de Lynn Varley, sur « 300 », apporte un plus indéniable à l’encrage de Frank Miller.
Ici, nuages, tempête et montagnes apparaissent tels une masse sombre, implacable. Hannibal et son armée, pourtant forte de plusieurs milliers d’hommes, ne sont plus que de minuscules pantins sous les coups de pinceaux de l’artiste. Le spectateur n’attend plus qu’une chose, voir les éléments mettre à mal cette nuée d’arrogants petits soldats. Ce sentiment est renforcé par la touche impressionniste de Turner. Dans ses coups de pinceaux, on sent le vent souffler, on voit parfaitement le mouvement de cette langue noire qui va s’abattre sur Hannibal et son armée.
Chez Frank Miller et Lynn Varley, cela donne ça !!!
Je finirai avec l’influence romantique sur l’œuvre de Frank Miller, en notant un intérêt particulier pour les chevaux et leurs postures à l’extrême. Théodore Géricault était un amoureux du cheval, au point qu’à la fin de sa vie, il leur a consacré la majorité de ses toiles. Les dessinant cabrés, au galop, au repos, de face, de dos, j’ai choisi de vous montrer celle-ci où la posture contraignante de l’animal marque sa douleur, mais également la fragile arrogance de celui qui le mène, ou plus exactement, semble le mener.
La touche cinéma
Comment aborder ce petit bijou qu’est « 300 » sans vous parler de l’approche cinématographique de l’œuvre. En effet, Frank Miller devait déjà avoir sa petite idée sur la question. Car, à y regarder de plus près, certaines cases ne sont ni plus ni moins que des mini story-boards. Je vais peut-être un peu loin dans mon analyse, me diront certains. Seulement, je vous explique mes dires en trois cases.
La première est celle où l’étau spartiate se referme sur l’ambassadeur perse et ses hommes.
Dessinés de manière très simpliste, les intentions et les réactions des divers personnages se devinent par leur gestuelle. C’est le principe du story-board. Les soldats perses sont sur la défensive. Les Spartiates s’élancent et agressent. L’un des Spartiates est même en train de fanfaronner, en bas à gauche. Il ne présente aucune agressivité, vu que son camp a pris le dessus. Cette scène est un story-board en deux temps, deux images, mises l’une sur l’autre. On imagine très bien, le dessin avec Stelios qui menace de son épée l’ambassadeur, puis le dessin suivant avec Stelios toujours menaçant et la garde sparte qui fond sur la petite troupe perse.
La seconde case est encore plus explicite. Il s’agit de la scène où la tempête balance les bateaux perses contre les rochers. Chaque petite silhouette est une étape d’un soldat perse qui reçoit le choc, puis lâche prise et vole par-dessus bord pour finir fracassé sur les rochers.
Il en va de même avec la charge de l’armée perse.
Cette technique de décomposition du mouvement est courante en bande dessinée. Elle se traduit d’ailleurs par l’effet « story-board », dans les comics.
Je soupçonne donc ce fabuleux auteur de comics qu’est Frank Miller d’avoir déjà prévu l’adaptation ciné de « 300 » avant même de l’avoir dessiné. Mais après tout, n’est-ce pas le rêve de tous les Grands, de voir leurs œuvres déclinées sur mille et un supports ? Personnellement, à la vue de ces films, ce n’est pas moi qui viendrais me plaindre.
Titre : 300
Scénario et dessins : MILLER Frank
Couleurs : VARLEY Lynn
Editeur : Rackham
Nbre de pages : 100
Parution : octobre 1999
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