Under the skin

Réalisateur: 

Retour des Envahisseurs ?

On pourrait le penser, mais si la rampe de lancement scénaristique est la même ­ des aliens prennent forme humaine pour coloniser le monde ­, les deux trajectoires sont extrêmement différentes.

Laura parcourt les routes d'Ecosse pour prendre des hommes en stop, les séduire et les emmener dans une baraque sordide où, par un procédé totalement obscur et sidérant sur le plan visuel, ils finissent par y laisser leur peau, au sens propre du terme. Cette dernière servivra d'enveloppe pour d'autres aliens.

Mais les 60's sont loin et les Envahisseurs à bien des encablures intergalactiques d'Under the skin. Ici, l'univers n'est plus perçu à travers le regard d'un humain qui est dans une logique de dévoilement et de résistance (et donc, on obtient un bon vieux héros légitimement paranoïaque). Il y a un demi-siècle, de grandes idéologies structuraient encore solidement la psyché de l'homme (occidental), animé du souffle du protestantisme politique made in USA. L'Humanité était encore une valeur à sauver. Elle avait des droits. Menacée de l'extérieur, il fallait la défendre. Dans Under the skin, on est nulle part, on est en Ecosse et on pourrait être ailleurs. Laura sillonne des routes perdues, sur lesquelles on croise des types seuls et tout aussi perdus. Mais plus encore, et c'est l'un des ingrédients démoniaques de ce film, l'humain n'est plus le point focal de cette fiction, il est désormais perçu à travers l'œil froid, analytique pour ainsi dire de Scarlett Johansson. Elle les regarde, du moins au départ, comme des insectes, de pauvres petites bêtes aussi faciles à attraper que des mouches se collant au fond de la bouteille. La libido des mâles joue ici parfaitement son rôle. En trois phrases et deux regards, tous les individus qui montent dans la camionnette de Laura se laissent prendre au piège. On n'est donc plus dans une logique du soupçon, où un humain s'interroge sur l'humanité de ses congénères. On est ici dans notre monde contemporain : le point de vue est celui de l'alien. On pourrait dire de la conscience triste qui a compris qu'il n'y a pas de noyau d'humanité derrière l'enveloppe charnelle. Car la question que pose Under the skin est la suivante : qu'y a-t-il derrière ce visage ? Et le film, qui mise tout sur Scarlett Johansson (et il a bien fait) murmure son élégiaque réponse : rien. Le moi des hommes n'est plus qu'une peau. Ils ne valent guère plus que la proie d'un trappeur qui ne voit dans l'animal qu'il capture que la fourrure et la valeur qu'il peut en tirer. Under the skin ? Il y a parfois un alien. Et quand ce n'est pas le cas, il y a juste un grand vide plein de solitude où la libido représente l'ultime exutoire.

Sacré et fascination

Scarlett Johansson est le monstre sacré de ce monde désacralisé. Elle le transcende, elle garde son manteau de fourrure dans les boîtes de nuit. Ses questions, son attitude, sont souvent à côté de la plaque dans les brefs entretiens qui précèdent la mise à mort de ses victimes. Dissonance. Et bien plus encore, une scène : sur une plage, après avoir assommé et emporté un homme resté auprès d'un très jeune enfant, tandis que le père (qui ne reviendra pas) tente de sauver sa femme de la mer déchaînée, Laura regarde l'enfant qui hurle de désespoir et puis s'en va. L'effet produit est d'une violence hypnotique. Bref : inadaptée, inhumaine, son personnage révèle le caractère froidement monstrueux du regard qu'elle porte sur nous-autres, les humains. Tout le film gravite autour du regard et, très concrètement, des yeux de l'actrice. Il y a ce tout léger strabisme. Cette façon de ne pas habiter l'œil. On repense alors à cette vieille idée platonicienne que le regard est le miroir de l'âme, recyclé chez quelques grands penseurs du vingtième siècle, traumatisés par les Camps, qui expliquèrent aux étudiants en philo à venir que le regard manifeste « l'infini transcendance de la subjectivité ». Traduction : le « Tu ne tueras point » inscrit dans la prunelle d'autrui. Ici, le regard est le miroir de notre vacuité, vide d'humanité qui laisse le champ libre au cerveau reptilien et aux pulsions grosses de déprime. Fascination. Le Monstre Révélateur nous observe de son œil oblique et nous renvoie notre propre néant. On s'y abîme comme les pauvres mecs à poil qui s'enfoncent dans cette glue où leur peau leur est enlevée, comme ça, d'un coup. Fallait pas venir. Je sais, mais c'était plus fort que moi.

Une scène : l'homme se déshabille, la musique lancinante fait basculer ce film de SF dans le fantastique, il s'avance vers Scarlett (pas magnifiée, bien au contraire, et magnifique) et, tandis qu'il coule tranquillement dans le sol devenu liquide, il ne parvient pas, fasciné qu'il est, à décrocher son regard de celui de son si sensuel bourreau. Mutique. Et puis tout s'éteint. Fin du rituel. Tu t'ennuyais, tu rêvais d'un peu de plaisir, te voilà absorbé, digéré et bientôt écorché. Pauvre hère si pâle, seul, sans consistance et sans horizon. On a le regard qu'on mérite. Under the skin est un film peut-être cruel, certainement sans fard.

 

La tentation de l'humanité

Ainsi, tout est vidé de sens dans ce conte expérimental. Entendre et voir les humains par les yeux et les oreilles d'un non-humain donne le vertige, on perçoit leur monde bruissant de mille signaux de désirs ou de détresse, agité de ses milles occupations bizarres. Tout est vaguement oppressant, une crise d'angoisse a foudroyé le monde tout entier, qui en a perdu sa grammaire. Tous ne meurent pas, mais tous sont frappés - on pense à l'éclair dans le ciel, au début du film, seule occurrence permettant de penser qu'il y a bien une soucoupe volante qui a déposé notre Scarlett ici-bas dans notre cloaque pour y faire ses provisions.

 

On est mal à l'aise parce qu'à travers cette expérimentation sensible, on sent bien que c'est de nous dont il s'agit. De notre propre perception et de nos propres états d'âme. L'humanité est à côté de ses pompes, elle se regarde de l'extérieur. Comme le dit l'un des protagonistes de True Detective (Nic Pizzolatto, 2014), « la conscience est une tragique erreur de l'évolution. La nature a créé une chose séparée d'elle-même »...

 

Et pourtant. Car il y a un pourtant : cette expérience perceptive, anamorphose lucide sur nous autres, fait sourdre une petite étincelle d'humanité là où elle était d'abord impossible. Notre prédatrice si fatale, avec son œil envoûtant, son manteau de fourrure et son rouge à lèvre cannibale se retrouve elle-même confrontée au péril de l'humanisation. Car oui : l'humain gagne du terrain en elle, c'est lent, fragile, mais les symptômes sont là. Elle renonce d'aborde à piéger ce malheureux bonhomme - vous savez, Adam Pearson, celui atteint de neurofibromatose -, qui a cette formule si juste et si touchante : les autres se comportent mal avec lui... parce qu'« ils sont mal éduqués ». Parvenu aux portes du plaisir, il échappera sans le savoir à la mort. Et puis, plus tard, nouveau signal d'humanisation : un homme héberge Laura, perdue et franchement perdue. Il n'est pas malveillant, voire attentionné. Elle ne le tue pas. Tente même une relation physique non létale avec lui, mais, inadaptée côté anatomique, elle doit oublier l'idée. Néanmoins, elle a changé. Sans doute devient-elle un peu la peau qu'elle porte. Skin, non pas miroir, mais origine de Soul.

 

Un conte, donc, qui comme tout conte nous suggère une piste à suivre : certes, nous ne sommes plus que des enveloppes, il n'y a plus d'âme ni rien du tout derrière nos visages, mais à force de porter nos costumes de chair humaine, il y a peut-être un heureux risque d'éprouver pour de bon quelque chose comme des sentiments.

 

Under the skin

Réalisation : Jonathan Glazer

Tiré du roman de Michel Faber

Avec Scarlett Johansson

Sortie : 2013

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