Un ange est parti par Daniel Garot
Dans la lumière tamisée de la pièce, ils se faisaient face, séparés par une table à la décoration un peu inquiétante. L’heure était aux révélations. L’instant était solennel.
— J’entends un « L », peut-être un « S », là !
Le maître des lieux, habillé d’un agbada traditionnel, avait les yeux fermés et la tête tournée vers le ciel. Il parlait vite avec un accent africain très typé.
— C’est sûr… « L » et « S » se ressemblent tellement... répondit l’individu en face de lui avec une ironie à peine masquée.
— C’est présentement un « S ». Sté… Stéphanie…
— Ah non, raté !
— Sylvie alors ?! Ahh… J’entends clairement Sophie ! C’est Sophie qui parle, là !
— Pas de Sophie non plus ! répondit-il un peu moqueur. Mais… Si vous faites toute la liste des prénoms en « S », vous finirez bien par tomber sur quelque chose de juste !
— C’est Sophie, je suis sûr ! Je me trompe jamais ! D’accord ?! Elle te met en garde, là. Laisse-moi me concentrer ! Tu as compris ?
Dans une tentative d’intimidation, l’Africain écarquilla ses yeux en le dévisageant pour prononcer cette dernière parole.
Bernard hocha la tête, complètement blasé. Il se renfrogna sur sa chaise. C’était inutile de poursuivre, il avait déjà tiré les conclusions qui s’imposaient face à ce simulacre de séance. Les masques africains, la décoration riche et chaleureuse, ce n’était que de la poudre aux yeux, comme pour toutes les autres fois. Il observa l’homme faire de drôles de simagrées. Il essayait de gagner du temps en faisant semblant de se concentrer. Il ne put s’empêcher de soupirer d’agacement.
— Il y a beaucoup d’interférences qui m’empêchent de communiquer, intervint le professeur N’Dogdo. Je pense comprendre pourquoi, là. Je reviens tout de suite.
Il se leva et franchit un rideau de porte en perles de bois qui dissimulait la pièce d’à côté. Bernard se demandait ce qu’il faisait encore dans cet endroit. Il était à deux doigts de partir mais la curiosité le maintenait assis.
Le marabout revint dans le cabinet de voyance après deux minutes d’absence. Il avait un rouleau de papier dans la main. Le plus sérieusement du monde, il se rassit à sa place et déballa quelques colifichets et grigris en plumes. Il dévida ensuite une trentaine de centimètre de papier aluminium hors du rouleau qu’il avait posé sur la table. Il chiffonna lentement la feuille pour en faire une boulette, tout en marmonnant quelques obscures incantations.
— Non mais vous plaisantez ?! s’exclama Bernard. Vous n’allez pas me faire le coup de la boule d’aluminium pour me faire croire que je suis envouté ?
— Je t’assure, monsieur, que tu cours un grand danger ! Les esprits de mes ancêtres m’ont révélé la nature de tous tes malheurs. Je dois ex-tir-per le mal de ton corps avant qu’il ne soit trop tard !
— Oui, oui c’est ça… N’importe quoi ! Bon, on va en rester là ! Moi, les esprits viennent de me révéler qu’il était temps que je parte.
Bernard se leva aussi sec et enfila sa veste qui pendait au dos de la chaise.
— Dis là, tu me dois quatre-vingt-dix euros pour la consultation, hein !
Sidéré par l’audace de cet imposteur, il lui fallut quelques instants avant de pouvoir rebondir sur cette phrase. Bernard fit mine de sortir son portefeuille, juste avant d’esquisser un large sourire.
— Et bien, soit on en reste là, soit je vous donne l’argent et je vais porter plainte pour escroquerie dès que je sors d’ici. Je fais quoi ?
Le marabout observa Bernard, un peu déstabilisé par sa réponse. Son visage se fit plus dur.
— C’est bon comme ça pour aujourd’hui, mais ne reviens pas ! Hein ?!
— Aucun risque…
L’homme de quarante-trois ans quitta le cabinet de voyance sans prendre la peine de dire au revoir. Au pied d’un immeuble des beaux quartiers de Paris, il sortit un petit calepin rouge de sa poche intérieure. Il ajouta dans celui-ci la date, l’adresse et le nom du professeur N’Dogdo, à la suite d’une très longue liste de dates et autres noms déjà inscrits. Il avait des sentiments mitigés. Il était ravi d’avoir démasqué un imposteur de plus, mais tellement déçu de ne toujours pas avoir de réponses à ses questions.
En direction de Compiègne, il prit le chemin du retour au volant de sa Renault Laguna. En conduisant, il revivait la scène chez le médium. Quatre ans auparavant, il se serait laissé berner par le discours de l’homme. Heureusement, depuis cet épisode où il avait failli tout perdre, il avait acquis de l’expérience. Il avait rencontré tellement de menteurs et de charlatans qu’il connaissait presque tous leurs trucs. La boule d’aluminium faisait partie des grands classiques. Le faux sorcier place une boulette de papier alu dans la main du client. Il lui annonce ensuite que si ça commence à chauffer, c’est que le maléfice réagit à l’objet fraichement consacré. Évidemment, l’aluminium réfracte la chaleur de la main, donnant l’impression que la température augmente. La suggestion mentale s’occupe de faire le reste pour persuader le pigeon qu’il a besoin d’être désenvouté.
Pour Bernard, depuis cette monstrueuse arnaque où le gourou lui avait laissé croire qu’il communiquait avec sa femme défunte, les démasquer était devenu une croisade. Bien sûr, inconsciemment, il s’accrochait farouchement à l’idée de découvrir un véritable médium. Après une période où il envisageait le suicide comme seule possibilité d’avenir, nourrir l’espoir d’être un jour réellement en contact avec l’amour de sa vie trop tôt disparue lui donnait une raison de vivre, et la force de se lever le matin.
Après une bonne heure de trajet, il rentra chez lui, une belle villa située en face d’un terrain de golf. De tous ses biens immobiliers, c’était le seul qu’il avait réussi à préserver de la saisie. Il avait dilapidé tout son patrimoine pour enrichir cet escroc, qui devait probablement mener la grande vie dans un pays chaud.
Sans attendre, il se mit sur son ordinateur afin d’écrire un article bien cinglant sur N’Dogdo. Après avoir essayé de porter plainte, multipliant les dénonciations aux impôts… sans succès… il n’avait pas trouvé mieux pour combattre ce fléau d’arnaqueurs. Son blog était à présent suivi par plusieurs milliers de personnes, et en partenariat avec l’agence antisecte, la « Milivudes ». Il récoltait avis et témoignages afin de constituer une base de données de plus en plus fournie, sans négliger les dons qui lui permettaient de couvrir les frais de ses investigations.
Une fois l’article terminé, démolissant sans la moindre pitié la réputation de cet homme, qui se vantait d’être « mondialement connu dans sa région », Bernard consulta sa messagerie. Au milieu des publicités, il remarqua une demande d’aide d’un de ses habitués, Alan Croeghs. Encore un autre qui avait failli tout perdre, bercé de promesses de guérison miraculeuse pour la maladie de sa mère. Celle-ci était décédée rapidement, malgré la gourde d’une eau de jouvence qui lui avait coûté l’équivalent d’une berline neuve. Heureusement, dans son malheur, ce décès prématuré n’avait pas laissé le temps à l’escroc de vider complètement ses comptes bancaires.
Dans ce courrier, Alan lui parlait d’un rebouteux dans la région de Valenciennes. Il lui demandait s’il avait des informations à son sujet et s’il pouvait avoir confiance en ses services. Bernard lui répondit qu’il allait faire le nécessaire rapidement et le tiendrait informé.
Méthodiquement, il prit rendez-vous avec ce fameux personnage dès son courrier électronique terminé.
*
Le GPS dans les choux depuis vingt kilomètres, Bernard ruminait à voix haute dans sa voiture. Les champs de patates, les fils à haute tension, la couverture nuageuse, même la proximité de la frontière belge était rendue responsable du mauvais fonctionnement de cet appareil devenu indispensable. Contraint d’en revenir à la bonne vieille méthode, l’amabilité des villageois lui permit d’être plus ou moins bien guidé. Il finit par trouver l’adresse, un bled paumé du nom de « Notre-Dame-au-bois » au Nord de Valenciennes. La maison était un corps de ferme pas très bien entretenu. Entouré d’étendues de cultures, c’était bien la première fois qu’il se retrouvait dans un endroit si champêtre pour une séance de spiritisme.
La voiture garée dans la cour intérieure, Bernard gravit les quelques marches en pierre bleue jusqu’à la porte d’entrée en bois ornée de fer forgé. Il manipula le heurtoir qui fit résonner un bruit sourd dans la bâtisse. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit.
L’homme devant lui était en salopette élimée, la cinquantaine, grisonnant avec un peu d’embonpoint. Il avait le visage enjoué, aussi rouge qu’un poivron. Il respirait la santé, exprimant ce petit quelque chose de vivifiant que seuls les agriculteurs amoureux de leur métier sont capables d’afficher.
— Ah ! Mon ami Bernard ! Tu es en retard. Allez, rentre, fais comme chez toi ! dit l’homme en tendant la main.
Décontenancé par cette attitude aussi amicale, ce dernier balbutia quelques mots inaudibles avant de serrer machinalement la main de son hôte.
— Heu… Excusez-moi. J’ai eu des difficultés pour trouver votre adresse. Il est perdu votre vill…
— Ne fais pas tant de chichi, hein ! Tu peux me tutoyer. Mon nom, c’est Robert. Les gens d’ici préfèrent m’appeler « Li vî Bèr ». Ça veut dire « le vieux Bèr » dans notre patois de bouseux, fit-il avec un clin d’œil. Allez, on s’y met directement, sauf si tu veux un café. Tu veux un café, Bernard ?
— Je… Non merci, répondit-il sans arriver à analyser la situation qu’il vivait.
L’homme transpirait de simplicité et de chaleur humaine. Bernard était habitué à une relation praticien/client plutôt froide. Il avait anticipé la rencontre en fonction de ses expériences passées et ce qui se passait le bousculait.
Il suivit « Li vî Bèr » dans le dédale de couloirs en se demandant si c’était un bon présage, ou si le rebouteux était juste un simplet trop convivial. Ça sentait un mélange de produits laitiers, de désinfectants et d’une légère pointe de lisier. Ce n’était pas désagréable. Cela lui rappela des souvenirs d’enfance où, chaque samedi matin, sa mère l’envoyait chercher du beurre artisanal à la ferme du coin.
Ils arrivèrent dans une cuisine vieillotte mais aussi propre qu’une salle d’opération. Les armoires murales en bois massif avaient une patine splendide qui donnait un cachet aussi rustique qu’authentique. L’électro, dans un état impeccable, semblait dater de cinquante ans au moins. Une lourde table de bois, aux bords arrondis par l’usure, trônait au milieu de la pièce, garnie de quatre chaises assorties.
— Mais assieds-toi, je t’en prie ! On ne va pas faire la séance debout tout de même.
Dans le même temps, Robert prit une chaise et s’installa lourdement à la table.
Bernard, qui allait de surprise en surprise, finit par sortir de léthargie et s’assit à son tour.
— Mais… On ne va pas dans un cabinet, un bureau de travail, ou quelque chose comme ça ? demanda-t-il.
— Pour quoi faire ? La cuisine, c’est très bien. Quelque chose te gêne dans cette pièce ? N’hésite pas à me dire si ça ne va pas !
— Non… Si… Enfin, ça va. C’est juste que je pensais que pour contacter les esprits, il fallait être dans un endroit propice, mettre de l’encens, et cætera !
« Li vî Bèr » regarda attentivement Bernard quelques instants avant de pouffer d’un rire gras et honnête.
— Bernard, je ne sais pas ce qu’on t’a raconté, ou ce que d’autres ont besoin pour faire ça, mais la seule chose qui me soit nécessaire, c’est d’être au calme. Cette cuisine conviendra parfaitement, tu peux me faire confiance. Allez ! Donc, tu es ici parce que tu aimerais parler à ta femme défunte, c’est ça ?
— Oui, c’est bien ça.
— Et comment elle s’appelait ta femme ? Depuis combien de temps elle est morte ?
— Heuu… Ce n’est pas à vous… toi… de me dire ce genre de choses ?
Bernard se calla dans le fond de la chaise, les bras croisés. Ce début de questionnaire éveillait déjà des doutes sur les compétences de l’homme. « Li vî Bèr » remarqua ce changement de posture mais ce n’était pas la première fois qu’il affrontait le scepticisme.
— Je ne suis pas « madame Irma », répondit-il sur le ton de la plaisanterie. Il ne faut pas confondre le spiritisme avec la divination. Je contacte les morts, entre autres choses, mais je ne devine pas l’avenir ou le passé. Bernard, mon ami, comment veux-tu que je contacte quelqu’un si je ne connais même pas son nom ?
L’explication était logique mais ne rendit pas Bernard moins sceptique pour autant.
— Elle s’appelait Valérie Drière. Elle est morte il y a cinq ans.
— Merci. Alors, voilà comment ça se passe. Je vais l’appeler. Si elle vient, tu pourras communiquer avec elle par mon entremise. Mais si elle ne vient pas, il ne faut pas insister. On ne force pas les morts à revenir. D’accord ?
— Heu... Oui, c’est d’accord.
— Prends-moi les mains, Bernard. Tu vas penser très fort à ta femme, aux moments que vous avez partagés ensemble, à un évènement heureux, comme votre mariage par exemple.
— Je dois fermer les yeux ? demanda-t-il tout en plaçant ses mains dans celles de Robert.
— Si c’est plus facile pour replonger dans tes souvenirs, oui. Mais tu n’es pas obligé ! Dis-moi quand tu es prêt.
Le veuf n’eut pas à hésiter longtemps pour choisir le moment idéal. Il se replongea douze années plus tôt, lorsqu’ils firent l’amour pour la première fois. C’était chez elle, en banlieue parisienne, dans un appartement en mauvais état. Ils étaient tout de suite tombé fous amoureux et cette première nuit avait confirmé une parfaite harmonie, cette complémentarité qu’ils avaient découverte l’un avec l’autre.
— Je suis prêt ! répondit Bernard la voix tremblante d’émotion.
— Valérie Drière ! Es-tu parmi nous ? Ton époux Bernard est ici, as-tu envie de lui dire quelque chose ? Valérie ?
Le silence tomba dans la cuisine. Après une minute interminable, Robert, qui avait les yeux clos, esquissa un petit sourire.
— Tu as de la chance, Valérie est avec nous !
Cette révélation laissa Bernard de marbre. Il n’avait rien remarqué de différent, lui. La pièce était aussi vide qu’avant. Il se sentait même idiot d’être assis dans cette cuisine, à tenir les grosses mains rugueuses de cet homme.
— Et bien, continua Robert, tu peux lui parler, elle t’écoute.
— Bon sang, c’est ridicule ! Si ma femme était présente, je pense que je le sentirais…
Bernard voulut retirer ses mains mais le rebouteux resserra sa prise pour l’en empêcher.
— Arrête de faire le pisse-vinaigre et fais « poutou-poutou » !
Bernard se liquéfia instantanément et dut se reprendre pour ne pas s’évanouir. Tous ses doutes s’envolèrent sur-le-champ. Cette phrase, il l’avait entendue si souvent. Du temps de son vivant, à chaque fois qu’il jouait les rabat-joie – et il était passé maître pour cela –, Valérie lui glissait malicieusement ces quelques mots à l’oreille pour le dérider. C’était leur petit truc à eux. Il était catégoriquement impossible que cet inconnu en ait eu connaissance.
— Va… Valérie ?! Oh mon Dieu… Oh mon Dieu… C’est bien toi ??! Tu me manques tellement… Comment tu vas, mon amour ?
Les larmes aux yeux, il était trop choqué pour prendre conscience de l’absurdité de sa question.
— Oui, c’est bien moi, et je vais bien ! Toi aussi, tu me manques.
— Oh mon bébé, comme je suis content de pouvoir te parler ! Est-ce qu’on va se revoir ? Est-ce qu’on sera de nouveau ensemble ?
La gorge serrée par les sanglots, Bernard avait toutes les peines pour articuler.
— Un jour oui ! Mais tu dois d’abord arrêter de ressasser le passé et continuer de vivre. C’est à cette condition qu’on pourra être réunis après.
— C’est tellement dur de vivre sans toi. Chaque jour, je dois trouver la force pour me lever, manger, espérant chaque soir que le lendemain matin, tu seras de nouveau à mes côtés. Je me sens tellement coupable, si seul et malheureux.
Une déferlante d’émotions envahissait chaque cellule du corps de Bernard et le faisait trembler comme une feuille. Il se sentait tellement heureux et tellement triste à la fois.
— Tu ne dois pas te laisser abattre ni te laisser ronger par la mélancolie. Je suis souvent à côté de toi et je ressens ta peine. Ne te sens pas coupable, c’est comme ça que ça devait se passer et pas autrement.
— Si j’avais été présent auprès de toi, j’aurais peut-être pu te sauver ! Sans cette dispute débile, tu n’aurais peut-être pas pris la voiture et on serait toujours ensemble !
« Li vî Bèr » fronça des sourcils, visiblement gêné par quelque chose.
— Tu n’aurais rien pu faire pour la sauver. Rien ! Son heure était arrivée, c’était son destin. Je… Elle t’attendra de l’autre côté et te supplie, pour elle, d’essayer d’être heureux et de la laisser partir. Elle doit rejoindre la lumière et ta tristesse l’enchaine ici. Il ne faut pas que… Non ! Ça suffit !
Robert lâcha les mains de Bernard et rouvrit les yeux brutalement. Il avait le souffle court et semblait très mal à l’aise.
— Que… qu’est-ce qui se passe ? demanda Bernard.
— Je… La communication est finie !
— Non ! Il faut recommencer ! Pitié ! J’ai encore tellement de chose à lui dire, à lui demander ?! Je vous en supplie ! Valérie ? Valérie ??!!
Bernard avait agrippé les mains de Robert et, la voix noyée de larmes, regardait en l’air en appelant sa défunte épouse. Il était dans le désarroi total. Il se sentait abandonné de nouveau.
Robert mit sa main sur son épaule et le fixa dans les yeux avec toute la bonté qu’il pouvait exprimer.
— C’est terminé mon ami, elle est repartie et ne reviendra pas.
— Je… Non… Ça ne se peut pas… dit-il en pleurant. C’était trop court ! J’ai tellement de choses à lui dire ! Tellement !
— Elle sait que tu l’aimes et c’est le plus important ! Allez, il faut que tu retournes chez toi à présent.
En état d’hébétude, Bernard se laissa reconduire à la porte d’entrée. En guise d’au revoir, Robert lui posa une dernière question.
— Dans cet accident de voiture, il y avait quelqu’un à côté d’elle ?
— Non, elle était seule… Pourquoi ?
— Pour rien… Tu ne dois plus revenir ici. Écoute mes conseils et vis en profitant de chaque instant. Tu as les réponses que tu attendais. Tôt ou tard, vous serez de nouveau ensemble mais, chaque chose en son temps… chaque chose en son temps... Adieu, Bernard.
*
Une semaine s’était passée depuis cette séance où il était entré en contact avec sa femme. Sur le moment, il avait été choqué et frustré avec tellement d’intensité qu’il avait eu envie de se suicider en prenant l’autoroute en sens inverse. Puis, les paroles bienveillantes de sa femme avaient surgi in extremis, lui ordonnant de profiter de la vie pour avoir la chance de la revoir dans l’au-delà.
Le traumatisme s’estompait et l’espoir d’un amour possible dans l’après-vie le rendait de plus en plus heureux. Jamais il n’aurait pu remercier Robert à sa juste valeur, lui qui ne lui avait même pas demandé une compensation monétaire pour sa prestation.
Aujourd’hui, ayant l’envie subite de quitter sa tanière et avoir des contacts sociaux, Bernard avait décidé d’aller sur le marché faire quelques achats. Il descendait la rue à pied avec un cabas en tissu. Il fredonnait joyeusement. Une jolie jeune femme aux formes aguichantes allait croiser son chemin sur le trottoir. Elle tirait un caddie à commissions. Aucun doute, elle revenait du marché situé deux rues plus loin.
À quelques mètres, elle lui fit un grand sourire, qu’il rendit avec politesse.
— Faites attention, monsieur, votre lacet est défait ! dit-elle en montrant du regard les pieds de Bernard.
— Je vous remercie, mademoiselle.
Ils échangèrent un moment de complicité en se croisant, avant de poursuivre chacun leur chemin.
*
— Asseyez-vous, madame, je vais prendre votre déposition. Pouvez-vous me décrire les faits ?
— J’ai croisé cet homme en haut de la rue Jon Fosse. J’ai vu que ses lacets de chaussures étaient défaits. Je lui ai fait la remarque. Il m’a répondu merci avec un sourire, sans s’arrêter. Quelques instants plus tard, j’ai entendu un choc et un bruit de frein. Je me suis retournée et l’homme était au sol dans une mare de sang.
— Vous avez vu le véhicule ?
— Oui, oui, c’était une petite voiture verte qui venait de la rue… Patriarche je crois.
— Avez-vous remarqué autre chose ?
— Le conducteur est sorti de la voiture pour aider le monsieur mais c’était trop tard déjà.
— Bien ! Je vous remercie madame. On a vos coordonnées au cas où.
La jeune femme sortit de la gendarmerie pour aller rejoindre son compagnon sur le parking.
— Sophie !? Sophie ! Je suis là !
Il remuait le bras, sa voiture était cachée derrière une estafette.
— Comment c’était ? continua-t-il.
— Bof, j’ai juste expliqué ce que j’ai vu. Ce pauvre gars avait l’air tellement joyeux et plein de vie. C’est fou ce que ça va vite. Un moment t’es là, l’instant d’après, t’es parti…
*
Robert reconnut de suite le visage de Bernard dans la rubrique des faits divers. Il eut une pensée heureuse pour lui : il avait enfin ce qu’il désirait le plus au monde. Il se souvint de ce que sa défunte femme lui avait montré dans son esprit.
C’est l’instinct de Valérie, provoquant inconsciemment une dispute, qui avait sauvé son mari car il devait mourir avec elle ce jour-là. Cependant, malgré la protection d’un esprit aimant, on n’échappe pas indéfiniment à son destin.
En lisant les détails des circonstances de sa mort, « li vî Bert » était bien certain d’une chose. Dès que les vivants acceptent la mort de leurs proches, ceux-ci s’éloignent, apaisés. Ne bénéficiant plus de la protection de Valérie, Bernard avait été rattrapé par la mort. D’une âme tourmentée dans le désir de protéger son mari et d’un homme tourmenté par la disparition de sa femme, ils étaient à présent libérés et de nouveau réunis.
Satisfait d’avoir contribué au rétablissement dans l’ordre des choses, Robert se dirigea vers la laiterie en sifflotant.
FIN
ou en PDF ici http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Un-ange-est-parti-daniel-g...
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